Frappé d'une véritable damnatio memoriae en raison de son engagement collaborationniste sous l'Occupation, Abel Bonnard fut pourtant un écrivain brillant et un penseur original en matière de culture et d'éducation.
Abel Bonnard naît à Poitiers le 20 décembre 1883, fruit des amours du comte Joseph-Napoléon Primoli descendant, par sa mère, de Joseph Bonaparte, et de Pauline Benielli, fille d'un médecin réputé et d'une riche propriétaire d'Ajaccio. Ne pouvant épouser le père de son enfant à venir, Pauline Benielli se résolut à un mariage de raison avec Ernest Bonnard, directeur des établissements pénitentiaires de la Vienne, qui reconnut l'enfant.
Entre classicisme et germanisme, un grand voyageur
Après des études à la Sorbonne et à l'Ecole du Louvre, Abel Bonnard, travaillant au Figaro et au Journal des Débats, publie des recueils de poèmes : Les Familiers (1906), bestiaire en vers qui aurait inspiré à Rostand son Chantecler, Les Royautés, sur fond de mythologie grecque (1908), Les Histoires (1908), puis des romans psychologiques de caractère stendhalien : La vie et l'amour (1913) et Le palais Palmacamini (1914).
Réformé en 1914, il sert tout de même à sa demande, sur le front champenois (1914-11916), puis en mer, à Brindisi (1916-1918).
Ses œuvres les plus connues seront des essais : La vie amoureuse d'Henri Beyle (1926), L'Enfance (1927), L’Amitié (1928), Saint-François d'Assise (1929), Savoir aimer (1937), L'amour et l'amitié (1939). Sa vocation de moraliste l'inscrit dans la grande tradition du classicisme français. Mais il se découvre aussi une sensibilité germanique. Trente ans après Taine, il découvre les limites de l'esprit classique français : ignorance de la réalité concrète : résumé en maximes sommaires des vicissitudes de l'âme, conception universelle et trompeuse de l'homme, empire absolu de la raison. Mais il reste trop français pour se convertir à une Weltanschauung germanique. En réalité, il conçoit le classicisme français et le germanisme comme les deux composantes de la civilisation européenne et souhaite un rapprochement entre la France et l'Allemagne.
Fêté dans les salons, il accomplit, en 1920-1921, un long périple qui le mène en Amérique du nord, en Asie et en Afrique. La Chine l'émerveille, et il en tire un livre, En Chine (1924), couronné par l'Académie Française. En 1923, il entreprend un nouveau voyage en Europe, en Afrique du nord et au Proche-Orient. De ses voyages, il tirera plusieurs livres : Au Maroc (1927), Océan et Brésil (1929), Rome (1930).
Abel Bonnard flétrit la société contemporaine, à l'économisme destructeur des identités, fondée sur l'idolâtrie du savoir au service d'un idéal égalitaire. Et l'Ecole républicaine est la matrice, la dispensatrice de cet idéal fallacieux. Tel est le thème de l’Eloge de l’ignorance (1926), opuscule de soixante pages, son premier livre politique.
Bonnard voit la cause de cette situation dans le triomphe d'un faux humanisme démocratique et libéral qui affecte, toutes les classes, tous les individus, même ceux qui s'en instituent les contempteurs; telle L’Action française, dont bien des membres sont des républicains d'éducation et d’habitude, des modérés, des conservateurs à la de Broglie. Aussi Bonnard prend-il ses distances avec L’Action française, qu’il a longuement fréquentée. Il a compris que l’aggiornamento des idées réactionnaires à partir des acquis de la pensée moderne aboutissait à leur altération par acculturation aux normes éthiques de l'élite bourgeoise issue de 1789.
Pour une Europe aristocratique et socialiste
Bonnard appelle de ses vœux la formation d'une nouvelle droite dotée d'une vision européenne de la civilisation, ayant une notion plurielle de l'élite, fondée sur la valeur personnelle, le sens moral, la capacité à agir et la sensibilité artistique, expurgée des pesanteurs socio-culturelles.
Ses modèles, il les trouve chez nos voisins transalpins et transrhénans. Il admire le fascisme et le national-socialisme, qui concilient grandeur nationale et politique sociale, et adjoignent à l'élite traditionnelle de la naissance et de la connaissance, une élite de la culture de l'énergie vitale et de l'action. Il devra attendre 1936 pour découvrir en Jacques Doriot le sauveur providentiel. Il devient un des collaborateurs intellectuels de Doriot, à partir de 1937, aux côtés de Paul Marion, Alfred Fabre-Luce, Bertrand de Jouvenel(1). Abel Bonnard vient alors tout juste de publier Les Modérés, Le drame du présent, au printemps de 1936, critique de la droite parlementaire française. Membre de l'Académie Française depuis 1932(2), il rencontre Alfred Rosenberg (30 avril 1937), obtient de Hitler un entretien à Berlin (4 mai 1937), reçoit la cinéaste Leni Riefenstal, (21 janvier 1938), se lie avec Otto Abetz. Ses maîtres à penser s'appellent désormais Spengler, Évola, Gobineau, Alexis Carrel, Georges Sorel. Il correspond également avec Ernst Jünger. Il est partisan, comme Drieu La Rochelle (Socialisme fasciste, 1934) et Alphonse de Châteaubriant (La Gerbe des Forces, 1937) d'une Europe des nations à la fois aristocratique et socialiste animée conjointement par l'Italie fasciste, l'Allemagne nationale-socialiste et une France rénovée par Doriot et le PPF. Aussi, lors de la guerre d'Ethiopie, prend-il résolument parti en faveur de l'Italie et signe-t-il le manifeste des intellectuels français « Pour la défense de l'Occident et la paix en Europe ». Dès mars 1936, il forme, avec Thierry Maulnier, Jean-Pierre Maxence, Lucien Rebatet et autres, un « Comité de vigilance contre la guerre » qui vise à préserver l'alliance diplomatique franco-italienne scellée à Stresa (avril 1935).
Après la défaite de 1940, Bonnard se rallie à l'Etat Français malgré ses réserves à rencontre du maréchal Pétain. Il écrit dans La Gerbe, Le Petit Parisien, Je suis partout, et publie deux ouvrages en 1941 : Des jeunes gens ou une jeunesse ? et Pensées dans l’action. Il co-préside la section littéraire du groupe Collaboration, fondé par Châteaubriant. Il est l'un des écrivains français invités pour un séjour culturel en Allemagne, du 5 au 26 octobre 1941. En 1942, il intégrera le comité de parrainage de la LVF. Dans ses écrits, il expose sa conception, nationaliste et socialiste, de la Révolution nationale.
L’éducation selon Abel Bonnard
Le retour de Laval au pouvoir permet à Bonnard de devenir, grâce à l'appui de ses amis de Pans et de l'Occupant, ministre secrétaire d’Etat de l’Education nationale. Il sera le dernier ministre de l'éducation de Vichy, et celui qui restera le plus longtemps en fonction : du 18 avril 1942 au 19 août 1944 Nous avons dit les critiques d'Abel Bonnard à l’égard de l’école républicaine.
Elle diffuse un savoir fait de notions spécieuses et tronquées agencées suivant des idées reçues aberrantes, et transmis par des maîtres demi et faux savants dont le bagage se ramène à un stock d'informations brutes privées de l'éclairage de la réflexion et de la culture.(3) Elle produit des maîtres et des citoyens qui « croient à la science sans rien savoir »(4), pensent que l'univers s'explique par le « jeu des forces les plus grossières » (5) et disposent d'une instruction indigente qui les incite à « oser parler de tout »(6). Elle provoque le délitement du corps social en suscitant en tout individu, un besoin d'affirmation fondé sur le maniement lourd de notions fausses et exprimé par des paroles creuses.
Comme Taine(7), Bonnard discerne la source du mal dès le XVIIe siècle. Au banc des accusés, le rationalisme cartésien, édifié autour du sujet clos sur lui-même exhalant son trop fameux cogito, et la trop fameuse méthode inductive-déductive. Cette philosophie a étayé l'étatisme déracineur, niveleur et uniformisateur et son pendant, l'individualisme, dont l'expression politique est la démocratie. Bonnard déclare, le 27 avril 1942, dans une allocution : « Parmi toutes ces idoles qu'il nous importe d'abattre, il n'en est aucune dont il soit plus urgent de nous débarrasser que Descartes qu'on a voulu nous présenter comme le représentant du génie français : il faut le faire passer par la fenêtre, » Descartes a ramené la métaphysique à la logique, a dévoyé la raison, et ainsi, a contribué à transformer le peuple français en une nation de sophistes, de rhéteurs, de ratiocineurs. Il est le précurseur direct des soi-disant "philosophes" du XVIIIe siècle et de leurs fausses "lumières" aveuglantes.
Aussi, Abel Bonnard, devenu ministre, s'attaque-t-il à l'encyclopédisme échevelé des programmes d'enseignement. Concernant l'enseignement primaire, il propose de leur substituer des programmes « simplifiés et concentrés » axés sur les seules connaissances élémentaires et conçus pour « embrasser moins, pour retenir davantage ».
D'une façon générale, Abel Bonnard préconise une véritable révolution pédagogique. Au rebours des principes et pratiques de la sélection méritocratique par des examens mettant en valeur la mémoire et l'accumulation du savoir, il défend un enseignement progressif adapté à chaque âge de la jeunesse et fondé sur la psychologie des élèves, elle-même liée à leur contexte familial et social ainsi qu'à leur développement physique et à leur santé. De ce point de vue, Bonnard emboîte le pas aux pédagogues d'avant-garde, qu'il s'agisse de Buisson, Dewey, Piaget, Wallon, et à la Commission de l’Ecole unique constituée en 1927 par Herriot. Il convient d'ailleurs de noter que Ludovic Zoretti, co-fondateur du groupe des Compagnons de l'Université nouvelle favorable à l'Ecole unique, longtemps militant socialiste, adhéra au RNP de Marcel Déat en 1941 et soutint Vichy et la politique scolaire d'Abel Bonnard. Comme Déat et autres, Bonnard estime que la fin de l'éducation consiste à produire des têtes bien faites plutôt que bien pleines. Et si, faute de compétence, il ne conçoit pas une pédagogie alternative à la pédagogie magistrale et sélective de l'Ecole républicaine, du moins il s'attache à alléger les programmes, à remettre en cause la tyrannie des examens, et à assigner à l'institution scolaire une autre fin que le dégagement d'élites purement intellectuelles par éliminations successives. Dès le 22 juin 1942, il émet une circulaire destinée à lutter contre le surmenage scolaire, que n'auraient pu, en toute objectivité, désavouer les partisans de l’Education nouvelle. Il y déclare : « Bien loin de ne voir en eux [les élèves] que leur esprit considéré comme un meuble vide qu'on bourre en s’efforçant d'y entasser deux ou trois fois plus de choses qu'il n'en peut raisonnablement contenir, on considérera l’enfant tout entier dans sa nature morale, intellectuelle et physique, dans sa personne authentique de petit Français : au lieu d'abuser de ce que la mémoire des enfants a de prompt, sans prendre garde à ce qu'elle a d'infidèle, on se rappellera qu'ils n'ont vraiment appris que ce qu'ils assimilent. »(8) L'éducation consiste à former l'intelligence, non à l'encombrer.
De la même manière, l'examen doit jouer un rôle éducatif, d'orientation, non (exclusivement) de sélection. Dans cette même circulaire, Abel Bonnard déplore que l'examen exerce sur l'enseignement « une tyrannie dégradante », s'impose comme « la seule justification des études », et réduise ces dernières à « un fatras de connaissances qu'ils [les élèves] doivent se fourrer momentanément dans la tête pour les oublier par représailles aussitôt l'examen passé »(9) Pierre Giolitto, qui cite ce passage, ne manque pas de relever l'analogie entre la critique bonnardienne des examens et celle de Jean Zay, le ministre de l'Education nationale du Front Populaire.
L'enseignement nouveau dont Bonnard se veut le maître d'oeuvre, doit donc préparer les jeunes à l'épreuve de la vie, sous tous ses aspects.
Bonnard demeure fidèle à l'opinion qu'il exprimait dans Les Modérés (1936) : l'intelligence n'est pas tout, et « l'homme a bien d'autres façons de valoir son prix »(10) Il n'existe pas une intelligence, mais des intelligences, variées, innombrables, équivalentes, égales en dignité et en importance. Il existe divers types d'intelligences, et chacun d'eux a son élite. De ce fait, l'élite elle aussi est plurielle. Il n'existe pas une élite unique, celle des plus beaux fleurons de l'Université et des grandes écoles, mais des élites.
« Une image nouvelle de l'homme exige un système scolaire nouveau », déclare Bonnard le 17 septembre 1942. Cet enseignement nouveau sera diversifié il fera une place plus grande au travail manuel (dans les écoles et les collèges) et aux enseignements techniques et professionnels de tous niveaux. Surtout, il donnera aux jeunes une éducation civique et sportive et éveillera en eux le goût de l'action et des responsabilités au sein d'une Europe remodelée selon des principes nouveaux. Par une circulaire du 13 mai 1942, le ministre exhorte les enseignants à convaincre leurs élèves de l'obligation d'une adhésion morale au nouvel ordre européen qui s'édifie sous la direction de l'Allemagne.
La fuite et l’opprobre
À la fin août 1944, Abel Bonnard quitte la France. Il fait partie du gouvernement fantôme de Sigmaringen. Le monde s'effondre autour de lui. Doriot, son héros, est tué le 22 février 1945 ; sa mère s'éteint près de lui le 4 mars. Le 2 mai, Bonnard part pour l'Espagne à bord d'un vieil aéroplane qui emmène Laval, son épouse et Maurice Gabolde, Garde des Sceaux. Le 4 juillet, la Haute Cour de Justice le condamne à mort, à la dégradation nationale à vie et à la confiscation de tous ses biens. Enfin, une ordonnance du 26 décembre décide de sa radiation de l’Académie Française.
Abel Bonnard va vivre encore vingt-trois ans. Pauvre, habitant une petite chambre dans un immeuble vétusté de Madrid, il subsiste grâce à de rares articles de périodiques. Abattu, il veut pourtant se justifier publiquement. Aussi, revient-il en France en juin 1958. Il est arrêté, puis quelques heures après, remis en liberté tout en étant inculpé. Son procès devant la Haute Cour a lieu les 22 et 23 juin 1960. Les jugés concluent à l'inanité des charges retenues contre lui en 1945. Ils le condamnent à seulement dix ans de bannissement, une peine prescrite puisque prenant effet à compter du 2 mai 1945. Ils annulent la mesure de confiscation des biens et déclarent l'accusé fondé à réclamer une réparation matérielle à l'Etat. Mais Bonnard est un homme brisé. Il regagne donc son pauvre logis madrilène où il s'éteint le 31 mai 1968, âgé de 85 ans.
Paul-André Delorme Rivarol du 30 mars 2017
1) Cependant, il n'adhère pas au Parti populaire français (PPF).
2) Elu le 16 juin 1932, il est reçu sous la coupole le 16 mars 1933.
3) Eloge de l'ignorance, Hachette, 1926, p. 9-13.
4) Idem, p. 14.
5) Ibidem..
6) Idem, p. 24
7) Les Origines de la France contemporaine, Hachette, 1878-1894, tome I,L’Ancien Régime, Hachette, 1878.
8) Cité par pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, 1991, p. 93
9) Idem, p.94
10) Les Modérés. Le drame du présent, réédité. Ed. du Labyrinthe, 1986, p. 100
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire