vendredi 30 décembre 2016

Tacite et la naissance du mythe germanique

Le mythe germanique est ancien ; on le lie souvent aux invasions germaniques.
Nietzsche en parle très bien dans la Généalogie, I, 11 :
«  La méfiance profonde, glaciale, que l’Allemand inspire dès qu’il arrive au pouvoir — et il l’inspire une fois de plus de nos jours — est encore un contrecoup de cette horreur insurmontable que pendant des siècles l’Europe a éprouvée devant les fureurs de la blonde brute germanique (— quoiqu’il existe à peine un rapport de catégories, et encore moins une consanguinité entre les anciens Germains et les Allemands d’aujourd’hui). »
Mais si l’on veut comprendre le mythe germanique il faut relire Tacite. Il est le Maître. Je laisserai traîner du latin pour en inciter à s’y remettre (découvrez Remacle.org et Gutenberg.org sans négliger la traduction allemande de Paul Stefan).
Tacite, témoin du désastre de la civilisation romaine (comme Sénèque, Pétrone, Juvénal, tant d’autres, désastre si proche du nôtre) :
« Quant à la population, je suis porté à la croire indigène et moins mélangée qu’ailleurs par l’établissement ou le passage de races étrangères. Ipsos Germanos indigenas crediderim, minimeque aliarum gentium adventibus et hospitiis mixtos. »
Il frappe fort dès le début notre Tacite, et il maintiendra la pression jusqu’au bout dans ce poème en prose écrit à la gloire d’une race presque idéale.
«Ils ont un autre chant, appelé bardit, par lequel ils excitent leur courage, et d’où ils augurent quel succès aura la bataille ; car ils tremblent ou font trembler, selon la manière dont l’armée a entonné le bardit. Et ce chant semble moins une suite de paroles que le bruyant concert de l’enthousiasme guerrier. »
Il en remet une couche sur la pureté de cette race :
« Du reste je me range à l’avis de ceux qui pensent que le sang des Germains ne fut jamais altéré par des mariages étrangers, que c’est une race pure, sans mélange, et qui ne ressemble qu’à elle-même. »
Et là lisez bien le latin :
Ipse eorum opinionibus accedo, qui Germaniae populos nullis aliis aliarum nationum connubiis infectos propriam et sinceram et tantum sui similem gentem exstitisse arbitrantur:
Tacite accomplit sa description physique :
« De là cet air de famille qu’on remarque dans cette immense multitude d’hommes : des yeux bleus et farouches ; des cheveux roux ; des corps d’une haute stature et vigoureux pour un premier effort, mais peu capables de travail et de fatigues, et, par un double effet du sol et du climat, résistant aussi mal à la soif et à la chaleur qu’ils supportent facilement le froid et la faim. »
La richesse chez les Germains est dans le troupeau :
« On aime le grand nombre des troupeaux ; c’est la seule richesse des Germains, le bien qu’ils estiment le plus. Les dieux (dirai-je irrités ou propices ?) leur ont dénié l’or et l’argent. »
Leur société parfaite est élitiste et égalitaire :
« Dans le choix des rois, ils ont égard à la naissance ; dans celui des généraux, à la valeur : et les rois n’ont point une puissance illimitée ni arbitraire ; les généraux commandent par l’exemple plus que par l’autorité. S’ils sont actifs, toujours en vue, toujours au premier rang, l’admiration leur assure l’obéissance. »
On n’obéit qu’au chef digne. Les décisions importantes sont collectives.
Tacite fait allusion à la puissance des bois sacrés :
« Ils ont des images et des étendards qu’ils tirent de leurs bois sacrés et portent dans les combats (effigiesque et signa quaedam, detracta lucis, in proelium ferunt). »
Il poursuit sur le caractère sacré des bois : 
« Ils consacrent des bois touffus, de sombres forêts ; et, sous les noms de divinités, leur respect adore dans ces mystérieuses solitudes ce que leurs yeux ne voient pas. lucos ac nemora consecrant, deorumque nominibus appellant secretum illud, quod sola reverentia vident ».
Il explique pourquoi au combat les germains sont redoutables.
« Mais le principal aiguillon de leur courage, c’est qu’au lieu d’être un assemblage formé par le hasard, chaque bande d’hommes à cheval, chaque triangle d’infanterie, est composé de guerriers unis par les liens du sang et de la famille. »
Enfin on comprend comme Siegfried le chant des oiseaux :
« …car on sait aussi, chez ces peuples, interroger le chant et le vol des oiseaux. Un usage qui leur est particulier, c’est de demander même aux chevaux des présages et des révélations. »
Mais Tacite est fasciné aussi par la condition féminine ici :
« Aussi vivent-elles sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les mœurs, loin des festins qui allument les passions. Hommes et femmes ignorent également les mystérieuses correspondances. Très peu d’adultères se commettent dans une nation si nombreuse, et le châtiment, qui suit de près la faute, est abandonné au mari. »
On est loin du beau sexe, du maquillage et du vain marivaudage. La femme chasse même avec le mari.
« La même chasse nourrit également les hommes et les femmes : car celles-ci accompagnent partout leur mari, et réclament la moitié de la proie. Idemque venatus viros pariter ac feminas alit. Passim enim comitantur, partemque praedae petunt. »
Elles interviennent du coup dans les batailles ces femmes :
«On a vu, dit-on, des armées chancelantes et à demi rompues, que des femmes ont ramenées à la charge par l’obstination de leurs prières, en présentant le sein aux fuyards, en leur montrant devant elles la captivité, que les Germains redoutent bien plus vivement pour leurs femmes que pour eux-mêmes. »
Evidemment la femme a une dimension sacrée et initiatique :
« Ils croient même qu’il y a dans ce sexe quelque chose de divin et de prophétique (Inesse quin etiam sanctum aliquid et providum putant): aussi ne dédaignent-ils pas ses conseils, et font-ils grand cas de ses prédictions. »
Il semble bien que notre maître Tacite, témoin lucide de l’effondrement moral du grand peuple romain, ait regardé d’un œil admiratif cette race sublime épargnée par la civilisation ; et qu’il ait comme célébré un univers parfait avec un peuple magique.

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