Avec l'annonce toute récente de la participation de Vincent Peillon à la Primaire socialiste, le spectre de la sixième République revient. En effet, Peillon, avec Arnaud Montebourg qui avait créé en 2001 « La convention pour la VIe République », est un des théoriciens de la sixième République ; idée reprise d'ailleurs par Jean-Luc Mélenchon(1).
Les prélats et les gardiens du temple de la République, depuis une quinzaine d'années, s'agitent pour, peut-être inconsciemment, sauver leur "religion", leurs temples, leur contre-église dont les bases s'effritent, auxquels plus personne ne croit... Car si en apparence il s'agit d'une transformation des institutions et de leur fonctionnement(2), au fond, par là, c'est bien une croyance religieuse qu'ils veulent régénérer avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'avec sa mort elle n'entraîne celle de la République que leurs pères spirituels ont eu tant de mal à édifier. Trop peu d'intellectuels contemporains et adversaires de la République se sont penchés sur son histoire "religieuse" et aucun n'a saisi qu'il fallait analyser la Révolution et ce qu'elle a engendré, à savoir la République, en historien des religions. Car toute l'histoire de la révolution et du républicanisme est celle de fanatiques, apprentis prophètes, qui ont essayé, tout en chassant l’Église, d'édifier une religion avec son organisation et ses temples.
Aujourd'hui, si la République vacille, c'est parce que la religion qui la sous-tend s'effondre.
En quête d’une religion dès 1789 : un anticléricalisme religieux
Les Révolutionnaires, dans l'imaginaire collectif, ne sont connus que comme des antireligieux, des athées n'ayant comme projet que de détruire la religion. Or, la réalité est plus complexe. Ils étaient, comme les philosophes des Lumières, matérialistes, sceptiques et anticléricaux mais pas antireligieux, dans le sens où leur projet n'était pas de détruire la religion au sens large du terme, mais de détruire le Catholicisme en particulier et de fonder à sa place, sur ses ruines, une nouvelle religion. Nous avons en fait affaire à des fanatiques d'une religion au caractère occulte.
Le républicain et socialiste Pierre Leroux (1797-1871), auteur de L'encyclopédie nouvelle, fait remarquer que si Voltaire fut d'abord un critique du passé dont l'œuvre principale ne fut pas de fonder mais de détruire, il fut toutefois, dans cette œuvre même utile, car pour Pierre Leroux, Voltaire est « l'Antéchrist nécessaire »(3).
Un des grands spécialistes de l'histoire de la laïcité, le socialiste Vincent Peillon, qui vient de déclarer sa candidature à la primaire socialiste, le dit très clairement, l'idée que la République est areligieuse est une idée fausse. Très tôt après l'échec de la Constitution civile du clergé, voté en juin 1790, les jacobins, inquiets du mouvement des prêtres réfractaires et de l'importance, en vis-à-vis, du mouvement anticlérical, ont mis en œuvre l'idée d'un « culte civique » et d'une « religion de l'avenir ». La fête des Fédérations (premier anniversaire de la prise de la Bastille fêté le 14 juillet 1790) apparaît à Jules Michelet (1798-1874) comme le moment d'émergence d'une religion révolutionnaire, « la première manifestation d'émergence de cette religion révolutionnaire, la première manifestation de la foi nouvelle »(4).
L'on peut dire que les premiers révolutionnaires à avoir forgé un début de religion pour la République sont les jacobins ; ils formaient une nouvelle Eglise et édifiaient une théologie. Le philosophe français Paul Janet (1823-1899) dira à leur propos : « Les Jacobins se trouvaient investis du rôle qui semblait ne devoir appartenir qu'à l'Eglise, à savoir le rôle de décréter infailliblement le dogme du devoir social... Avec eux la Révolution devient un dogme. »(5)
Et pour cause, un des théoriciens de la religion de la République est un membre du club des Jacobins, Junius Frey, juif, frankiste, petit cousin de Jacob Frank, et qui, à la demande de ses camarades, rédige un livre dans lequel il théorise les fondements théologiques (en fait kabbalistiques) de la démocratie et de la République. L'ouvrage a pour titre Recherches sur quelques matières principales de la Philosophie Sociale (1793). L'on retrouvera, sous la IIIe République, des éléments de la kabbale dans cette religion qu'est la laïcité…(6)
La laïcité, explique Vincent Peillon, est un mouvement entamé en 1789, celui de la recherche permanente de la religion qui pourra réaliser la Révolution comme promesse politique, morale, sociale, spirituelle. Il faut pour cela une religion universelle : ce sera la laïcité. Il lui faut aussi, dit-il, son temple ou son église : ce sera l'école. Enfin, il lui faut son nouveau clergé : ce seront les « hussards noirs de la République »(7) (les enseignants sous la IIIe République).
Le protestantisme libéral comme religion de la République
Les bégaiements de l'histoire révolutionnaires qui se traduisent par la période napoléonienne - bien que Napoléon joue un rôle dans l'expansion hors du territoire français de l'esprit révolutionnaire -, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République, le Second Empire, vont être perçus, à raison, par les Républicains, comme un problème dont le fond est religieux. Ils comprendront très vite que ce qui empêche la République de s'installer pour de bon c'est l'absence d'une religion complète qui peut soutenir le régime politique. Pierre Leroux (1797-1874) est celui qui - dès le lendemain de la chute de Charles X qui sonne la fin de la Restauration -, entre 1831 et 1841, va inaugurer la nouvelle religion de la République que l'on retrouvera chez les deux grands artisans de la laïcité, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès(8).
Pierre Leroux, qui s'adresse à ceux qui veulent établir une république sans religion, explique que : « La société sans religion, c'est une pure abstraction que vous faites, car c'est une absurde chimère qui n'a jamais existé. La pensée humaine est une, et elle est à la fois sociale et religieuse, c'est-à-dire qu'elle a deux faces qui se correspondent et s'engendrent mutuellement. À telle terre répond tel ciel ; et réciproquement, le ciel étant donné, la terre s'en suit. »(9)
La religion que propose Leroux n'est ni catholique, ni protestante ni robespierriste il prône une religion propre à la Révolution, une religion universelle, religion de l'Humanité, des droits de l'homme comme nouvel évangile, le tout emprunt de socialisme.
Mais dans la même période, l'on voit émerger d'autres penseurs républicains qui proposent un christianisme réformé en guise de religion de la République, comme Claude-Henri de Rouvroy Saint-Simon (1760-1825) qui propose, pour préparer la société future, de propager des croyances communes, supérieures aux croyances catholiques : un dogme plus large que le dogme catholique ; car, comme nombre de républicains, il pense qu'il ne suffit pas de critiquer et de détruire(10). C'est le cas aussi de Pierre-Simon Ballanche (1776-1847) qui établit une parfaite continuité entre l’Évangile et la Révolution, le sens révolutionnaire de l’Évangile. Pour lui, l'enseignement de Jésus, c'est l'égalité des hommes, l'abolition des castes et le refus de la théocratie. Il explique que la seule façon de sauver la Révolution, de lui donner un sens, de ne pas en rester aux ruines, à la violence ou à la vengeance, de ne pas sombrer dans l'apologie des sacrifices, des guerres, du sang, du bourreau, c'est de lui donner un sens providentiel, religieux, d'en faire une ère nouvelle. Ce qu'il propose c'est d'écrire la religion de cette nouvelle époque de l'esprit humain, caractérisée par la « confrontation générale », l'égalité de tous les hommes(11).
Après 1848, Edgar Quinet (1803-1875) et toute une génération ne croient plus en la possibilité de démocratiser le Catholicisme(12). Alors, à défaut de pouvoir formater le Catholicisme pour le mouler dans la République et en faire la religion du régime, une partie des républicains ira chercher dans le protestantisme libéral et aussi dans un gnosticisme chrétien, les éléments de la religion de la "liberté" idéale.
C'est ce qui expliquera pourquoi un certain nombre de protestants vont occuper des postes importants dans les débuts de la Troisième République. Vincent Peillon explique qu'il y a une surreprésentation des protestants chez les responsables républicains : « Par rapport à leur poids dans la population française, moins de 2 %, on peut donc considérer qu'il y a surreprésentation des protestants chez les responsables républicains : entre 1871 et 1914, de 6 à 8% des ministres, 12 % des sénateurs inamovibles, 9 % des sénateurs éligibles en 1885 », par ailleurs, ajoute Vincent Peillon « Louis Blanc, Edgar Quinet, Jules Ferry, Ernest Renan ont tous épousé une protestante. On ne peut contester une influence morale, idéologique et spirituelle, qui est aussi liée à l'ouverture des protestants français sur l'Allemagne, les États-Unis et les autres peuplés nordiques. »(13)
La religion de la IIIe République
Depuis 1789, et ce pendant près d'un siècle, les républicains ne cesseront d'essayer de trouver et de fabriquer, avec des éléments composites, une religion pour le régime. Et la formule est finalement trouvée sous la Troisième République.
Partant de son constat sur l'incompatibilité du Catholicisme avec la "liberté" (selon la conception républicaine) et l'impossibilité d'acclimater le protestantisme en France, Edgar Quinet propose de séparer la société ecclésiastique de la société laïque, l'Eglise et l'Etat. Et il propose une religion de substitution à travers l'école laïque : le christianisme universel qu'il appelle « le socialisme de l'humanité moderne ». Il veut forger des Christ républicains, forger en chaque élève un sauveur, celui par qui le salut peut se produire(14). Nous avons là une fusion entre protestantisme, panthéisme gnostique, avec en arrière-fond un messianisme kabbalistique prônant une action volontariste de l'Homme pour hâter la rédemption(15).
Edgar Quinet aura une forte influence sur Ferdinand Buisson (1841-1932), qui collabora avec Jules Ferry (1832-1893) et qui fut avec lui l'un des principaux théoriciens de la laïcité. Ferdinand Buisson est le co-fondateur et le président de la Ligue des Droits de l'Homme, le président de la Ligue de l'enseignement, le directeur de l'enseignement primaire de 1902 à 1906 et en 1905 président de la commission parlementaire chargée de la séparation des Églises et de l'État.
Ferdinand Buisson, qui est à l'origine un protestant, va chercher à concilier mysticisme, libéralisme et rationalisme. C'est ce qui, selon lui, permettra à la République de se doter d'une profondeur spirituelle qu'un rationalisme étroit, voire un scientisme, serait incapable de lui donner(16).
Il est celui qui va parachever cette longue recherche d'une religion républicaine ; il agrégera, pour forger la religion laïque, à la fois le rationalisme, mais aussi cette gnose chrétienne, à quoi il ajoute les éléments kabbalistique qui sont là, dans le code source de la République depuis 1793 avec le fameux traité de théologie-politique de Junius Frey.
C'est pour cette raison qu'il ne faut pas se méprendre sur l'essence de la laïcité que l'on nous présente comme une loi appliquant le principe de neutralité de l'État par rapport au fait religieux. Ferdinand Buisson lui-même prétend restaurer le christianisme originel, considérant le Catholicisme comme une trahison de l'essence du religieux. Lui et Saint-Simon attaquent le Catholicisme pour restaurer ce qu'ils considèrent être la vraie religion(17).
Ferdinand Buisson, nous explique Vincent Peillon, n'a jamais imaginé une laïcité qui puisse être indifférente. Pour Buisson il n'est pas question de neutralité, bien au contraire, son objectif est de fonder la laïcité sur la reconnaissance d'une transcendance, une religiosité, sous peine de laisser le champ libre à l'Église catholique et d'échouer dans sa tâche politique ; plus que cela, il croit qu'il ne peut y avoir de démocratie que religieuse.
D'ailleurs, Jean Jaurès, cette grande figure du socialisme et de la laïcité, disait que seul le néant est neutre ! La laïcité n'est pas neutre, elle est offensive, conquérante... ce sont les mots de Vincent Peillon(18).
L'action de Ferdinand Buisson lui vaut l'attaque d'un membre de l'Action Française, Georges Valois (1878-1945), qui comprend de quoi il retourne et qui écrit : « Mais le sombre et hypocrite fanatique qui administrait l'enseignement primaire, Ferdinand Buisson, empoisonnait secrètement, méthodiquement, tout le personnel de l'enseignement de ce déisme humain, et, sa tâche faite, il nous a livré son secret », Georges Valois cite alors Ferdinand Buisson qui écrit : « Il n'y a pas de choses divines qui ne soient humaines. C'est au cœur de l'humanité que réside le divin. »(19)
Vincent Peillon, dans un excès de franchise, écrit : « Il nous découvre aussi la raison pour laquelle la laïcité a besoin de se faire passer pour une religion. C'est une raison, en définitive, politique. Cela ne doit pas nous étonner dès lors que le religieux détermine tous les autres ordres, ce que Buisson, disciple de Quinet, avait bien compris. C'est pour asseoir une "domination temporelle" que le "déisme humain" a été élevé au rang de "religion officielle de l'Etat". La religion de Buisson est d'abord une religion démocratique. Le sombre et hypocrite fanatique s'est toujours servi du masque de la religion pour séduire les masses, pour les convaincre de choisir la démocratie qu'elles n'auraient jamais choisie si elles n 'avaient été ainsi abusées. »20
Comprenez donc que ce qui se joue depuis 1789 jusqu'à nos jours et demain encore, ce n'est pas une lutte bassement politique, entre la gauche et la droite, entre socialisme et libéralisme, mais une guerre hautement religieuse dont découle tout le reste. Il s'agit donc, pour la combattre efficacement, d'identifier l'essence de cette religion occulte de la République et ses finalités eschatologiques.
Jean Terrien. Rivarol du 15 décembre 2016
2) La VIe République en six principes, Le Figaro, 04/05/2013 : http ://www.lefigaro.fr/ politique/2013/05/04/01002-20130504ART-FIG00271-la-vie-republique-en-six-principes. php#
3) Dans : Vincent Peillon, Une religion pour la République, Seuil, 2010, p. 52.
4) Vincent Peillon, op. cit., p. 65.
5) Paul Janet, Philosophie de la Révolution française, p. 67,60. Cité par Vincent Peillon, op. cit., 79.
6) Vincent Peillon, op. cit., p. 261.
7) Vincent Peillon, op. cit., p. 48.
8) Vincent Peillon, op. cit., p. 81.
9) Cité par : Vincent Peillon, op. cit., p. 79.
10) Vincent Peillon, op. cit., pp. 77-78.
11) Vincent Peillon, op. cit., p. 74.
12) Vincent Peillon, op. cit., p. 86.
13) Vincent Peillon, op. cit., p. 119.
14) Vincent Peillon, op. cit., pp. 140-141.
15) Voir : Youssef Hindi, Occident et Islam : sources et genèse messianiques du sionisme, Sigest, 2015.
16) Vincent Peillon, op. cit., pp. 153-154.
17) Vincent Peillon, op. cit., p. 174.
18) Vincent Peillon, op. cit., p. 193.
19) Georges Valois, La Religion de la laïcité. L'enseignement de la morale à l'école laïque, Paris, Librairie de l'Action française, 1925, p. 62.
20) Vincent Peillon, op. cit., p. 196.
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