mercredi 19 octobre 2016

Pour Bernanos, le royaume passait avant l'Etat

     51AUlFYQsRL.jpgAvec mon idéal de l'écrivain - une vie en discorde avec le siècle, une œuvre à peu près en harmonie avec la littérature - je ne pensais aucun risque. (Qui se serait targué de n'y pas souscrire ?) Sauf celui-ci : de ne pouvoir consentir à tous ceux qui s'en réclamaient, de bonne foi et avec une volonté droite, le même capital de sympathie. Sympathie au sens étymologique : sentir et même souffrir avec. Des souvenirs plus profonds, une mémoire plus proche commandaient en moi, prédestinant ce qui me donnait la meilleure impression d'y obéir, déshéritant le reste. Gracq et Cioran, monuments classés, points de repère pour touristes littéraires amateurs de curiosités archéologiques. C'était encore une chance d'un choix estimable ; ce n'en était déjà plus une de n'avoir raison qu'avec eux. J'avais des préférences qui me touchaient davantage ; mon instinct les appelait et je récitais leurs noms comme le poème des châteaux et des cités royales, Bernanos, Giono, Anouilh, Aymé.
     Les habiles souriaient de l'éloquence bernanosienne et s'inquiétaient de l'esprit libertaire qui fermentait dans ses textes. Ils le trouvaient brouillon, confus, infréquentable. Mauriac ne lui pardonnait pas ses goguenardises polémiques. Sartre n'avait douté que de la liberté romanesque des personnages de l'illustre Girondin. Bernanos abattait sur cette œuvre une trique d'énergumène : il disait qu'elle répandait une persistance odeur de cabinet et qu'elle débauchait dans des sacristies borgnes des paroissiennes provinciales. Un pareil forcené ne pouvait qu'être un fol vomissant sans dégoût en pochard et son désespoir en nihiliste. Mauriac fit courir ce bruit au nom de la prudence du catholicisme bourgeois. 
     Du côté des athées, Bernanos n'était pas mieux pourvu. Toutes sortes d'enfantillages les révulsaient. Quand même ! Bernanos croyait au diable, à la réversibilité des mérites, à la résurrection des corps et à quelques autres babioles théologiques, dénonçait la présence du mal comme le Dostoïevski des Possédés, consacrait des curés de campagne souffreteux en héros modernes, s'émerveillait de la sainteté de Jeanne d'Arc, et - summum de l'infamie - criait : "Vive le roi !" Ce fort en gueule, empêtré dans ses anachronismes et son délire, n'était qu'un raseur - rien d'autre, rien de plus. 
     Les démocrates-chrétiens, qu'il méprisait - c'était pour lui des hypocrites bordeleux-, avaient bien tenté de l'annexer à la faveur du malentendu des Grands cimetières sous la lune. Bernanos ne s'était pas laissé travestir en militant silloniste, il avait dépiauté les progressistes chrétiens, prophétisant que le dernier marxiste de la république laïcarde serait un prêtre breton. Comme il le proclamait : ces gens-là, bande fourbue à l'arrière-garde de l'intelligence, ne l'auraient pas vivant. Nul -ni Albert Béguin, ni le comte de Paris, ni même de Gaulle - ne parvint à le colloquer. Ce n'était pas Franco qu'il haïssait : c'était la politique moderne, la religion de l’État, l'individualisme larvaire, et ce nouvel opium du peuple, la mystique égalitaire.
     Du même mouvement, il s'était séparé de la droite d'Action française parcequ'il avait soupçonné que, pour elle, l’État était une fin en soi, quelque chose qui tenait lieu de tout au légiste Maurras et à son positivisme contre-révolutionnaire. Bernanos ne faisait pas de politique, c'est-à-dire organiser tant bien que mal la société en fonction de la loi élémentaire de l'espèce. Ce qu'il voulait, contre une démocratie avilie par la consommation effrénée et contre la dictature qu'elle engendrait, c'était de refaire une civilisation. 
     Son royalisme littéraire, ébloui par un génie d'enlumineur lyrique (le bon roi, indulgent aux faibles, impitoyable pour les forts, gardien de la justice, de l'honneur, voire de l'honneur de l'honneur), renvoyait à une image, elle aussi idéalisée, de l'ancienne France. La rhétorique de Maurras l'avait un moment impressionné, sans jamais l'émouvoir. Elle parlait trop à l'intelligence abstraite, pas assez au cœur, invoquait on ne savait quelle raison nationale pour la sauvegarde de laquelle tous les sophismes de la politique machiavélique étaient à l'avance admis. Le roi selon Maurras ne se concevait que dans le XVIIe siècle de Richelieu : avant d'être un royaume, la France était un État. Pour Bernanos, réfugié dans le Moyen Age de Saint Louis, c'était l'inverse : le royaume passait avant l’État. La rupture était inévitable.
     Écartelé entre deux pulsions extrêmes et contradictoires - faire face et foutre le camp - Bernanos feuilleta toute sa vie, sous le regard de quelques-unes de ses figures votives, l'album de la sainteté et de l'héroïsme français. Il était bien cet écolier, penché sur ses livres d'histoire - dont il évoqua le souvenir dans la fabuleuse préface de La Grande Peur des bien-pensants - qui écoutait monter la rumeur glorieuse dont la race berçait les siens. La chevalerie lui collait à la peau. Il ne pensait qu'à elle, pour dominer la peur qui le ravageait ; il remettait à la douce pitié de Dieu sa colère de rebelle et sa détresse d'enfant humilié. Toute une imagerie d’Épinal, qui témoignait pour le mode de vie d'un ordre aboli, tressautait dans ses livres et parfois les égarait. Il se fia à son dégoût pour rester fidèle à ses nostalgies, jeta l'anathème sur les idolâtres du nombre pour sauver du naufrage ses illusions de réfractaire, soucieux, dans la hantise d'une agonie sans fin, de changer la vie moderne, de la restituer aux hiérarchies tutélaires d'autrefois. 
     Peut-être s'exilait-il par amour du royaume de France ; mais le scandale de sa vérité fut, pour Roger Nimier et pour moi à sa suite, la promesse d'un autre royaume, celui des insoumis dans la solitude de leur retraite, comme des protestataires sur leur barricade. Bernanos m'a immunisé contre le poison que la droite des rebouteux présente comme un remède de thaumaturge aux infections du siècle. Le maître de ma relève du matin, il l'est toujours à l'orée du soir. 
Pol Vandromme, Bivouacs d'un hussard

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