lundi 31 octobre 2016

Nouvelle Ecole N°65 : Les Lumières

Depuis maintenant plus de deux siècles, la Révolution française n’a cessé de mobiliser des passions contraires (approbation inconditionnelle ou rejet sans nuances), mais également peu fécondes : bibliothèque rose ou série noire. (…) En dépit de l’historiographie traditionnelle, la Révolution ne se résume pas à l’effondrement des valeurs d’Ancien Régime ou à la suppression des « corps » traditionnels. Comme l’ont bien montré Tocqueville, Taine et Renan, la centralisation révolutionnaire n’a fait qu’accentuer et systématiser la constante volonté de la monarchie administrée de réduire, dans les « pays d’élection » comme dans les « pays d’état », les autonomies locales pour se donner davantage de ressources et de forces. Après 1789, les prérogatives attribuées auparavant au roi ne sont pas supprimées, mais transférées à la nation. Gobineau est allé jusqu’à dire que la Révolution « a seulement développé tout ce qui se faisait avant elle, elle a été l’un des fruits de l’arbre planté par les rois ». Elle a achevé l’État que les rois avaient commencé à bâtir. (…)
photone31.jpgLa cause principale de la Révolution fut l’Ancien Régime, en l’occurrence une monarchie absolue devenue insupportable depuis au moins 1750, puis tombée entre les mains d’un souverain dépourvu de sens politique. Les Lumières et les sociétés de pensée n’eurent qu’à labourer un terreau déjà préparé. (…)
La Révolution ne se réduit pas non plus à un seul courant de pensée. On y constate au contraire au moins trois grandes influences, et qui ne s’accordent pas spontanément entre elles : celle des Lumières (le progrès, l’économie), celle de Rousseau (le peuple, la volonté générale) et celle de l’Antiquité (le héros, la « vertu »). La pensée des Lumières, associée à l’idéologie du progrès et à son rejet des « superstitions », est l’héritière du rationalisme de Descartes. Elle a conduit à l’instauration d’un régime parlementaire représentatif plus que d’une démocratie, tandis que la pensée de Rousseau a inspiré le nationalisme jacobin. La raison des Lumières, comme outil permettant à la pensée de se dégager de l’emprise de la nature sensible sans pour autant céder à la force du mythe, était en fait une forme de réflexion propre à la modernité capitaliste. Les promesses qu’elle inspirait n’ont pas été tenues : on n’a pas forcément raison quand on parle au nom de la raison. (…)
Au-delà de l’opposition artificielle entre le « moment 1789 » et le « moment 1793 », la Révolution française fut, tout comme la révolution américaine, à la fois une révolution idéologique et un extraordinaire condensé d’événements qui n’ont cessé de produire leurs effets par la suite. Sa nouveauté est à rechercher dans la restructuration volontaire de l’espace et du temps, dans la fête révolutionnaire par exemple, avec son transfert de sacralité (l’unanimisme de la Fête de la Fédération de 1790), dans le regain d’importance donnée à la notion de citoyenneté, dans la relative promotion du peuple. La patrie n’étant plus tant la terre des pères que la communauté politique des citoyens, c’est de la Révolution que nous avons hérité la notion politique de nation. Ce n’est pas à rejeter.
Au sommaire du numéro 65 de Nouvelle Ecole
• Attraction, sympathie et « doux commerce » dans la pensée des Lumières (Éric Maulin)
• Les Lumières contre la guerre civile (Marc Muller)
• L’historiographie des guerres de Vendée (Jean-Joël Brégeon)
• L’héritage intellectuel de la Contre-Révolution (Pierre de Meuse)
• Rousseau contre les Lumières (Alain de Benoist)
• La doctrine kantienne de la peine de mort (Francis Moury)
• Max Stirner, critique de la religion et des Lumières (Tanguy L’Aminot)
Et aussi
• Versailles, la grande synthèse de la culture occidentale (Yves Branca)
• Homère dans la Baltique (Felice Vinci)
• Les royaumes thraces – au-delà des légendes (Valeria Fol)
• Deux livres d’Alexander Jacob (Jean Haudry)

José Antonio Primo de Rivera : un portrait politique (entretien avec Arn...

La grande guerre 1914-1918 (1) : La guerre est déclarée - Documentaire H...

dimanche 30 octobre 2016

Affaire Lorànt Deutsch : quand les enseignants s'érigent en grands prêtres de l'Histoire

Deux professeurs d'Histoire ont mis leur veto à la tenue d'une conférence de Lorànt Deutsch. Philippe Delorme expose ici [Figarovox, 26.10] que si les enseignants considèrent ne pas devoir « faire aimer la France » - « position surprenante » - ils ne doivent pas transformer son histoire en « cauchemar national ». Il a raison.  LFAR
« Nous ne sommes pas là pour faire aimer la France à nos élèves ». Telle est la déclaration surprenante que viennent de faire deux professeurs d'Histoire de Trappes, dans les Yvelines. Ils cherchaient par là à justifier leur veto à la tenue d'une conférence de Lorànt Deutsch dans leur ville. Accusé de trop aimer « les rois et les grands personnages », le comédien s'est donc vu interdire l'accès de cette cité de la banlieue parisienne, dont la majorité des habitants sont issus de l'immigration. Pourtant, à travers ses livres à succès - dont ses deux Métronome -, Lorànt Deutsch a prouvé que les Français ont soif de connaître leur passé. Et cette évidence seule devrait interpeller nos deux censeurs trappistes…
Le rôle d'un professeur d'Histoire est-il de « faire aimer la France » ? Peut-être pas en effet. Et personnellement, je suis farouchement opposé à la réécriture d'un « roman national » comme celui de Jules Ferry, au nom duquel ont été formatées des générations de jeunes patriotes républicains, prêts à se sacrifier la fleur au fusil. Mais la mission d'un professeur n'est pas non plus d'entretenir la détestation ni la haine du pays où - quelles que soient leurs origines - ses élèves sont appelés à grandir et à vivre. Or, depuis plusieurs décennies, l'Histoire de France telle qu'elle est transmise, apparaît comme une inexpiable repentance, battant inlassablement la coulpe sur la poitrine de nos ancêtres. Inquisition, traite négrière, colonialisme, régime de Vichy, guerres d'Indochine et d'Algérie… Le « roman national » d'autrefois s'est transformé en un véritable « cauchemar national ». Le professeur d'Histoire n'est ni le grand prêtre d'une liturgie officielle, ni le juge des actions passées.
Devoir de mémoire: voilà le maître-mot de ces contempteurs de notre héritage. Mais la mémoire n'est pas l'Histoire. Car elle est sujette à manipulation, à déformation. Elle est pétrie de sentiments, de parti-pris manichéen et d'affectivité, et elle pêche souvent par anachronisme. Cette mémoire doit donc être « digérée » par les historiens, dont la tâche est d'abord d'établir les faits dans leur vérité. Cependant, si nos contemporains chérissent la « mémoire », ils se hérissent devant la notion de « vérité ». Pour beaucoup d'entre eux, tout est relatif et question de point de vue. Toutefois, sans établir préalablement les « faits têtus » du passé - selon l'expression de Lénine -, comment prétendre ensuite les analyser ou les comprendre ? Certes, l'Histoire n'est pas une science, mais c'est un art délicat qui exige une méthodologie scientifique.
Ainsi, s'il ne doit pas « faire aimer » la France - ni la faire détester bien sûr -, le professeur d'Histoire digne de sa fonction aura pour premier devoir d'en éclairer la réalité et la complexité, dans une exigence d'objectivité, même si cela reste un but inatteignable. Or, il faut bien convenir que la vision véhiculée aujourd'hui par nombre d'enseignants est non seulement biaisée, mais également tronquée. Pour beaucoup d'entre eux, la nation française naît en 1789. Auparavant, tout ne serait qu'obscurité et oppression. À cet égard, il est dommageable que les nouveaux programmes scolaires insistent à l'excès sur l'époque contemporaine, et particulièrement sur les épisodes les plus sombres de la Seconde guerre mondiale.
L'authentique « récit national », qui reste à composer devra s'inscrire dans la longue durée. Assurément chronologique, sinon strictement linéaire. Certes, le destin de la France n'était pas établi depuis l'éternité des siècles. Il doit être largement ouvert sur l'universel, et parler de « nos ancêtres les Gaulois » n'a guère de signification. Il n'empêche que notre présent est le résultat de deux millénaires et davantage d'une lente maturation, d'une aventure commune où se sont succédé les pages de gloire et celle d'infamie, une Histoire avec ses grandeurs et ses faiblesses, à l'image de ce qu'est la nature humaine. Car toute Histoire est avant tout Histoire des hommes. Des humbles, des anonymes qui ont tissé la trame des jours. Mais aussi de ces « grands hommes » - chefs d'État, capitaines illustres, savants et religieux, découvreurs, femmes d'exception -, qui peuvent offrir autant d'exemples à méditer.
Car en définitive, à quoi sert l'enseignement de l'Histoire ? Certainement pas à soumettre de jeunes cerveaux à l'inutile apprentissage de listes de dates qu'ils s'empresseront d'effacer. Encore moins à cultiver les antagonismes communautaires, non plus d'ailleurs qu'à distiller une propagande en faveur d'un hypothétique « vivre ensemble ». À l'instar des sciences exactes - comme les mathématiques ou la physique -, l'Histoire servira d'abord à faire acquérir aux élèves les bases d'un raisonnement rigoureux, les outils nécessaires pour jeter un regard critique sur les informations contradictoires dont l'univers médiatique les abreuve. La capacité de trier le bon grain de l'ivraie, la vérité du mensonge.   
Philippe Delorme      
3785409502.jpgHistorien et journaliste, auteur de nombreux ouvrages, Philippe Delorme vient de publier Théories folles de l'Histoire (éd. Les Presses de la Cité, 2016).   

La Bataille de la somme Documentaire

samedi 29 octobre 2016

De la guerre (John Keegan)

De-la-guerre.jpgSir John Keegan (1934-2012), historien de la guerre, a enseigné pendant vingt-six ans à l’Académie royale militaire de Sandhurst.
Ce volumineux ouvrage regroupe Anatomie de la batailleL’Art du commandement et Histoire de la guerre, trois livres fondamentaux pour quiconque s’intéresse à l’art de la guerre.
Anatomie de la bataille, paru en 1976, modifia considérablement l’approche classique de l’étude des grandes batailles de l’Histoire en ne s’intéressant plus uniquement aux analyses d’état-major mais aussi à la façon dont les événements sont vécus par les soldats. A travers l’examen minutieux des batailles d’Azincourt, de Waterloo et de la Somme, l’auteur décrit les évolutions techniques, stratégiques et tactiques mais aussi les aspects liés au traitement des blessés lors de chacun de ces conflits, avant d’entamer une réflexion sur les batailles de demain. 
L’Art du commandement évalue les qualités de commandement qui font le succès sur le champs de bataille. John Keegan présente les différentes facettes de l’âge héroïque du commandement militaire à partir du cas d’Alexandre le Grand, le compare à Wellington, à Grant et à Hitler avant de conclure sur l’âge posthéroïque du commandement dans le monde nucléaire.
Histoire de la guerre passe en revue la guerre dans l’histoire de l’humanité, à travers les âges et les civilisations. Il apparaît ainsi que la culture reste ce qui détermine en premier la nature de la guerre. La guerre orientale est différente de la guerre européenne. L’auteur examine ces aspects culturels, anthropologiques et juridiques, les caractéristiques des armées, les questions liées au ravitaillement et à la logistique ainsi que les évolutions de l’armement.
Cet ensemble forme une somme utile aux officiers comme aux amateurs d’histoire militaire.
De la guerre, John Keegan, éditions Perrin, 1248 pages, 30 euros
A commander en ligne sur le site de l’éditeur

Les Brigades Internationales ? Arte reprend les mensonges les plus éhontés de la propagande marxiste-léniniste

Ce mardi 25 octobre, Arte a présenté, en début de soirée, une émission sur les Brigades internationales. En soi, en tant que documentaire, une telle émission est forcément extrêmement intéressante. Mais, comme l'annonçaient les magazines de programmes télé, le parti-pris « pro-Brigades » était évident. Pour résumer : à ma gauche, les tout gentils, les tout bons, on n'ose pas dire les saints mais c'est l'idée : j'ai nommé, les Brigades internationales ; à ma gauche, le grand méchant loup, la bête immonde, l'horreur absolue : comprenez, Franco. 
Que les marxistes - ou ce qu'il en reste - pensent cela, au fond, ce n'est pas surprenant. Mais qu'une grande chaîne de télévision, avec le recul que donnent les quatre-vingts ans qui nous séparent de la Guerre d'Espagne, reprenne ce schéma faux, tout simplement « historiquement faux », voilà qui dépasse l'entendement. On veut bien que, pour vulgariser - au bon sens du terme - les chaînes fassent des choses simples et accessibles au grand public ; c'est le but de la manœuvre. Mais, là, on passe directement du simple au simplisme, et carrément au simplet.
Qu'on nous permette donc, en deux mots, de remettre les choses à l'endroit...
En 1936, le féroce Staline règne sans partage sur l'Union soviétique ; et, avec lui, sa dictature sans pitié, la pire horreur qu'ait connu le monde depuis les origines de l'humanité. Et il a son plan, dont il ne fait pas mystère : étendre le Paradis soviétique à l'Europe entière, d'abord, puis au monde entier, ensuite. Il arrivera, en 45, par la faiblesse et la nullité politique de Roosevelt, à s'emparer de la moitié de l'Europe, et on sait ce qu'ont souffert les peuples d'Europe de l'Est - en plus du peuple russe qui, lui, la subissait déjà depuis 30 ans - de la part de cette monstruosité sans nom qu'était le marxisme-léninisme.
Mais, en 36, Staline ne martyrise « que » la Russie, devenue Union soviétique. Et il voit dans la guerre civile espagnole l'occasion rêvée de prendre l'Europe de l'Ouest à revers, par l'Espagne. Le Komintern triomphant de l'époque jette toutes ses forces - par la propagande et par les armes - dans cette bataille pour s'emparer de l'Espagne et, forcément, du Portugal : la possession de la péninsule ibérique, c'est le début de la conquête de l'Europe, du monde...
Mais - car il y a un « mais » - Staline va tomber sur un obstacle majeur : Franco. Franco va être le premier, et le seul, à vaincre militairement, sur le champ de bataille, les armées de la sinistre révolution. « En campo abierto y buena lid », comme on dit en castillan ; c'est-à-dire, "à la loyale", sur le champ de bataille, et « Cara al sol », face au soleil... 
Cela, bien sûr, ne sera jamais pardonné à Franco. En dépit du simple bon sens, de la simple observation des faits, la propagande effrénée du Komintern va déverser une telle quantité de mensonges que sa grossière propagande va devenir une vérité, « la » vérité officielle. Et le reste, même quatre-vingts ans après, du moins pour ceux qui ont des oreilles pour entendre mais ne veulent pas entendre ; et des yeux pour voir, mais en veulent pas voir : Arte, en reprenant à son compte tous les clichés les plus faux sur le sujet, a dignement représenté le camp du mensonge révolutionnaire soviétique, ce mardi soir, et elle n'a vraiment pas de quoi en être fière... 
Franco a écrasé la révolution marxiste-léniniste, car c'est de cela qu'il s'agit lorsqu'on parle de cette horreur que fut la République espagnole. Et il a bien fait.  
Il a rendu service à son pays, d'abord, à qui il a évité les Stasi, les Ceaucescu, les désastres écologiques, les goulags et autres abominations qui furent le lot de ce que l'on a osé appeler les « démocraties populaires » !
Il a rendu service à la France, ensuite, lorsque, Hitler ayant écrasé les troupes d'une république qui n'avait su ni préparer ni éviter la guerre, il refusa à ce même Hitler, lors de son entrevue avec lui, à Hendaye, le passage des troupes nazies par l'Espagne : elles auraient alors fondu sur nos forces libres d'Afrique du Nord, et l'on imagine aisément la suite... 
Il a rendu service à l'Europe et au monde, enfin, en hâtant la fin de la guerre,refusant à Hitler toutes ses demandes, n'entrant pas en guerre à ses côtés, ce qui équivalait à agir dans le sens des intérêts de la paix - en refusant une extension encore plus grande du conflit - des intérêts de l'Europe et de la Civilisation.  
Constatant son échec complet, et conscient de s'être fait berner, Hitler devait d'ailleurs déclarer, en substance, qu'il préférerait se faire arracher trois ou quatre dents plutôt que de recommencer une négociation avec un homme pareil...  
En face de Franco, et contre lui, les Brigades internationales : ces hommes, jeunes pour la plupart, qui ont mis leur fougue, leur courage, leur héroïsme au service de l'Empire du Mal ; qui l'ont d'ailleurs amèrement regretté (au moins, cela, on le montre bien dans l'émission...) mais qui ont droit à tous les éloges sur Arte. 
Chacun choisira son camp !... 

L'autre avant-guerre (1871-1914) par Henri Guillemin - 7/7

vendredi 28 octobre 2016

Chronique de livre : Bruno Favrit "Vitalisme et vitalité"

Bruno Favrit, Vitalisme et vitalité
(Editions du Lore, 2006)
Il est parfois bon de parcourir les bibliothèques d’autrui. Ainsi, c’est en explorant une bibliothèque où le paganisme et les traditions d’Europe ont bonne place que je tombai par « hasard » sur une brochure du nom de Présence Païenne. Son auteur, Bruno Favrit, sans jouir (hélas) de la renommé d’un Jean Mabire ou d’un Christopher Gérard, n’est pas un inconnu et encore moins un débutant.
Collaborateur à la décapante revue non-conforme Réfléchir & Agir, Bruno Favrit compte une quinzaine d’ouvrages à son actif, principalement des essais sur le paganisme et des romans. En fin connaisseur de la Grèce antique – particulièrement de l’œuvre de Platon – et de la philosophie de Friedrich Nietzsche, l’auteur synthétisait dans la brochure susnommée une vision solaire du paganisme traversée par un vitalisme bienvenu en ces temps moroses d’apathie existentielle et de nihilisme. Quelle ne fut pas ma surprise et ma joie lorsque je découvris que Bruno Favrit avait précisément consacré un ouvrage à la question du vitalisme, et pas n’importe lequel: celui de la Grèce antique. Vitalisme et Vitalité, c’est donc son nom, est un essai dont la lecture devenait par conséquent indispensable…
« La Grèce comme creuset de la civilisation occidentale est un fait avéré […] Son vitalisme se tient là, dans le champs de tous les possible. C’est ce que nous proposons de méditer à une époque où la sclérose, la limitation, la législation n’ont jamais été aussi pesantes ». Redécouvrir des racines enfouies au plus profond de nous-mêmes à une heure où, justement, plus rien ne doit avoir de racines, ni de sens, où l’existence de chacun se résume à un parcours linéaire allant d’un point A à un point B. Nous autres Européens avons la chance de pouvoir puiser le vitalisme nécessaire quant à notre sauvegarde dans nos nombreuses traditions et cultures : c’est pourquoi nous incarnons la diversité dans l’unité. Néanmoins, la racine prépondérante de notre civilisation Européenne est incontestablement la Grèce antique (« Tout est parti de la Grèce ») qui fut un point de départ pour des domaines tels que l’Art, la Philosophie (qu'elle soit tournée vers la métaphysique ou le politique), la Religiosité et le Sacré, la Science, etc. C’est ce que propose d’étudier la première partie de cet essai.
Il y aurait énormément de chose à dire sur ce berceau civilisationnel que fut la Grèce antique. Nous l’avons dit plus haut : son influence est prépondérante. Or, il s’agit ici d’un essai et non d’une étude universitaire, l’excellente connaissance du sujet conjugué à un esprit de synthèse s’imposent donc. Heureusement, Bruno Favrit manie les deux parfaitement et la lecture de Vitalisme et Vitalité n'en est que plus agréable. Dans la sous-partie « La tradition et les idées » l’auteur développe les thèmes des dieux, des mythes et des différentes écoles de philosophie présocratique avec des figures telles Pythagore, Anaxagore, Parménide, Héraclite et post-Socratique en la figure de Platon. Bien que cité de nombreuses fois, on regrettera cependant l’absence d’une partie consacrée à Aristote, philosophe, au coté de son maître Platon, d’une importance et d’une influence pourtant capitale…
La mythologie et la religiosité des anciens grecs sont bien entendu à l’honneur. En bon nietzschéen, Bruno Favrit nous gratifie même d’une partie dédiée à Dionysos, expression d’une autre facette du vitalisme européen, celui là-même que le christianisme, poison de l’âme européenne, n’a cessé de diaboliser. D’autres grands thèmes sont pareillement étudiés lors de cette première partie (à savoir les mœurs et l’éducation à Sparte, l’expérience de la guerre et l’expérience métaphysique) dont nous pourrions en résumer la quintessence via la citation suivante : « L’union et la volonté comme moteur de l’action, c’est donc la leçon que nous donne la Grèce. Elle n’appelle pas seulement à ce que l’homme tende à s’identifier aux dieux, mais à ce que la société toute entière s’organise autour de cette idée, davantage du reste qu’une idée : une interprétation du monde. »
La deuxième partie de l’ouvrage, « De l’homme empêché à l’homme vitalisé », se veut être « le constat d’une déréliction, ses causes et ses effets, et une relecture du monde à travers le prisme vitaliste ». Sont désignés par l’essayiste comme ennemis de l’être et, en ce qui nous intéresse, de l’être européen: l’idéologie du progrès, les monothéismes, l’eudémonisme, le règne de l’Opinion, l’irénisme et l’égalitarisme. L'auteur revient également sur la notion capitale à ses yeux (et nous souscrivons entièrement à son point de vue): le Mythe. Mythos qu’il oppose au Logos. Les mythes, les légendes, et les contes font partie intégrale de notre identité d’Européens, un auteur comme Robert Dun s’attachait particulièrement à ces derniers. Nous avons ici matière à inspirer nos vies et la jeunesse. Plutôt Siegfried et Héraclès qu’Iron Man et Captain America !
Vitalisme et Vitalité de Bruno Favrit est un essai roboratif, loin de la lourdeur des écrits académiques et de celle du « dernier homme », emprunt de poésie parfois, chose normale pour ce lecteur de Nietzsche ! Ils sont d’ailleurs nombreux aujourd’hui à remettre au goût du jour cette philosophie vitaliste (voir Rémi Soulié et son Nietzsche ou la sagesse dionysiaque). Le renouveau vitaliste sera une étape majeure quant aux retrouvailles avec notre être européen, cette fameuse « âme européenne ». Notre imago mundi est certes politique mais elle est aussi métaphysique, et cette métaphysique se doit d'être vitaliste, c’est à dire « plus que vie ». L’essai de Bruno Favrit est un appel. Espérons qu’il sera entendu !
Donatien/C.N.C.

« Moralistes et moralisateurs »


3172475277.jpgRien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.
La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.
Gagnée par l’ivresse de cette hybrispuritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.
Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.
En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.
Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, ─ d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.
Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes auto-satisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.
Savoir, avec La Rochefoucauld, que « le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : « Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. « Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : « Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.

L'autre avant-guerre (1871-1914) par Henri Guillemin - 6/7

jeudi 27 octobre 2016

«Julien Freund, penseur du politique»

Conférence du 27 septembre 2016

Ex: http://cerclepeguy.blogspot.com
INTRODUCTION: JULIEN FREUND, PHILOSOPHE ENGAGE?
Penseur méconnu de la seconde moitié du XXème siècle, Julien Freund (1921-1993) n'en constitue pas moins l'une des figures les plus brillantes de la philosophie politique, et c'est à juste titre que son œuvre commence enfin à connaître un regain d'intérêt. Né à Henridorff en Moselle, Julien Freund a 19 ans lorsque éclate la Seconde Guerre mondiale. Pris en otage à la suite de l'assassinat d'un soldat allemand en 1940, il parvient à s'échapper et rejoint la Résistance. A nouveau arrêté en 1942, il s'échappe une nouvelle fois en 1944. Témoin de la geste communiste de la Résistance, il devient un spectateur désabusé de la Libération et de l’épuration. Il adhère à l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) en 1946, mais en sort dépité par les combines d’appareil propres à la IVème République. Il se réfugie dans la philosophie, dont il obtient l'agrégation en 1949. Il entame alors une thèse, fruit de la « déception surmontée » de son engagement politique, thèse qu'il soutiendra quinze ans plus tard sous la direction successive de Jean Hippolyte et de Raymond Aron, et devient professeur de sociologie à l'université de Strasbourg. Malgré son excellente qualité, trois facteurs font que son œuvre demeure relativement méconnue. Premièrement, il a eu le défaut de n’avoir pas été marxiste à une époque où le champ de la philosophie politique était dévolu aux thuriféraires de Marx; deuxièmement Julien Freund est connu comme le propagateur en France de la pensée de Carl Schmitt, philosophe allemand ayant rejoint le parti nazi; troisièmement, on lui reproche son affiliation plus ou moins distante au GRECE (Groupement de Recherche et d'Etudes pour la Civilisation Européenne), mouvement d'extrême droite néo-païen aux positions franchement anti-chrétiennes, qui se positionna dans les années 1970-1980 en défenseur de la civilisation et de l'identité européennes. La question que le conférencier va alors se poser est de savoir si cet oubli est mérité, ou si l'on ne risquerait pas au contraire de perdre un enseignement en philosophie politique de grande valeur. Pour nous convaincre de cette seconde éventualité, il a fait le choix de présenter la notion du politique chez Julien Freund, en commençant par sa définition, avant de nous en présenter trois présupposés essentiels puis la finalité.
  1. Définition du politique : le politique, la politique, l’impolitique
2410811588.jpgLa politique est cette « activité contingente, qui s’exprime dans des institutions variables et dans des évènements historiques de toutes sortes » : non seulement la politique politicienne, celle de tous les jours, mais encore les changements de régimes et systèmes politiques, ne sont que des épiphénomènes qui obéissent, en vérité, à une série d’invariants liés à la nature humaine.
Le politique, en revanche, est un domaine particulier des relations sociales, distinct du domaine économique, moral ou religieux. Ce domaine perdure à travers les siècles et les millénaires, « indépendamment des variations historiques, des contingences spatiales et temporelles, des régimes et des systèmes politiques ». Le politique signe donc l'ensemble des principes permanents sous-jacents à la politique qui en est une simple manifestation.
Alors que la politique est contingente, dépendante des lieux et des époques, le politique est universel, inscrit dans la nature humaine. Freund s'inscrit sur ce point dans la droite ligne d'Aristote, en refusant de faire de la société un artefact, le fruit d'un contrat entre individus libres selon la conception de Hobbes puis de Rousseau, et en affirmant au contraire que l'homme est naturellement sociable, et que par conséquent la société elle-même est naturelle. L'état de nature, tel que le conçoit Rousseau, n'existe pas, et ne peut servir à la rigueur que de spéculation philosophique. Le politique, comme nous le verrons plus loin, n'est pas une fin en soi, mais il n'est pas non plus réductible à un autre champ de l'activité humaine, c'est-à-dire qu'il ne s'agit d'une extension ni de la biologie, ni de l'économie, ni de la technique, ni du droit, ni même de la morale. Le politique est autonome, et ceux qui voudraient faire de la politique en méconnaissant cette réalité, sont « impolitiques », c’est-à-dire qu’ils blessent la vocation du politique en le subordonnant à un autre ordre (économique, notamment).
  1. Présupposés du politique
Le politique se fonde sur un triple jeu de relations:
  • commandement - obéissance
  • public - privé
  • ami - ennemi
Le politique est inconcevable sans une relation de commandement. L'affirmation de cette relation correspond, selon la terminologie de Pierre-André Taguieff, au « Julien Freund conservateur ». Même dans un régime « libéral », une démocratie moderne, où le commandement semble réduit et tempéré dans sa forme, il s'avère impossible de se débarrasser de l'autorité d'une part et de l'obéissance de l'autre. Freund rejoint sur ce point Tocqueville qui faisait remarquer que le citoyen est bien plus dépendant de l'Etat que ne l'était un sujet du roi. Pour Freund, héritier de Max Weber, le commandement est un phénomène de puissance et c’est cette puissance qui façonne la volonté du groupe. La première définition de la souveraineté n’est donc pas de nature juridique, mais de nature pleinement politique, étant fondée sur la puissance et la force. Il ne faut cependant pas oublier que, même si ce n'est pas le droit qui en fixe les barrières, la puissance est limitée par sa finalité propre, qui est la protection de la collectivité.
La relation privé - public, attribuée au « Julien Freund libéral », définit la frontière de la sphère privée au sein de la société, celle où l'individu est libre de ses choix, en tout cas par rapport à la collectivité. La position de cette frontière peut certes fluctuer selon les lieux et les époques, mais de même que pour le principe de puissance, il est impossible de s'en débarrasser. Même dans les régimes totalitaires, il existe toujours quelques activités et relations qui échappent au contrôle de l’État. Sous cet angle, l'histoire de l'Occident semble animée par une aspiration permanente à étendre cette sphère privée, alors que le totalitarisme est un effort pour effacer la distinction entre privé et public. Cette dialectique entre sphère privée et publique est vitale, car c'est elle qui est source de la vie et du dynamisme de la société: ce ne sont pas les institutions encadrant le génie et l'activité individuelles qui produisent les innovations, mais à l'inverse, sans ce cadre, les initiatives individuelles ne pourraient s'épanouir et bénéficier à l'ensemble de la société.
242682803.gifLes deux présupposés précédents déterminent la vie au sein d'une collectivité, mais c'est à la dernière, la relation ami-ennemi, qu'il revient de circonscrire cette collectivité par rapport aux entités extérieures. La mise en avant de l'antagonisme « ami-ennemi » comme facteur du politique est un héritage du philosophe allemand Carl Schmitt, qui affirme que l'ennemi est le facteur déterminant du politique. Cet ennemi peut être réel ou virtuel - c’est à dire que sa menace peut exister en acte ou seulement en puissance - mais sa désignation est indispensable à l’unité et à la pérennité de la collectivité, car c'est lui qui donne sa cohérence à la société : « l’inimitié donne la signification politique à une collectivité, à un peuple ou à une nation, car exister politiquement c’est être indépendant ». Le propre de l’Etat est d’éliminer l’inimitié à l’intérieur (ce qui n’exclut, évidemment pas des « adversités » politiques) et de le bloquer à l’extérieur : « l’unité politique d’une collectivité a en effet, pour fondement la suppression des ennemis intérieurs et l’opposition vigilante aux ennemis extérieurs ». L’enjeu pour la collectivité est donc d’identifier et de nommer son ennemi car, quand bien même elle s’y refuserait par pacifisme, elle finirait par être désignée comme ennemie par une autre entité (« c’est l’ennemi qui vous désigne ») qui tirerait alors parti de son défaut de préparation au conflit. Selon cette vision des choses, la guerre est toujours latente, non pas comme une fin, mais comme un dernier recours. Cette perspective tragique, qui exclut l’avènement d’un Etat universel, déplaisait particulièrement au premier directeur de thèse de Julien Freund, l’hégéliano-marxiste Jean Hippolyte, qui concevait l'histoire humaine comme tendant inéluctablement vers la paix universelle, et c'est pour ce motif qu'il laissa à Raymond Aron le soin de poursuivre l'encadrement de cette thèse.
  1. Finalité du politique
En disciple d'Aristote, Julien Freund soutient que la finalité du politique, c'est le bien commun, autrement dit le bien de la communauté comme entité à part entière. Ce bien commun se distingue d'une part de la somme des biens individuels et d'autre part du bien de l’État pour lui-même qui est au contraire un organe au service de la société, au service de la protection du bien commun. Les individus, en tant que membres de la communauté, profitent du bien commun de deux façons:
  • tout d'abord, le bien commun se manifeste par la sécurité extérieure, qui seule garantit la pérennité de la collectivité politique.
  • et surtout, le bien commun se définit comme la concorde au sein de la communauté, concorde qui assure aux membres la bona vita de S. Thomas d'Aquin. Il ne s'agit évidemment pas d'une amitié intime entre tous les membres, mais d'un certain accord entre leurs diverses vies et activités. Pour que cette concorde continue à voir le jour, il est nécessaire aux différents individus de se reconnaître comme membres d'une même patrie; c'est pourquoi la question de l'identité est primordiale pour le politique, en tant que fondement de l'entente entre les membres : « on a beau ironiser sur le concept de patrie et concevoir l’humanité sur le mode anarchique et abstrait comme composée uniquement d’individus isolés aspirant à leur seule liberté personnelle, il n’empêche que la patrie est une réalité sociale concrète, introduisant l’homogénéité et le sens de la collaboration entre les hommes. Elle est même une des sources essentielles du dynamisme collectif, de la stabilité et de la continuité d’une unité politique dans le temps », écrit Freund.
CONCLUSION : UNE PENSEE ETRANGEMENT ACTUELLE
Après en avoir dressé un rapide portrait, il est intéressant de constater à quel point les idées de Julien Freund sont pertinentes au regard de la situation de la France de 2016 : la politique gouvernementale, fondée d’une part sur un projet « sociétal » qui nie la distinction privé/public et d’autre part sur une vision « économiciste » de l’homme, semble proprement « impolitique », tandis que l’Etat se place en défaut par rapport à la finalité-même du politique : la sécurité extérieure et la concorde intérieure se dégradent chaque jour davantage, au moment où l’on se refuse à nommer notre ennemi et à accorder une quelconque importance à ce qui fait notre identité nationale.
Questions:
Q: Julien Freund a une conception "tragique" de la politique d'après l'expression du conférencier, car il estime que la guerre est toujours latente. Mais en disant que la guerre est simplement latente et non inexorable, ne laisse-t-il pas l'espoir qu'il est en le pouvoir des hommes d'éviter le conflit?
A: La guerre n'est pas inévitable, c'est vrai, mais ce qui est tragique c'est ce sentiment d'inimitié, qui lui est permanent, ainsi que ce rapport de forces également permanent qui délimite les communautés les unes par rapport aux autres. En outre, la bonne volonté d'un côté ne suffit pas à éviter les conflits, car bien souvent on ne choisit pas ses ennemis, « c'est l'ennemi qui vous désigne », et alors, si la collectivité veut perdurer, elle n'a d'autre choix que de se battre.
3673118993.jpgQ: Cette inimitié entre sociétés et les guerres qui en résultent sont présentées comme naturelles à l'homme. Faut-il comprendre naturelles à l'homme déchu ou à l'homme tel que Dieu l'a créé originellement?
A: Quoique catholique, Freund, et c'est un reproche que l'on peut légitimement lui faire, ne se préoccupe pas des questions métaphysiques ou religieuses. Son approche est, si l'on veut, phénoménologique voire empirique: il prend l'homme dans son état actuel, sans se préoccuper de la raison de cet état, et en tire les conclusions que l'on a vues.
Q: Freund prétend que l'homme est naturellement politique; pourtant, n'est-ce pas un constat universel que les hommes s'accordent difficilement entre eux, n'ont pas vraiment le sens du bien commun, et poursuivent au contraire de préférence leur bien particulier? Ne faudrait-il pas plutôt dire que l'homme est naturellement social?
A: Pour Freund, la réponse est claire: l'homme est un être de relations, il est donc politique au sens premier du terme. Cela ne veut pas dire qu'il suive toujours les "règles du jeu", ni à l'inverse que les défauts que l'on peut remarquer aujourd'hui soient absolument insurmontables. Au contraire, ces défauts sont très actuels et le fruit d'une détérioration relativement récente du politique.
Q: Dans la distinction privé-public, la sphère privée a été définie comme relevant de l’individu et des rapports entre individus. Quelle position cela laisse-t-il à la famille, souvent considérée comme cellule de base de la société plutôt que l'individu?
A: Pour Freund, la famille appartient au domaine de la sphère privée, qui est une sphère autonome. Il garde une certaine distance à l’égard des penseurs qui présentent la communauté politique comme une simple extension de cercle familial.

Maurrassisme et Catholicisme : Grand Texte XXXVIII

Maurras s'explique ici, avec une hauteur de vue incomparable et dans une langue superbe  sur le grand respect, la sourde tendresse, la profonde affection qu'il voue - et avec lui toute l'Action française, croyants ou non - à l'Eglise catholique. Au temps où Maurras publie ce vrai grand texte, comme au nôtre, cet attachement a toujours suscité une sorte de critique catholique venue de milieux bien déterminés - suspectant sa sincérité ou mettant en cause ses motivations supposées. Cette même mouvance s'employait par ailleurs, à combattre tout ce qui, dans l'Eglise pouvait relever de la Tradition. Nous partageons aujourd'hui encore les analyses et les sentiments de Maurras envers le Catholicisme - ce qui est pourtant devenu parfois fort difficile du fait de tels des revirements, évolutions, ou prises de position actuelles de l'Eglise. Mais nous n'ajouterons pas à la longueur de ce superbe texte.   Lafautearousseau 
I
3350972466.pngOn se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d'une sourde tendresse et d'une profonde affection. — C'est de la politique, dit-on souvent. Et l'on ajoute : — Simple goût de l'autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une religion pour le peuple… Sans souscrire à d'aussi sommaires inepties, les plus modérés se souviennent d'un propos de M. Brunetière : « L'Église catholique est un gouvernement », et concluent : vous aimez ce gouvernement fort.
Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l'on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu'on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s'élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l'Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement, elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l'épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu'il fulmine ; mais la plupart du temps son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d'un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n'épuise pas la notion du Catholicisme, et c'est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l'harmonie est loin de cesser. Elle s'amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C'est à la notion la plus générale de l'ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors.
Il ne faut donc pas s'arrêter à la seule hiérarchie visible des personnes et des fonctions. Ces gradins successifs sur lesquels s'échelonne la majestueuse série des juridictions font déjà pressentir les distinctions et les classements que le Catholicisme a su introduire ou raffermir dans la vie de l'esprit et l'intelligence du monde. Les constantes maximes qui distribuent les rangs dans sa propre organisation se retrouvent dans la rigueur des choix critiques, des préférences raisonnées que la logique de son dogme suggère aux plus libres fidèles. Tout ce que pense l'homme reçoit, du jugement et du sentiment de l'Église, place proportionnelle au degré d'importance, d'utilité ou de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, motivée trop subtilement, pour qu'il ne semble pas toujours assez facile d'y contester, avec une apparence de raison, quelque point de détail. Où l'Église prend sa revanche, où tous ses avantages reconquièrent leur force, c'est lorsqu'on en revient à considérer les ensembles. Rien au monde n'est comparable à ce corps de principes si généraux, de coutumes si souples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui consentirent à l'admettre n'ont jamais pu se plaindre sérieusement d'avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu'ils devaient. La conscience humaine, dont le plus grand malheur est peut-être l'incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir.
Cet ordre intellectuel n'a rien de stérile. Ses bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l'ayant pressentie avant l'acte, dès l'intention en germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. Par d'insinuantes manœuvres ou des exercices violents répétés d'âge en âge pour assouplir ou pour dompter, la vie morale est prise à sa source, captée, orientée et même conduite, comme par la main d'un artiste supérieur.
Pareille discipline des puissances du cœur doit descendre au delà du cœur. Quiconque se prévaut de l'origine catholique en a gardé un corps ondoyé et trempé d'habitudes profondes qui sont symbolisées par l'action de l'encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui déterminent des influences et des modifications radicales. De là est née cette sensibilité catholique, la plus étendue et la plus vibrante du monde moderne, parce qu'elle provient de l'idée d'un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit accumulation et distribution de richesses : moralement, réserve de puissance et de sympathie.
II
On pourrait expliquer l'insigne merveille de la sensibilité catholique par les seules vertus d'une prédication de fraternité et d'amour, si la fraternité et l'amour n'avaient produit des résultats assez contraires quand on les a prêchés hors du catholicisme. N'oublions pas que plus d'une fois dans l'histoire il arriva de proposer « la fraternité ou la mort » et que le catholicisme a toujours imposé la fraternité sans l'armer de la plus légère menace : lorsqu'il s'est montré rigoureux ou sévère jusqu'à la mort, c'est de justice ou de salut social qu'il s'est prévalu, non d'amour. Le trait le plus marquant de la prédication catholique est d'avoir préservé la philanthropie de ses propres vertiges, et défendu l'amour contre la logique de son excès. Dans l'intérêt d'une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s'aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu'on lui permet d'être la maîtresse, le catholicisme a forgé à l'amour les plus nobles freins, sans l'altérer ni l'opprimer.
Par une opération comparable aux chefs-d'œuvre de la plus haute poésie, les sentiments furent pliés aux divisions et aux nombres de la Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux vigilants ; le cœur humain, qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu'à la brutalité du simple état sauvage, se trouva redressé en même temps qu'éclairé.
Un pareil travail d'ennoblissement opéré sur l'âme sensible par l'âme raisonnable était d'une nécessité d'autant plus vive que la puissance de sentir semble avoir redoublé depuis l'ère moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour est Dieu » ? Bien des âmes que la tendresse de l'évangile touche, inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l'épargne des plus belles générations de l'humanité. Mais elle a été combattue par l'enseignement et l'éducation que donnait l'Église : — Tout amour n'est pas Dieu, tout amour est « DE DIEU ». Les croyants durent formuler, sous peine de retranchement, cette distinction vénérable, qui sauve encore l'Occident de ceux que Macaulay appelle les barbares d'en bas.
Aux plus beaux mouvements de l'âme, l'Église répéta comme un dogme de foi : « Vous n'êtes pas des dieux ». À la plus belle âme elle-même : « Vous n'êtes pas un Dieu non plus ». En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l'idée et à l'observance du tout, les avis de l'Église éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour-propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui-même ; ils lui représentèrent combien d'êtres et d'hommes, existant près de lui, méritaient d'être considérés avec lui : — n'étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue des choses réelles ne fut tant écouté que parce qu'il venait de l'Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre.
Elle leur montrait ce point dangereux de tous les progrès obtenus ou désirés par elle. L'apothéose de l'individu abstrait se trouvait ainsi réprouvée par l'institution la plus secourable à tout individu vivant. L'individualisme était exclu au nom du plus large amour des personnes, et ceux-là mêmes qu'entre tous les hommes elle appelait, avec une dilection profonde, les humbles, recevaient d'elle un traitement de privilège, à la condition très précise de ne point tirer de leur humilité un orgueil, ni de la sujétion le principe de la révolte.
La douce main qu'elle leur tend n'est point destinée à leur bander les yeux. Elle peut s'efforcer de corriger l'effet d'une vérité âpre. Elle ne cherche pas à la nier ni à la remplacer par de vides fictions. Ce qui est : voilà le principe de toute charitable sagesse. On peut désirer autre chose. Il faut d'abord savoir cela. Puisque le système du monde veut que les plus sérieuses garanties de tous les « droits des humbles » ou leurs plus sûres chances de bien et de salut soient liées au salut et au bien des puissants, l'Église n'encombre pas cette vérité de contestations superflues. S'il y a des puissants féroces, elle les adoucit, pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s'ils sont bons, elle fortifie leur autorité en l'utilisant pour ses vues, loin d'en relâcher la précieuse consistance. Il faudrait se conduire tout autrement si notre univers était construit d'autre sorte et si l'on pouvait y obtenir des progrès d'une autre façon. Mais tel est l'ordre. Il faut le connaître si l'on veut utiliser un seul de ses éléments. Se conformer à l'ordre abrège et facilite l'œuvre. Contredire ou discuter l'ordre est perdre son temps. Le catholicisme n'a jamais usé ses puissances contre des statuts éternels ; il a renouvelé la face de la terre par un effort d'enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d'un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n'ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un.

III

L'Église catholique, l'Église de l'Ordre, c'étaient pour beaucoup d'entre nous deux termes si évidemment synonymes qu'il arrivait de dire : « un livre catholique » pour désigner un beau livre, classique, composé en conformité avec la raison universelle et la coutume séculaire du monde civilisé ; au lieu qu'un « livre protestant » nous désignait tout au contraire des sauvageons sans race, dont les auteurs, non dépourvus de tout génie personnel, apparaissaient des révoltés ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait aisément délivrés des contradictions possibles établies par l'histoire et la philosophie romantiques entre le catholicisme du Moyen-Âge et celui de la Renaissance. Nous cessions d'opposer ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement reconnaître de différences bien profondes entre le génie religieux qui s'était montré accueillant pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut un peu plus tard, dans une mesure à peine plus forte, les influences d'Homère et de Phidias. Nous admirions quelle inimitié ardente, austère, implacable, ont montrée aux œuvres de l'art et aux signes de la beauté les plus résolus ennemis de l'organisation catholique. Luther est iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau. Leur commun rêve est de briser les formes et de diviser les esprits. C'est un rêve anti-catholique. Au contraire, le rêve d'assembler et de composer, la volonté de réunir, sans être des aspirations nécessairement catholiques, sont nécessairement les amis du catholicisme. À tous les points de vue, dans tous les domaines et sous tous les rapports, ce qui construit est pour, ce qui détruit est contre ; quel esprit noble ou quel esprit juste peut hésiter ?
Chez quelques-uns, que je connais, on n'hésita guère. Plus encore que par sa structure extérieure, d'ailleurs admirable, plus que par ses vertus politiques, d'ailleurs infiniment précieuses, le catholicisme faisait leur admiration pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce n'était pas l'offenser que de l'avoir considéré aussi comme l'arche du salut des sociétés. S'il inspire le respect de la propriété ou le culte de l'autorité paternelle ou l'amour de la concorde publique, comment ceux qui ont songé particulièrement à l'utilité de ces biens seraient-ils blâmables d'en avoir témoigné gratitude au catholicisme ? Il y a presque du courage à louer aujourd'hui une doctrine religieuse qui affaiblit la révolution et resserre le lien de discipline et de concorde publique, je l'avouerai sans embarras. Dans un milieu de politiques positivistes que je connais bien, c'est d'un Êtes vous catholiques ? que l'on a toujours salué les nouveaux arrivants qui témoignaient de quelque sentiment religieux. Une profession catholique rassurait instantanément et, bien qu'on n'ait jamais exclu personne pour ses croyances, la pleine confiance, l'entente parfaite n'a jamais existé qu'à titre exceptionnel hors de cette condition.
La raison en est simple en effet, dès qu'on s'en tient à ce point de vue social. Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur et vague de pensées ou de volontés que la moindre ébullition, morale ou immorale, peut lui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu même.
Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point de juge, point de conseil à opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion s'en mêle, maîtresse d'elle-même et loi plénière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n'est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui.
Il faut définir les lois de la conscience pour poser la question des rapports de l'homme et de la société ; pour la résoudre, il faut constituer des autorités vivantes chargées d'interpréter les cas conformément aux lois. Ces deux conditions ne se trouvent réunies que dans le catholicisme. Là et là seulement, l'homme obtient ses garanties, mais la société conserve les siennes : l'homme n'ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou se plaindre d'un froissement, et la société trouve devant elle un grand corps, une société complète avec qui régler les litiges survenus entre deux juridictions semblablement quoique inégalement compétentes. L'Église incarne, représente l'homme intérieur tout entier ; l'unité des personnes est rassemblée magiquement dans son unité organique. L'État, un lui aussi, peut conférer, traiter, discuter et négocier avec elle. Que peut-il contre une poussière de consciences individuelles, que les asservir à ses lois ou flotter à la merci de leur tourbillon ? 
Charles MAURRAS 
L'on peut aussi lire intégralement ...

L'autre avant-guerre (1871-1914) par Henri Guillemin - 5/7

mercredi 26 octobre 2016

Une lecture européenne du Trône de Fer (1/3)

Source : institut-iliade.com — Une lecture européenne du Trône de Fer ou « De la permanence et de la vitalité des représentations européennes dans un phénomène littéraire et télévisuel mondial ». Pourquoi s’intéresser, en tant qu’Européen, aux raisons du succès de George R.R. Martin ? Première partie.
Série télévisée désormais culte, « Game of Thrones » est inspirée d’une série littéraire (toujours inachevée à ce jour) imaginée par l’Américain George R.R. Martin, A Song of ice and fire – traduite en français sous le titre de Le Trône de fer.
La série télévisée (produite par la chaîne de télévision américaine HBO) mérite à ce jour tous les superlatifs : série la plus téléchargée, série la plus récompensée [1] et la plus attendue par les téléspectateurs, devenue un référent incontournable pour le choix des prénoms des nouveaux-nés (les prénoms des personnages Arya et même Khaleesi sont donnés aux enfants !), se déclinant en nombreux jeux (Monopoly, Risk, jeux de rôle, jeux de cartes) et dérivés (Les Cartes du monde, Les Origines de la saga, les recettes de Game of Thrones, etc.).
La série littéraire, commencée en 1996, a été quant à elle traduite dans plus de quarante langues et vendue à plus de soixante-huit millions d’exemplaires (pour les cinq premiers tomes), avec des groupes d’admirateurs dans le monde entier [2].
Mais comment expliquer ce véritable phénomène de société ? Certains s’y sont essayés, avec un succès parfois relatif, comme l’hebdomadaire Le Point faisant un parallèle entre le monde politique français et les familles nobles de Westeros…
En revanche – et cet essai se fonde en partie sur celles-ci – des analyses pertinentes ont été réalisées par Frédéric Lemaire (Comment Bourdieu éclaire Game of Thrones – et vice-versa), par Stéphane Rolet dans le hors-série du magazine Lire du printemps 2015 (Le trône de fer décryptéou par le magazine Slate sous le plume de Alix Baptiste Joubert. La page Wikipedia sur le Trône de Fer est aussi particulièrement complète et intéressante.
Plus qu’une analyse précise du monde du Trône de Fer ou un essai dressant hypothèses et explications aux nombreuses zones d’ombres de la série, ce travail est d’abord une lecture – engagée – de l’œuvre littéraire de Martin et de son adaptation télévisée.
Beaucoup ont tenté d’expliquer le succès de la série par la « profondeur » de l’œuvre, les éléments se rapportant à l’histoire, la science politique ou même les thèses de Bourdieu – le lecteur/spectateur étant attiré et fasciné par les messages quasi-subliminaux. D’autres ont souligné le style « moderne » de l’auteur renouvelant le genre de l’heroic-fantasy. Certains enfin, critiques voire cyniques, ont ramené le succès de la série à sa violence, aux scènes de sexe, aux (trop) nombreux revirements de situation, à l’esthétique cinématographique servant de piètres valeurs mercantiles et égoïstes…
Cependant, comme le souligne Alix Baptiste Joubert, « la fascination généralisée pour cette série pourtant basée sur un triptyque assez basique inceste/mains coupées/morts vivants est un mystère qui résiste à toutes les tentatives d’explication ».
Comment expliquer en effet la fascination d’un monde médiéval-fantastique, de ses personnages si éloignés des « élites » actuelles, d’une intrigue épique, chez des lecteurs et des spectateurs englués dans un monde matériel, se désintéressant de l’Histoire, méconnaissant la civilisation européenne, se détournant de la spiritualité et se méfiant de l’identité – notion dépassée voire dangereuse ?
La réponse est peut-être tout simplement culturelle, même civilisationnelle, et les clefs d’explication, n’en déplaise sans doute à Martin lui-même et aux réalisateurs américains de la série, se trouvent dans la tradition telle que l’entend Dominique Venner : « la tradition n’est pas le passé, mais au contraire ce qui ne passe pas et qui revient sous des formes différentes. Elle désigne l’essence d’une civilisation d’une très longue durée ».
C’est de ce « murmure » que naît le succès d’un Chant de glace et de feu.
En somme, la série nous parle parce qu’elle se réfère à notre histoire, à nos mythes, à nos légendes. Par la puissance évocatrice de la littérature, d’une part, et celle du cinéma, d’autre part, les représentations de la civilisation européenne plurimillénaire retrouvent leur place dans une nouvelle dynamique de réenchantement du monde.
Ainsi, dans notre lutte pour faire renaître chez nos compatriotes endormis la conscience de leur culture charnelle, attachée aux pierres, aux forêts et aux fleuves, de nos mythes et de notre si riche histoire, retrouver dans le Trône de fer et dans Game of thrones des éléments authentiquement européens participe à une réappropriation de ses propres origines et du sens de sa civilisation.
Ce travail présente ainsi deux niveaux de compréhension intimement liés pour expliquer le succès de la série en Occident, mais montre aussi (il est intéressant de noter qu’au Canada, l’université de Colombie-Britannique a instauré un cours de littérature intitulé : « Notre Moyen Âge moderne, un chant de glace et de feu » ! ) à quel point cette série prend racine dans l’univers européen (au sens temporel, spatial mais aussi métaphysique) pour le renvoyer, de manière forte et originale, à nous-mêmes.
Réalisée dans le cadre de la « mission » et des travaux de l’Institut Iliade, cette lecture doit permettre de retrouver et de dévoiler, de mettre en lumière, des enseignements allant du souffle épique d’Homère à la critique du monde moderne de Julius Evola, et de porter un regard nouveau sur la situation que vit (ou subit) l’Europe aujourd’hui.
Médias à la fois facile d’accès et riche, les versions télé et papier de Game of Thrones peuvent ainsi être utilisés pour éveiller les lecteurs et autres aficionados de ce « Chant de glace et de feu » à l’Histoire européenne et à ses mythes enracinés, à des valeurs oubliées, galvaudées ou moquées par notre époque.
Une plongée dans « la matière » de la fantasy, le renouveau de l’imaginaire européen et de ses mythes fondateurs
La fantasy est un vaste champ littéraire développé à partir de la tradition légendaire européenne. A Song of ice and fire appartient pleinement à ce genre hérité de la vaste tradition légendaire européenne, des épopées d’Homère à Beowulf, des Eddas aux Chansons de geste, de la saga arthurienne aux contes de fées. La fantasy est un moyen d’expression moderne de l’imagination populaire – le filtre du fantastique permettant de mieux appréhender certaines réalités. L’œuvre de Martin n’y fait pas défaut.
Genre littéraire aujourd’hui reconnu, la fantasy a obtenu ses quartiers de noblesse avec (notamment) Robert E. Howard (Conan, Kull le roi barbare, Solomon Kane), J.R.R. Tolkien (Le SilmarillonLe HobbitLe Seigneur des anneaux) et compte aujourd’hui de nombreux sous-genres et autant d’auteurs de renom. Martin reconnaît d’ailleurs l’influence sur son œuvre de grands messieurs comme Homère et Tolkien bien sûr, mais aussi de Lovecraft, Roger Zelazny, Jack Vance, aux côtés de Shakespeare, Sir Walter Scott et Maurice Druon (pour ses Rois maudits).
Ainsi, le lecteur/spectateur, amateur averti ou néophyte du genre, se retrouve plongé dans un univers qui lui parle d’une manière presque inconsciente lorsqu’apparaissent dragons, morts-vivants, sorciers, elfes (le Peuple de la Forêt), géants et autres loups monstrueux.
Mais l’originalité de Martin tient sans doute à sa manière de jouer avec les règles du genre. Il parvient en effet à rendre crédible son univers, en le dotant d’une vraie géographie et d’une histoire fouillée, en donnant par exemple forces détails sur les armées en déplacement et leur logistique, sur les villes et les villages, sur la vie quotidienne à Westeros, à Dorne, chez les Fer-Nés, sur le Mur, à Braavos, chez les Dotraakis, sur la côte des esclaves… Bien entendu, la série littéraire est plus précise que la série télévisée, mais le spectateur reste malgré tout fasciné par la réalité de cet univers.
Martin se rapproche en cela d’un Tolkien et peut-être (et surtout) d’Homère chez qui le surnaturel (les dieux et leurs actions), s’ils ne représentent pas le cœur de l’action, font intimement partie à la fois du monde et de l’intrigue.
Par ailleurs, la présence de la magie, ou plutôt sa réapparition dans l’univers, permet de le « réenchanter » et en retour d’offrir une autre vision au lecteur/spectateur de ce qu’il est possible d’imaginer.
La place de la mort, de la violence et le refus de toute dichotomie « bien/mal »est un autre point fondamental chez Martin.
Martin joue ici avec l’une des normes de la fantasy moderne : le héros gagne à la fin. Or, chez Martin, nul ne peut deviner qui sera le prochain roi (ou reine) sur le trône de fer et encore moins qui survivra. Là aussi il se rapproche de Tolkien (surtout dans le Silmarillon) et d’Homère (dans L’Iliade) : les Stark, alors qu’ils incarnent des héros archétypaux, sont décimés ; les Lannister, malgré leur puissance, vacillent ; les Tyrell, qui représentent une puissance montante, trébuchent ; ce qui reste des Targaryen, malgré leurs dragons, ne sont assurés de rien…
Ensuite, aucun des personnages n’est totalement bon ou totalement mauvais. Martin se rapproche là aussi de la tradition homérique, du Tolkien du Silmarillon, des héros des mythes antiques comme Héraclès, Persée, Jason, Thésée, qui possèdent tous leur part sombre.
A l’inverse, les Lannister, que l’on pourrait a priori aisément qualifier de méchants, ne personnifient en aucun cas le Mal : Tawin, le chef de sa maison, prône la fidélité des siens à leur sang et leur rang ; Jaime, vaniteux et détestable au début de l’intrigue, connaît une évolution, presqu’une initiation, après avoir eu la main coupée. Le lecteur/spectateur peut se retrouver en eux parce qu’ils sont suffisamment complexes et capables de bon comme de mauvais.
Certains autres personnages sont complètement abjects, comme Ramsay Bolton ou Joffrey Baratheon qui incarnent une hybris maladive et dégénérée.
La place de la violence (à laquelle on peut ajouter celle du sexe) choque et fascine à la fois chez Martin. La série de HBO va même encore plus loin – la puissance des images et des scènes filmées étant dans ce domaine supérieure aux mots et à l’imagination. Martin explique qu’il utilise la violence pour se rapprocher de la réalité des guerres, donnant moult détails sur les cadavres puants, les villages détruits, les tortures, les viols… La scène des « Noces pourpres » reste sans doute l’une des scènes les plus dures de la série, voire de l’histoire des séries télévisées ! Mais Martin ne fait que renouer avec, par exemple, les descriptions d’Homère, fort prolixe pour décrire la mort des guerriers troyens ou grecs. Et comment ne pas songer à « Barbe Bleue » quand on découvre les agissements de Ramsay Bolton, à « Vlad Tepès » lorsqu’on nous décrit la bannière de son père lord Bolton dit « l’Ecorcheur »…
La référence à des temps légendaires, la puissance évocatrice du mythe agite également l’univers de Game of Thrones. Martin a doté son monde d’une histoire qui lui donne cohérence et profondeur. Et qui fait à nouveau écho à nos propres mythes. Ainsi, l’histoire de Westeros remonte à plus de 10.000 ans, le continent se forgeant au gré de diverses migrations de peuples venant « de l’autre côté du détroit ». Le premier âge se nomme l’Age de l’Aube et voit les Premiers Hommes débarquer sur Westeros. Cette première migration fait clairement écho aux premières grandes migrations indo-européennes, les Premiers Hommes arborant des armes et armures en cuivre dont la description rappelle celle des premiers peuples celtes.
Entrant en lutte avec les Enfants de la Forêt, le Petit Peuple autochtone, les Premiers Hommes finissent après plusieurs siècles de combat par signer un pacte et adopter leurs dieux, fondant leurs sanctuaires au cœur des forêts autour d’arbres séculaires, les barrals. Puis vient l’Age des Héros, qui couvre 4.000 ans, période tout aussi mythique (la connaissance ne passe pas encore par l’écriture), qui voit les dieux se mêler aux hommes pour façonner le continent, créer les premiers royaumes et bâtir le Mur. C’est durant cette période que se déroulent les premiers affrontements avec les Autres, les Marcheurs blancs, des revenants qui apportent mort et destruction – ils seront vaincus une première fois grâce à l’aide des Enfants de la Forêt, lors d’une bataille marquant la fin de l’Age des Héros.
« L’histoire écrite » de Westeros débute avec une nouvelle migration, celle des Andals, peuple au teint clair, maîtrisant le fer et apportant de nouveaux dieux (les Sept). Les Andals entrent en conflit avec les Premiers Hommes mais finissent par se mêler avec eux pour ne former plus qu’un seul peuple – le Nord restant toutefois constitué majoritairement par les descendants des Premiers Hommes.
Enfin, dernière migration légendaire, celle du peuple des Roynars qui s’établissent dans le sud, à Dorne. Menés par leur reine qui brûle ses vaisseaux en accostant, ils se mêlent aux autochtones et leurs chefs fondent une nouvelle dynastie débouchant sur une civilisation à part entière qui rappelle celle de l’Espagne des Omeyades.
Parallèlement à la construction des royaumes de Westeros, s’érige de l’autre côté du Détroit, sur le continent d’Essos (qui rappelle la Perse antique) l’empire de Valyria, dont la puissance repose sur des dragons. Dominant toutes les nations voisines, dont certaines vieilles civilisations, les Valyriens chutent à la manière de l’Atlantide à cause du Fléau de Valyria, qui, si sa nature exacte est inconnue, ne laisse qu’une seule famille échapper à l’anéantissement : la maison Targaryen. Ce sont ses héritiers, à la beauté légendaire, aux yeux clairs et aux cheveux d’argent ou d’or, qui se lanceront sur leurs dragons à la conquête de Westeros.
Il est intéressant de noter que si les familles nobles de Westeros se mélangent, au gré des alliances, à l’image des familles royales européennes, le continent est avant tout façonné par le peuple qui reste attaché charnellement à ses terres, ses villages et ses villes. Les seuls moments où l’on assiste à des « migrations », ce sont les périodes de troubles qui jettent sur les routes aussi bien des armées de paysans que des réfugiés fuyant les destructions et les combats. A nouveau, un parallèle peut se faire avec les peuples européens, assez peu touchés (même en France) par les migrations extra-européennes jusqu’à l’ère industrielle.
Jouant avec les codes du genre de la fantasy, s’inspirant plus ou moins librement des mythes et légendes européens, alliant descriptions détaillées et références plus générales, Martin assoit son monde sur une matrice qui ne peut que parler à tout Européen – voire à tout Occidental.
A suivre.

Notes

[1] Game of Thrones a obtenu 12 prix en septembre 2015 lors de la 67e édition des Emmy Awards, cérémonie qui récompense les meilleurs programmes de l’industrie télévisuelle américaine, après avoir été nominé 24 fois aux Creative Emmy Awards de la même année. Record à nouveau dépassé en septembre 2016…
[2] Telle « La Garde de nuit » (voir leur site www.lagardedenuit.com), association de fans français, dont l’expertise et les analyses de l’œuvre de Martin sont régulièrement saluées par l’auteur.