« 1936, l’année du tournant » est le titre de l’éditorial du n° 85 de la Nouvelle Revue d’Histoire qui vient de paraître. Le dossier de ce numéro daté de juillet-août 2016 : « 1936, illusions et tragédies ». Nous publions ci-dessous ce texte de Philippe Conrad, le directeur de la NRH.
Il est des moments qui voient l’histoire s’accélérer. L’équilibre politique et social qui, même imparfait, prévalait jusque-là se trouve remis en cause. Des mécontentements et des frustrations longtemps accumulés engendrent des crises inattendues. Les différends internationaux auxquels nul ne prenait garde s’aggravent subitement et débouchent sur des tensions menaçantes. Les peuples, hier encore confiants dans l’avenir, se mettent à douter ou craignent de voir la paix remise en cause. Autant de traits qui résument bien ce que fut l’année 1936.
Elle demeure dans la mémoire des Français comme celle du Front populaire, coalition électorale inédite née de la peur d’un « fascisme » largement imaginaire et des mécontentements engendrés par des politiques déflationnistes tournées en priorité vers le « sauvetage du franc ». La victoire, en février, du Frente Popular espagnol avait créé, même si la situation des deux pays apparaissait bien différente, un précédent inquiétant pour la paix civile. Et si une moitié de la France se réjouit de la victoire obtenue par les partis de gauche, l’autre vécut dans l’angoisse l’expérience entamée au lendemain des élections, au cours d’un printemps marqué par les grèves et les occupations d’usines. Les uns croient vivre alors l’aube de temps nouveaux qui verront l’ouvrier prendre une revanche si longtemps attendue, alors que les autres pestent contre la démagogie qui va fatalement affaiblir le pays au moment où la situation internationale se tend de manière inquiétante.
Les espoirs de révolution sociale se dissiperont rapidement, les salariés mesureront les limites de leurs avantages nouvellement acquis et l’enthousiasme bon enfant qui entraîne initialement une partie des masses populaires se transforme vite en déception. Mais le sentiment d’une victoire demeure et va maintenir longtemps le souvenir des départs en vacances, première annonce d’une « société des loisirs » dont on attend impatiemment l’avènement, même si celui-ci ne surviendra que trente ans plus tard, à la faveur des « trente Glorieuses ». À l’inverse, rentiers et petits patrons sont les grands perdants d’une expérience dont les avancées sociales ont été rapidement payées par les dévaluations du franc.
La joie des vacanciers partis, en cet été 1936, « au-devant de la vie » ne peut non plus dissimuler les nuages qui s’accumulent dans le ciel européen. En mars, Hitler a remilitarisé la rive gauche du Rhin et Mussolini a achevé la conquête de l’Éthiopie. La crise rhénane a révélé l’isolement de la France et les limites d’une stratégie exclusivement défensive. Face à Hitler, les hommes de la IIIe République paraissent bien désarmés et les professions de foi « antifascistes » du gouvernement Blum sont largement incantatoires. Il soutient mollement le pouvoir républicain de Madrid, alors que la violence de la guerre civile espagnole prélude aux luttes qui déchireront l’Europe au cours de la décennie suivante.
En août, les Jeux olympiques s’ouvrent à Berlin et l’image pacifique et festive qu’entendent donner du Reich les dirigeants allemands entretiennent l’illusion que la paix demeure possible, que l’Europe peut échapper à un nouveau cauchemar. Pendant ce temps, à Moscou, les salves qui fauchent tous les dissidents, réels ou supposés, permettent à Staline d’établir un pouvoir sans partage.
Même s’ils les ressentent confusément, les Français, vite convaincus des limites de « l’expérience Blum » n’ont pas encore une claire conscience des menaces qui pèsent sur eux. L’effondrement de 1940 n’est certes pas acquis quatre ans plus tôt mais il eût sans doute fallu, pour le conjurer, des hommes lucides, animés par une volonté sans faille. Ils ne furent pas au rendez-vous au lendemain de cette période agitée de notre histoire, génératrice d’illusions et porteuse des tragédies à venir.
Philippe Conrad
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