Ce qui ne trouve en revanche aucun élément rédempteur aux yeux de Barrès, c'est le rationalisme kantien, comprenant le fameux Impératif catégorique issue du Fondement de la métaphysique des mœurs (1785). Le défaut fondamental que lui trouve Barrès est qu'il ne prend pas en compte l'existence de la chair, et qu'il s'attache exclusivement à un idéal de pureté davantage adapté à Dieu qu'à l'Homme, négatif photo du pragmatisme (le kantisme considérant, par exemple, qu'une action ne peut être jugée qu'en fonction de ses motivations, et n'a aucune valeur si elle n'est pas mue par la "volonté bonne", ce qui veut dire qu'on excusera l'enfer, tant qu'il est pavé de bonnes intentions). On a évoqué plus haut la réflexion de Kant : "agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle" (appréciez la plume aérienne du philosophe). Barrès y voit une démonstration d'égocentrisme absolue. Les Déracinés est une critique du règne de la subjectivité et de la moralité individuelle, à laquelle il oppose la "conscience nationale". L'organique. Ses jeunes protagonistes veulent "devenir des individus", seuls entre eux-mêmes, mauvaise idée à laquelle Barrès oppose une pensée holistique pure (qui consiste à considérer les phénomènes comme des totalités et non comme des sommes de parties, s'opposant, d'un point de vue sociologique, à l'individualisme). La morale de Barrès est celle de la volonté d'accomplir un destin commun, celle de la terre et de la patrie. On retrouve sa légère obsession de la "race", qu'il emploie plus au sens territorial que biologique, comme Charles Maurras. À travers son roman, Maurice Barrès cherche à rendre meilleurs l'homme et la société dans laquelle il se meut, non à partir de concepts abstraits ou d'idées fausses, mais en se fondant sur des réalités tangibles. Aux méfaits du jacobinisme, de l'universalisme, et du centralisme sur les jeunes esprits, en un mot, du déracinement, il oppose les bienfaits de la décentralisation, de la continuité, de "tout ce qui demeure vivant de l'héritage de que nous avons reçus de nos pères", en un mot, de l'enracinement. "Les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut", écrit Frédéric Mistral dans Les Îles d'or. À l'époque de Barrès, la France avait déjà cessé de monter.
Barrès descend donc l'enseignement de ladite philosophie par le vil Bouteiller, élite formatée n'envisageant pas un instant de remettre en question son bien fondé, comme un croyant face à la vérité révélée. À travers ce personnage, on pressent la venue, lointaine mais sûre, des profs sociaux-libéraux de l'ère soixante-huitarde, et leur qualité de propagandistes solidifiée par leur conviction d'appartenir au Camp des Saints ; mais aussi des amibes technocratiques moralement désertiques comme un Alain Minc, dont les analyses du monde ignorent ses réalités sociales, culturelles, charnelles. Pour Barrès, l'enseignement de la philosophie allemande contribue à détacher la jeunesse française de ses racines. C'est en partie d'elle que se nourrit le cosmopolitisme, concept dément vieux comme l'antiquité mais appliqué depuis peu au monde. L'expression "citoyen du monde" reviendra à plusieurs reprises dans le roman, jamais sous un éclairage positif, naturellement. En tentant d'accéder à l'universel, les petits étudiants vont se défaire de leurs attaches régionales, du lien charnel à la terre, et d'un certain particularisme, devenant des créatures sans passé, employées du grand Capital, bâtards du siècle. On croyait les pages vierges qu'ils étaient remplies des "enseignements" de Bouteiller, mais ces "enseignements" ont été écrits à l'encre sympathique. L'élévation va pour beaucoup se transformer en chute, qu'elle prenne la forme d'une sévère désillusion, ou d'une authentique tragédie comme indiquée plus haut : les plus pauvres des sept jeunes Lorrains, confiants en la justesse du nouveau monde et en l'égalité des chances tant vantée, demeureront au final les perdants, victimes du système qui les aura transformés en Icare de supermarché, aveuglés par les lumières de la capitale, croyant naïvement pouvoir toucher le soleil du doigt ("L'état donne aux jeunes Français des notions exagérées de la place occupée dans le monde par les idées de droit, de justice, de devoir" - p.293). Au lieu de cela, ils auront droit à l'isolement et au vice… ils auront droit aux coulisses de leur nouveau monde.
Les enseignements de l'Empereur
Plus haut a été évoquée la réunion fondatrice des jeunes protagonistes du livre autour du tombeau de Napoléon 1er. Il va sans dire que la figure de l'Empereur occupe une place cruciale dans Les Déracinés, comme ce chapitre constitue un passage charnière du récit. Une façon de rappeler que le bonapartisme doit être une voie explorée attentivement par le traditionaliste à la fois méfiant de la république, et pas entièrement convaincu par la praticabilité de la restauration royaliste (on pense surtout à la notion de dynastie dans la monarchie héréditaire : vers qui se tourner ? Légitimistes ? Orléanistes ?). L'idée de l'homme providentiel émergeant des cendres du combat a de tout temps suscité la fascination des peuples - plus ou moins conscient des risques de dérive dictatoriale inhérents à ce cas de figure. On peut se demander si la tentation césariste est véritablement un danger.
Quand on parle de bonapartisme, il ne s'agit pas de celui de Napoléon III, le nain qu'aimait moquer Victor Hugo, et qui aura surtout anéanti les chances de formation d'une dynastie en transformant progressivement l'Empire en régime gras, parlementaire et démocratique. Quitte à choisir un sous-courant consécutif à la dissolution du Second Empire, on préfèrera le bonapartisme "blanc" des victoriens ou impérialistes, proches de la droite royaliste et cléricale, opposée à la gauche républicaine. Mais il est conseillé de s'arrêter sur le "vrai" bonapartisme. Et pour retourner à ses fondements, la voie la plus conseillée est sans doute la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène, recueil des mémoires de Bonaparte rédigé par l'historien Emmanuel de Las Cases au cours d'entretiens quasi quotidiens avec l'Empereur, à Saint-Hélène. Ce que l'on peut en lire confirme le fossé qui sépare le bonapartisme du jacobinisme. Présenté à l'inverse par certains comme un libéral, Bonaparte s'en distingue également par son attachement à un exécutif puissant et sa méfiance presque maladive envers le marché (on pense à son fameux "la bourse, je la ferme"). Son antiparlementarisme et sa méfiance envers les assemblées législatives, "sources d'instabilité", accroissent le pouvoir de séduction de sa "monarchie constitutionnelle tempérée" - nous sommes loin du despotisme militaire. Le caractère plébiscitaire de sa gouvernance renforce plutôt qu'elle ne menace sa dimension héréditaire : pour lui, un peuple aspire à une dynastie de régnants, qui trouvera sa raison d'être dans l'incarnation de ses aspirations élémentaires (après tout, ce n'est pas un référendum qui a fait tomber le second empire). Enfin, Napoléon 1er aspire à la fin du règne des partis, un des éléments fondamentaux de la pensée royaliste. Pour fortifier la nation, Napoléon proclame le bien-fondé de la promotion des élites, et aspire à la création d’une aristocratie nationale sans privilèges anachroniques. Une aristocratie à mille lieues de celle, financière, de cosmocrates nomades jouant avec nos vies de leurs dirigeables de luxe.
La gouvernance d'un de Gaulle, seul chef d'état digne de ce nom que nous ayons eu en deux siècles, comporte de nombreux points communs avec celle de Napoléon 1er. Il n'y a pas de coïncidence. Cette somme de constats suggère une réflexion de fond sur un système qui parviendrait à combiner les qualités du monarchisme selon Maurras et celles du bonapartisme originel. Le combat de la critique positive n'est pas près de finir.
Si loin, si proche
Une des choses qui rendent Les Déracinés d'autant plus passionnant vis-à-vis du Socle, c'est le parallèle que l'on peut faire entre nous, ses membres, et les sept jeunes Lorrains. Comme nous, ils se cherchent un positionnement politique et moral dans la société française moderne - c'est là l'ambition supérieure qui les distingue de leurs pairs. Comme nous, ils cherchent une place à la France dans un monde qui l'ensevelit chaque jour un peu plus, et un sens à l'Histoire qui, elle aussi, prend de cours un peu tout le monde. Comme nous, et en dépit de quelques convictions solides comme la primauté de la nation (issue d'une sorte de proto-boulangisme préfigurant à mon sens un socialisme national), ils bâtissent leur vision du monde sur la conscience que ce dernier est complexe, et que son sens menace de leur échapper à tout instant. Comme Barrès, comme nous, ils se nourrissent de leurs doutes et de leurs dissensions cordiales. Il est probable que la majorité des groupes d'action ou de réflexion politique qui se forment dans la France d'aujourd'hui aient, chacun, leur François Sturel, leur Maurice Roemerspacher, et leur Henri Gallant de Saint-Phlin. Certains membres de ces groupes pourront même puiser dans Les Déracinés une certaine inspiration. Au moment d'une réunion, Suret-Lefort dit : "il est évident que chacun de nous a ses vues sur la religion. J'admire Saint-Phlin ; je demande seulement que nul n'ait à endosser les idées de ses collaborateurs. Je ne pourrais écrire à La Vraie République s'il n'était pas entendu que la profession de Saint-Phlin n'engage que lui seul." (p.242) Les multiples divergence entre les membres du journal la Vraie République sont complexes, parce qu'aucun d'entre eux n'a entièrement raison, ni entièrement tort, ce magnifique patchwork illustrant les tourments existentiels de la France d'alors… tourments qui se poursuivent encore aujourd'hui.
Les Déracinés inspirera nombre de réflexions au traditionaliste n'ayant pas encore trouvé parfaitement sa voie. Rejette-t-il la république, tel un Barrès ? Ou bien sa conception de la France pourrait-elle se satisfaire d'une république autoritaire et "virile", quitte à être portée, dans un premier temps, par un tempérament despotique ? Dans le second cas, croit-il que l'instauration d'une sixième république constituerait un début de solution ? Où se situe-t-il face à, d'un côté, les tenants d'un pouvoir centralisé, comme les césaristes, et de l'autre, l'exaltation par un Barrès de la province comme "France réelle" ? Dans le prolongement de cette réflexion, que pense-t-il du principe de subsidiarité ? Au risque d'effrayer son propre pessimisme, ne croit-il pas que la France a, comme les jeunes protagonistes du roman de Barrès, subi un processus de désenracinement déjà bien engagé ? Auquel cas, a-t-il une idée des moyens de la réenraciner, fussent-ils radicaux ? Sans forcément se positionner vis-à-vis de la figure historique de Napoléon, qui a tant inspiré nos jeunes déracinés, que pense-t-il qu'il faudrait garder de l'héritage napoléonien (d'un côté, le bilan matériel et les institutions établies de 1800 à 1804, de l'autre, le bilan mythologique et imaginaire) ? Et une myriade d'autres interrogations tout aussi substantielles.
Pour le SOCLE
- Face aux menaces extérieures, la république n'a pas les moyens de protéger la France.
- Le parlementarisme est un régime dangereusement instable et aisément corruptible.
- Il n'existe qu'un seul nationalisme : défensif et conservateur.
- Paris, ou du moins le Paris de son époque, est une Babylone nouvelle, dévoreuse d'âmes.
- La Province est la "France réelle".
- L'universalisme et le cosmopolitisme sont parmi les plus grands ennemis de la patrie.
- Le processus de dissolution de l'identité française sous les influences étrangères avait déjà commencé dans la seconde moitié du XIXème siècle.
- La subsistance de la patrie tient à la volonté d'accomplir un destin commun.
- Le rationalisme kantien et son culte de la raison sont fondamentalement mauvais.
- Le "culte du Moi" (épanouissement de sa propre sensibilité) nourrit le patriotisme : en invitant à l'introspection, il induit une célébration de ses propres origines et du passé.
- Il est recommandé de se méfier des professeurs trop exaltés !
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