Que reste-t-il de Charlemagne ? Les ouvrages présentés ci-dessous confrontent le lecteur à la source du mythe et lui livrent des images contradictoires – le portrait d'un serviteur de l'église s'opposant à celui d'une brute opportuniste qui cache sous la façade religieuse ses exactions et ses vices.
Longtemps revendiqué comme une grande figure nationale par les historiens français et allemands, devenu, sous l'Occupation, parrain de la division française de la Waffen SS, l'empereur à la barbe fleurie tend aujourd'hui à incarner un précurseur de l'idée européenne supranationale. À travers ces divers avatars, que subsiste-t-il de l'homme et de son oeuvre ?
Portrait idéalisé
Force est d'admettre que la légende s'est tôt emparée du souverain et que, pour précieux que soit leur témoignage, ses premiers biographes ont contribué à troubler son image, pour léguer à la postérité un portrait idéalisé assez éloigné de la réalité. Éginhard en est un exemple. La réédition de sa Vie de Charlemagne dans la collection "Les classiques de l'histoire de France au Moyen Âge", laquelle a le grand mérite de proposer, en sus d'un appareil de notes et d'un index, l'original du texte latin en regard de la traduction, permet de saisir à la source la fabrication du mythe. Né en 775, Éginhard, appelé adolescent à la cour d'Aix-la-Chapelle, n'a connu Charles qu'au temps de la maturité et de la vieillesse. Au vrai, il est le commensal des fils de l'empereur, et d'abord du futur Louis le Pieux qui, monté sur le trône, assurera sa fortune tardive. C'est sans doute à sa demande qu'Éginhard, vers 830, une quinzaine d'années après la mort de Charles, disparu le 28 janvier 814, entreprend d'en rédiger une biographie officielle, en s'appuyant sur les sources palatines et les chroniques du règne.
Hélas, afin de ménager son héros, et le fils de celui-ci, Éginhard aura soin de gommer du récit, au demeurant fort bref, les accidents de parcours : revers militaires, représailles sanglantes, goût prononcé de l'empereur pour les femmes, aventures amoureuses des princesses que leur père se refusait à marier mais qui n'avaient point pour autant fait voeu de chasteté... En quoi Éginhard, qui prit modèle sur Suétone au point qu'on a dit de son texte qu'il est "un treizième César", se démarque de l'historien latin, qui, lui, n'épargna aucun ragot, fût-ce le plus douteux, à la mémoire des Julio-Claudiens. Reste qu'avec ses lacunes et ses flous artistiques, la Vita Karoli Magni imperatoris demeure un texte fondateur indispensable dans toute bibliothèque d'histoire.
S'il répond à un programme politique - ce rêve impérial qui ne cessa de hanter les puissants d'Europe après la chute de l'empire romain d'Occident en 476 -, le titre d'empereur, accordé à Charles le soir de la Noël 800 par le pape Léon III, revêt, aux yeux des contemporains, une autre dimension : celle du protecteur de la chrétienté. C'est parce qu'il se fait le défenseur de l'Église, devenant ainsi un nouveau Constantin, que le roi franc peut aspirer à la pourpre des Césars.
Le protecteur de la Chrétienté
Certains ont estimé que le souverain pontife avait forcé la main à Charlemagne, qui se trouva, de fait, lié aux intérêts de Rome. Peut-être. Il s'agissait cependant d'un rôle qu'il avait, de longue date, succédant en cela à ses père et grand-père, accepté d'assumer, tant sur les territoires traditionnels de la monarchie franque qu'au-delà. Même si sa "canonisation", accordée par un anti-pape à Frédéric Barberousse, est sujette à caution, la conscience catholique de Charles et le sens de sa mission ne sauraient être mis en doute.
Lorsqu'il titrait, il y a dix ans, un essai consacré à l'empereur, Charlemagne fondateur de l'Europe, Ivan Gobry ne se méprenait pas sur le sens qu'il donnait à ces mots. Charlemagne ne fut pas un précurseur du monstrueux machin bruxellois, mais d'une idée absolument contraire à celles des technocrates européistes : la mise en place de la Chrétienté en Europe. Jusqu'à un certain point, car de tels choix sont rarement tout à fait désintéressés et dénués d'arrière-pensées politiques, Charles travailla pour le règne de Dieu sur ses terres et ailleurs. Ses interventions en Italie contre les Lombards empiétant sur les droits du pape, en Espagne contre des musulmans menaçant les cités demeurées catholiques des Asturies, à l'Est contre des peuples, Saxons ou Avars, encore païens, tendent toutes à l'établissement en ce monde de la Cité de Dieu augustinienne, son livre de chevet. Cela est vrai également en ce qui concerne son oeuvre législative, ses interventions dans les affaires ecclésiastiques afin d'améliorer le clergé et mieux évangéliser le peuple, et même ses relations diplomatiques avec Byzance, son soutien à l'impératrice Irène allant à la pieuse orthodoxe capable de mettre un terme à la crise iconoclaste, dût-elle, pour cela, faire crever les yeux de son seul fils... Autres temps, autres moeurs... Le professeur Gobry propose à ses lecteurs un Charlemagne chrétien dont toute l'action fut régentée par cet objectif de la christianisation de la société. Il a certainement raison. Et, comme son livre, clair, concis, bien écrit, se lit avec plaisir, on lui emboîtera volontiers le pas.
Démythification
Ce que ne saurait faire Georges Minois, plus récent biographe de l'empereur. Quoique spécialiste d'histoire du catholicisme, Georges Minois n'aime ni l'Église ni ses dogmes et prend soin de différencier « le Jésus historique », un homme dont nous ne savons rien, du « Christ de la foi », inventé par les chrétiens. Sa biographie de Charlemagne s'inscrit dans la même optique : celle de la démythification. D'un personnage légendaire, il faut redescendre à l'homme véritable, démarche en soi louable, s'il ne s'acharnait à en diminuer talents, mérites, vertus jusqu'à ne laisser subsister qu'un assez vilain portrait. Bien entendu, une fois les scories enlevées, les sources criblées, connaissances et certitudes ont fondu comme neige au soleil.
Il faut admettre que nous ne savons pas grand-chose sur Charles et que le peu que nous en savons ne le rend pas sympathique. Or, à l'évidence, c'est bien sur le souverain catholique que l'historien s'acharne. Là où Gobry voit un chrétien fervent, Minois trouve un fourbe, un hypocrite, une brute opportuniste qui cache sous la façade religieuse ses exactions, ses vices, ses cruautés. Charles, soupçonné d'avoir aidé au décès prématuré de son jeune frère Carloman, dépouille la veuve et les orphelins. L'épisode espagnol n'est pas un prototype de la croisade mais une tentative d'annexion outre-monts qui n'interdit pas les meilleures relations avec le calife de Bagdad Haroun al Rachid. L'intervention italienne vise à détruire la puissance lombarde plus qu'à défendre la papauté, etc. Tout n'est évidemment pas faux dans ces affirmations. Encore convient-il de les remettre dans le contexte, de ne pas oublier que l'évangélisation forcée des Saxons, et le massacre des récalcitrants, survenus après quinze ans de guerre féroce, furent aussitôt dénoncés par le conseiller de Charles, Alcuin, qui lui reprocha ces méthodes, et se fit entendre. Non, Charlemagne ne fut pas exemplaire mais il semble ici que le procès est d'abord intenté contre l'empereur catholique, et essentiellement pour cette raison, ce qui rend le livre, somme toute, assez désagréable.
Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 21 octobre au 3 novembre 2010
✓ Éginhard : Vie de Charlemagne ; Les Belles Lettres, 128 p., 23€.
✓ Ivan Gobry : Charlemagne fondateur de l'Europe ; éditions du Rocher ; 320 p., 19 €.
✓ Georges Minois : Charlemagne ; Perrin, 720 p., 26 €.
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