L'aristocratie fait jaser, on l'identifie au régime de la noblesse, donc une élite distinguée par des titres, héréditaires ou viagers, et par des privilèges. Cette noblesse peut-être d'épée, de robe, liée à la fonction d’État, ou au service général de la nation, ou à d'autres causes encore selon les pays et les époques. Mais l'aristocratie est quelque chose de tout différent. C'est, par définition, le régime des meilleurs, que l'on distingue de l'oligarchie, le régime du petit nombre. Certes, les meilleurs sont toujours un petit nombre, mais c'est leur qualité qui les a distingués, là où les oligarques ne sont distingués par rien, si ce n'est, le plus souvent, leur argent et leur pouvoir.
Existe-t-il toujours une noblesse ? Oui, d'une certaine manière. L'ancienne noblesse privilégiée et féodale a disparu. Si les familles sont toujours là, leurs titres sont de courtoisie et ne correspondent plus à des domaines seigneuriaux, ni à des privilèges ou des contraintes légales. Cette ancienne noblesse est devenue une force morale, du moins parmi ses membres qui ont fait leurs la devise « noblesse oblige » et l'ont assimilée au don de soi ou au service de la nation. En ce sens, cette ancienne noblesse est devenue, au sens propre du terme, une aristocratie, c'est à dire le petit groupe des meilleurs qui se dévouent et se distinguent pour le bien commun. Mais même parmi les anciennes familles nobles, ces personnages sont peu nombreux, ce qui contribue à en faire pleinement des aristocrates.
La noblesse moderne est toute différente. Elle est purement viagère et attachée au service de l’État. En effet, parmi les plus hauts fonctionnaires au service de la chose publique, comment peut-on appeler le fait qu'ils soient choisis directement par le chef de l’État, qu'ils bénéficient de privilèges personnels aussi exorbitants que leurs devoirs autrement que par le nom de noblesse ? C'est une noblesse d’État, liée à des fonctions, personnelle et viagère, déconnectée de la puissance sociale, même si souvent les titulaires de cette noblesse sont aussi des personnes financièrement au-dessus du commun, sans qu'il y ait de lien entre les deux états d'aisance patrimoniale et de puissance publique. Cependant, quoique certains soient véritablement les meilleurs des serviteurs de l’État et donc des aristocrates, beaucoup d'autres ne se distinguent que par la réussite à des concours et leur excellence dans l'art de la courtisanerie, ce qui en fait plutôt des oligarques.
La noblesse, donc, d'une certaine manière, existe toujours. Mais c'est un fait neutre, indépendant de la question d'aristocratie ou d'oligarchie.
Parce qu'elle réunit et distingue les meilleurs d'une nation, qui sont en quelques sortes ses guides et ses éléments modérateurs, une aristocratie est nécessaire. Chaque corps de la société possède une aristocratie, c'est-à-dire possède son élite réduite et exemplaire. Dans toute profession, dans tout corps civil, il se dégage un groupe des meilleurs ouvriers, des meilleurs artisans, des meilleurs cadres ou entrepreneurs, des professionnels les plus intègres, des intellectuels les plus authentiquement brillants, des parents les plus dévoués à l'institution familiale, des scientifiques les plus investis dans leur science, des ecclésiastiques les plus zélés et les plus délicats, etc. Ce sont les aristocrates de leur corps et, tous ensemble, ils constituent l'aristocratie nécessaire de la nation.
L'ancienne royauté française voulait distinguer ces meilleurs, en leur octroyant la noblesse qui les rendait socialement visibles et en faisait des exemples publics pour les hommes. La république a voulu agir de même avec l'ordre de la légion d'honneur, qui élève socialement les aristocrates.
La reconnaissance sociale est un élément essentiel de la promotion de l'aristocratie et de son état d'esprit. D'une certaine manière on peut même dire que le Conseil économique, social et environnemental est une institution aristocratique, puisqu'il compte les représentants les plus prestigieux de la société civile, tout comme les académies dépendant de l'Institut de France. L'aristocratie n'est donc pas morte.
Chaque système a ses failles. L'accession à la noblesse ne garantissait pas que l'esprit aristocratique se perpétue dans la famille de l'anobli, même s'il y a des cas édifiants de très grandes et belles familles aristocratiques, comme celle des Colbert, des Castries, des Maupeou, des Lévis-Mirepoix, d'Harcourt, Broglie et tant d'autres. Il y a, hélas, autant de cas de familles nobles dont l'aristocratie native a dégénéré.
Dans l'actuelle république, l'acquisition automatique de la légion d'honneur selon le grade dans la fonction publique ou selon la progression dans la direction d'un ordre professionnel ne permet plus de distinguer les aristocrates, perdus dans la masse des oligarques. En outre, les privilèges familiaux auxquels la légion d'honneur donne accès, s'ils accroissent la visibilité sociale de l'aristocrate, ne garantissent pas la transmission familiale de ses valeurs…
Certes, ces systèmes ont leurs failles, donc. Mais ils ont permis de distinguer la tête d'une société.
Il semble qu'aujourd'hui, cependant, cette tête soit perdue dans la masse, abaissée, parfois ridiculisée, au profit du règne des oligarques et de la médiocrité commune. L'esprit aristocratique est moqué, diminué, insulté par les oligarques eux-mêmes, qui possèdent la puissance. Cela prend des allures de règne de la nullité, où le meilleur est toujours blessé.
Cet état de fait est gravement préjudiciable à la nation, qui perd ainsi non seulement ses repères intellectuels, mais aussi civiques, moraux et professionnels.
Il y a pourtant des voies possibles pour rendre à l'aristocratie sa visibilité et son pouvoir, en minimisant les risques de tomber dans les excès d'une noblesse oligarchique.
Il s'agit de donner à cette aristocratie les moyens d'un enracinement familial et territorial qui constitue une reconnaissance sociale endogène et non pas exogène venue de l’État prompt à reconnaître autant les courtisans médiocres que les grands serviteurs. Il s'agit également de donner à cette aristocratie un pouvoir collectif réel, quoiqu'il n'appartiendrait à ses membres que de façon viagère, par le biais des institutions aristocratiques, comme le CESE ou l'Institut et donc cette fois par l’État.
A suivre…
Gabriel Privat
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