L’effondrement de la littérature française, au cours des dernières décennies, ne fait aucun doute. On ne voit guère que Houellebecq, avec essentiellement deux livres publiés il y a maintenant une vingtaine d’années, qui ait pu être pris au sérieux. Invoquer, pour expliquer cet effondrement, une conjonction de facteurs indépendants les uns des autres ne relève que de la paresse intellectuelle, de la même façon qu’expliquer la chute de l’Empire romain d’Occident par un affaiblissement spirituel s’ajoutant à des problèmes économiques dus à de mauvaises récoltes, elles-mêmes coïncidant avec des décisions funestes prises par deux ou trois souverains dégénérés, tout cela aggravé par la pression des Germains poussés à l’assaut des terres impériales par un hiver plus rude que d’habitude ou par les Huns d’Attila, revient à dire que cette catastrophe, peut-être la plus grande de l’histoire de l’humanité, fut un accident de la circulation. Ça se trouve comme ça, nous disent les génies appointés éclos dans les couveuses du CNRS. C’est dommage. C’est la faute à pas de chance, nous susurrent-ils de la voix mielleuse et satisfaite des crétins. Ainsi le couvercle se referme-t-il sur les vérités fondamentales de notre époque.
De même qu’Edward Gibbon avait clairement établi la raison profonde de la chute de Rome avant que les historiens officiels, à l’unanimité, ne rejettent ses thèses comme fantaisistes, exagérées, relevant du romantisme et de l’amateurisme, pour lui préférer, de loin, la conjonction des facteurs, de même il faudra bien qu’un jour quelqu’un se dévoue pour établir la raison profonde de la chute de la littérature française, et, par extension, de l’ensemble de la culture européenne.
Selon Philippe Muray, la question fondamentale qui sous-tend toute littérature digne de ce nom est la suivante : que se passe-t-il ?
Cette question, est, au cours des quarante années qui viennent de s’écouler, la question interdite par excellence. La poser, c’est déjà un peu y répondre, donc commencer à arracher le voile que nos Maîtres ont tendu entre nous et le monde qui nous entoure. Pourtant, les changements, pour la plupart abominables, que subit la société depuis le début des années soixante-dix, se produisent au vu et au su de tous, sans que leurs auteurs essaient de les dissimuler, bien au contraire : depuis le début de leur règne sans partage, ils n’ont de cesse de nous expliquer qu’il serait absolument impensable de considérer ces changements autrement que comme l’avènement programmé d’une nouvelle ère de félicité, qui sera aussi la dernière, unlast age dans lequel le bonheur sera obligatoire, les guerres interdites, les différences effacées, une plage infinie où l’histoire des hommes s’échouera pour ne plus jamais repartir. Rien ne sera jamais plus comme avant, nous lancent-ils en nous regardant dans les yeux, nous mettant au défi de ne pas nous réjouir de ces hideuses métamorphoses, de ne pas applaudir à la destruction du monde humain que nous avions reçu en héritage des siècles passés. Voilà quarante ans que nous sommes l’objet de ce processus de normalisation forcée, basé sur la logique du fait accompli, de la sidération et de la terreur. Voilà quarante ans qu’on nous explique que nous ne voyons pas ce que nous voyons. Voilà quarante ans que les réfractaires qui s’obstinent à le voir, et à dire qu’ils le voient, sont socialement et politiquement éliminés, exclus à jamais de l’agora, relégués dans les égouts de la « République ».
Les élites, déconnectées du peuple ? C’est exactement le contraire. Sauf que cette connexion ne fonctionne que dans un sens. Les images surgissent des télévisions comme autant de décharges électriques envoyées par des milliers de Pavlov. Et l’homme occidental, le cerveau atrophié, erre comme un somnambule dans ce monde qu’il ne peut plus comprendre, qu’il ne peut même plus voir. Quelque chose s’interpose entre lui et la réalité, et ce quelque chose est un écran, dont je m’étonne ici que, dans le camp hétéroclite des réfractaires, personne n’ai jugé bon de rappeler la vraie définition : tout ce qui arrête le regard, qui dissimule, empêche de voir.
Les actuels romanciers, ne pouvant se baser sur une réalité frappée d’interdit, et ne pouvant non plus se baser sur la réalité virtuelle des médias (à laquelle il devient très difficile de continuer à croire — sans parler de la faire croire aux autres — en essayant la coucher par écrit sur trois cent pages, c’est-à-dire en la détaillant et en essayant de la rendre crédible, ce qui est le principe du roman), ont choisi tout simplement de l’éviter. Les romans actuels ont en commun le fait de ne jamais se dérouler ni ici, ni maintenant. Nous sommes sous la domination des écrivains new-yorkais (Marc Lévy, Guillaume Musso, Katherine Pancol, Joel Dicker, avec une variante californienne : Philippe Besson), des écrivains de la Seconde Guerre mondiale, celle-ci d’ailleurs toujours réduite à la question juive (Colombe Schneck, Pierre Assouline), des écrivains de l’enfance volée (Angot), etc.
La littérature et les littéraires se sont couchés, comme tout le reste et comme tout le monde. Il suffit de voir comment ces derniers fondent sur le déviant qui prétend écrire et penser le monde hors de leur idéologie, et ce quelque soit la qualité littéraire des écrits en question. C’est là qu’arrachant leurs masques, ils nous montrent ce qu’ils sont vraiment : pas du tout des écrivains et des critiques, mais des commissaires politiques préposés à la culture, imposant leur loi par la délation, les pétitions, la terreur et l’intimidation.
La tâche de tout romancier doit être de saisir cette réalité dont on ne veut surtout pas qu’il s’occupe, ce nouveau monde qui n’en finit pas de grignoter l’ancien, à un rythme tel que chaque génération y naît et y grandit comme dans un nouvel univers que ne peut déjà plus comprendre la génération précédente.
Tout roman écrit non à partir de cette réalité, mais à partir du monde virtuel décrit dans les médias est nulle et non avenue. Le littérateur doit arracher ce voile, briser l’écran, pour raconter enfin ces âges sombres où nous sommes nés.
André Waroch
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