Si l’œuvre de Julius Evola (1898-1974) et sa conception on-ne-peut-plus aristocratique de l’existence ont été largement diffusés en France depuis le gros travail de traduction entrepris par Philippe Baillet et si le Baron est aujourd’hui encore considéré comme l’une des figures de référence de la dissidence européenne, force est de constater que sa pensée n’est finalement connue qu’à travers un nombre très restreint de titres. L’exclamation « révolte contre le monde moderne » est devenue le cri de ralliement de la pensée réactionnaire tandis que l’image d’un homme chevauchant un tigre ou se tenant debout parmi les ruines incarne l’idée de résistance spirituelle face à la déferlante matérialiste et à la régression anthropologique promues par notre époque (en référence à son œuvre majeure : Révolte contre le Monde Moderne (1934) ainsi qu’à deux de ses plus connues : Les Hommes au Milieu des Ruines (1953) et Chevaucher le Tigre(1961)). Pourtant l’originalité de la pensée de Julius Evola et la bouffée d’air frais que celle-ci apporte à la platitude et au néant culturel ambiants méritent que l’on s’attarde également sur certains de ses ouvrages considérés comme secondaires, ou en tout cas caractéristiques d’une période antérieure à la complète maturation « idéologique » du penseur italien.
Le cas de Impérialisme Païen est à ce titre particulièrement digne d’intérêt. Rédigé en 1928 dans un contexte extrêmement tendu de querelles internes au Fascisme italien sur la question papale et plus généralement sur le rapport entre l’Etat fasciste et l’Eglise catholique, Imperialismo Pagano constitue le premier ouvrage véritablement politique ou plutôt métapolitique du Baron. Introduit dans les années 1920 au sein des milieux « traditionnalistes » romains après s’être éveillé intellectuellement à travers la découverte du dadaïsme et de la spiritualité orientale, le jeune Evola décide de mettre sa plume au service de sa conviction profonde qu’une régénérescence de l’Europe ne pourra passer que par un rejet complet et inconditionnel du Christianisme, cause et symptôme de la régression qualitative de l’Homme européen et de la décadence de la civilisation (au sens non-spenglerien du terme) occidentale. La teneur ouvertement polémique de ses positions « non-conformes » et la violence de certaines invectives contenues dans l’ouvrage ont certes permis à Julius Evola d’étendre sa renommée mais ont surtout contribué à l’ostraciser de l’intelligentsia fasciste qui restait en grande partie attachée à la « deuxième Rome », espérant faire de la « troisième Rome » fasciste la synthèse et le dépassement de ses deux aînées, non leur négation. L’auteur lui-même s’est par la suite dissocié de cet ouvrage qu’il a fini par considérer comme une erreur de jeunesse qui manquait de réflexion, même si en réalité il n’existe aucune contradiction entre l’antichristianisme acharné du jeune Evola et son antichristianisme modéré qui lui permettra de voir plus tard dans le Catholicisme romain une structure traditionnelle pouvant servir de point d’appui face au nihilisme contemporain.
Pourtant la pertinence de son argumentation apparaît évidente à quiconque souhaite réfléchir sans idées préconçues aux conditions nécessaires à une véritable reviviscence de l’Europe. Notre intention est donc ici de présenter les idées fortes contenues dans Impérialisme Païen, afin d’offrir de nouvelles perspectives à ceux qui voyaient dans la religion chrétienne l’unique rempart contre le déclin de l’Occident. Ces thèses sont évidemment à prendre avec une extrême précaution et doivent être lues intelligemment par des personnes exerçant leur sens critique, au risque de tomber dans une « christianophobie » primaire qui serait absolument contre-productive dans le combat que nous menons. Tout l’art de la réflexion est de prendre en compte ces arguments tout en s’efforçant de rechercher dans notre passé un fil conducteur qui a permis à chaque époque d’enrichir l’édifice de notre patrimoine culturel et spirituel commun, comme l’a fait notamment Dominique Venner dans son ouvrage,Histoire et Tradition des Européens. Evola remet en cause le dogme chrétien dans sa dimension la plus terre-à-terre et non pas la Chrétienté dans son acception historique avec tout ce que celle-ci a pu apporter aux Européens (gibelinisme, croisades, architecture sacrée, etc…).
Ceci-dit, bien comprendre les reproches adressés par le Baron au Christianisme implique d’avoir en tête l’idéal anthropologique et spirituel dont il s’est fait le porte-parole tout au long de sa vie, et qu’il est possible de synthétiser sous l’appellation d’Imperium. Celui-ci constitue un mode d’organisation des êtres humains en totale opposition avec le modèle offert par l’Etat moderne bureaucratique, laïque, fait de relations impersonnelles et de fausses hiérarchies et se développant en parallèle d’un « champ » appelé société à travers lequel des individus atomisés peuvent exercer leurs « libertés » comme bon leur semblent. L’idéal evolien s’incarne au contraire dans la figure d’un empereur à la tête d’un « Etat organique » caractérisé par la juste position hiérarchique de chaque homme selon ses facultés personnelles et spirituelles. Cet empereur se veut de « style solaire », c’est-à-dire possédant les qualités intérieures absolues lui permettant de s’élever naturellement pour assumer la position centrale de celui qui « agit sans agir », tel un moyeu autour duquel gravitent les rayons d’une roue et qui donne sa raison d’être à l’ensemble de la structure. Le chef de la hiérarchie politique assume donc en même temps le rôle d’autorité spirituelle suprême dans une vision moniste en contradiction avec la vision dualiste chrétienne qu’incarne l’injonction christique de « rendre à César (….) ». Selon Evola, l’Etat bureaucratique et laïc moderne ne constitue finalement que l’aboutissement de cette logique dualiste qui, en accordant l’intégralité de l’autorité spirituelle à l’Eglise, a dépouillé l’Etat de tout lien avec une réalité supérieure, le reléguant à des tâches de simple administrateur. En parallèle, une Eglise « autonome », détachée de tout lien avec les réalités politiques et guerrières ne pourrait finalement incarner et véhiculer qu’une forme « atrophiée » de spiritualité, qu’Evola nommera « lunaire », purement dévotionnelle, relative à la recherche du salut individuel et sans ancrage véritable dans le monde, incapable d’élever l’Homme à travers l’action pure.La conception chrétienne dualiste impliquerait donc une régression, à la fois pour l’autorité spirituelle et pour l’autorité temporelle, tandis qu’au contraire leur réunion au sein de l’Imperium aboutirait à leur sublimation respective.
La grande idée d’Evola est que le message véhiculée par l’Evangile aboutirait à une forme inférieure de spiritualité relativement à celle qu’il préconise, et qu’il nomme « païenne » par un certain abus de langage (par la suite, le terme de « Tradition » se substituera à celui de « paganisme » dont l’étymologie pouvait prêter à confusion). Qu’il s’agisse de Dieu, du Monde, de l’Homme ou du rapport de ce dernier avec les précédents, la vision chrétienne constituerait en tout point une régression. Avant tout, la doctrine égalitariste prônée par le Christ est vue comme contraire à la nature des choses et assume par conséquent une dimension subversive. Chaque homme étant égal face à Dieu, toute tête qui s’élèverait au-dessus des autres par sa « virtù » se verrait attribuée un délit de présomption. A ses yeux, l’idéal chrétien des premiers siècles est celui d’une assemblée de croyants dépouillés de tout bien et ne cherchant à occuper aucune fonction sur cette terre autre que celle de prêcher la bonne parole en même temps qu’ils s’appliquent à obtenir le salut de leur âme. Evola n’hésite pas à comparer les troupes de fidèles de la nouvelle religion avec les hordes de bolcheviques sapant les fondements de toute autorité et prônant le nivellement le plus intransigeant. De par son opposition à toute forme de hiérarchie même spirituelle, le dogme chrétien serait donc incompatible avec toute forme d’élévation. Cette conception d’un rapport direct avec un Dieu transcendant et hors du monde entraine ainsi un bouleversement dans toutes les structures de la société antique. Auparavant, l’Homme s’insérait de manière organique dans différents « cercles » (son foyer, sa lignée, sa cité, l’Etat romain, le Cosmos) et à chaque niveau correspondait une forme de culte qui assumait une signification particulière. A la dimension cyclique de ces cultes s’ajoutait le devoir d’incarner par ses actes quotidiens et son attitude face à la vie une dignité qui n’était pas accordée à tout être humain mais seulement à celui qui la méritait. Avec l’avènement du Christianisme, tout cela aurait été remis en cause pour céder la place à une forme dévotionnelle de spiritualité qui voyait dans l’attente de la mort l’unique sens de l’existence humaine.
La faiblesse intrinsèque du dogme chrétien ne pouvait selon Evola que conduire cette religion à sa propre destruction (par la scholastique puis le rationalisme) pour aboutir au monde moderne dont les fondements dériveraient directement du nihilisme spirituel prôné par l’Evangile. L’auteur va plus loin en soutenant que la plupart des aberrations modernes découleraient de manière plus ou moins directe du dogme chrétien, pointant au passage le court-circuit « idéologique » de tout Chrétien se déclarant antimoderne mais refusant de franchir le cap qui le conduirait nécessairement à une remise en cause existentielle. Deux visions s’opposeraient donc, dont les implications aboutiraient à deux types de sociétés diamétralement opposés : d’un côté, une vision « païenne » se focalisant sur le réel, reconnaissant la sacralité des relations humaines et du monde, lui-même propice à un développement spirituel concret et permettant à celui qui en a les capacités de percer les plus hauts mystères de l’existence ; de l’autre une vision chrétienne éprouvant de l’animadversion contre le réel et considérant comme hérétique tout ce qui entrerait en contradiction avec sa conception abstraite (et selon l’auteur traditionnellement sémitique) d’un Dieu tout puissant et hors du monde.
Par un gigantesque paradoxe qui n’en est plus un à la lumière du protestantisme (en fait un simple retour aux sources) et de ses évolutions, le dogme chrétien qui prône un détachement total des choses matérielles finit par faire de la dimension économique et sociale le centre de toutes les préoccupations. Evola explique cela par la tendance au nivellement prêchée par celui qu’il nomme « le Galiléen » et qui pousse à ne considérer chaque homme qu’à l’aune de ce qui est commun à toute l’humanité (de l’individu le plus abject au surhomme nietzschéen), à savoir des fonctions purement biologiques. Cet économicisme pathologique si caractéristique des sociétés actuelles, persuadées que la solution ultime à tous nos malheurs ne pourra venir que d’une réforme du système économique (le « Il faut fluidifier le marché du travail ! » de « droite » s’opposant au « Il faut une meilleure répartition des richesses ! » de « gauche ») découlerait donc lui-aussi d’une mentalité occidentale marquée de manière plus ou moins consciente par de vieilles idées chrétiennes.
La liste est encore longue des invectives contenues dans Impérialisme Païen, l’auteur ayant quoiqu’on pense de la pertinence de ses propos, de nombreuses cordes à son arc. J’aurais ainsi pu présenter en quelques lignes sa dénonciation de l’activisme faustien, l’opposition qu’il fait entre science positive et science sacrée, ses longues considérations sur le véritable sens de la hiérarchie ou de la liberté ou encore le caractère utilitariste d’un comportement moral sur cette terre dans l’espérance d’un « au-delà » promettant joies et plaisirs éternels, mais nous laissons l’opportunité aux lecteurs d’apprécier toutes ces considérations par eux-mêmes en les invitant à se procurer cet ouvrage. On pourra simplement résumer la thèse présentée par Evola dans cet ouvrage dans l’idée que la plupart des aberrations du monde moderne n’ont été rendues possibles que par le caractère « subversif » de la doctrine chrétienne des premiers siècles, l’émergence du Christianisme étant responsable d’une rupture avec les traditions précédentes qui véhiculaient à ses yeux une conception bien plus élevée de la Vie, de l’Homme et du Monde. En quelques sortes, Evola pourrait faire sienne la fameuse citation de G. K. Chesterton : « Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles » en précisant que cette folie était déjà contenue en germes dans les textes relatant les faits et gestes du « Galiléen ».
Valérien Cantelmo pour le C.N.C.
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