Le deuxième point (chapitre 15 et préc.) concerne la fixation des prix. L’auteur analyse jusque dans le détail les diverses hypothèses formulées par divers théoriciens de l’économie, soulignant que le problème est plus complexe qu’on ne le présente généralement, et qu’il n’y a pas qu’un seul mécanisme qui entre en ligne de compte. Je retiens un point essentiel (je crois) de cette analyse : le prix d’un bien ou d’un service ne dépend pas seulement de la « loi de l’offre et de la demande » (qui est tout sauf une loi), car un autre facteur intervient : le « rapport de force » (chapitre 14).
Il analyse longuement le statut et les implications du CDS (Credit-Default Swap) : il s’agit pour le prêteur d’une manière de s’assurer contre les « événements de crédit » et contre les éventuels « non-versements d’intérêts ». C’est un « instrument de dette », qui peut être échangé et qui dès lors, j’imagine, suit une cote. Interviennent alors, comme dans les assurances, les statistiques et le calcul des probabilités dans la fixation du taux d’intérêt et de la prime de crédit.
Il y a des choses, dans ce chapitre, qui m’échappent carrément, du genre : « Je n’ai encore évoqué jusqu’ici que la fonctionnalité a priori légitime du credit-default swap de constituer un marché de la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette considérée comme un produit financier autonome » (p.231). Débrouillez-vous. Une carence lexicale doublée d’une carence syntaxique, je suppose. Je retiens seulement que plus le risque augmente, plus diminue la perception de ce risque par les acteurs du marché. J’imagine que cette infirmité est liée à la perspective de se gaver bientôt. Je verrais bien comme une table de jeu avec ses parieurs fiévreux autour.
A ce sujet, j’aime assez l’humour de Paul Jorion : quand il se met à expliquer ce qu’il considère comme l’ « usine à gaz » que Keynes a nichée au cœur de son maître-livre (Théorie générale …), il lance : « Le lecteur s’en sera déjà convaincu s’il est parvenu jusqu’ici dans sa lecture » (p.251, je souligne).
Tout ça pour dire que ce qu’on appelle complaisamment le « keynésianisme » ne constitue, aux yeux de l’auteur, que « la partie morte » de l’œuvre de Keynes, qui n’a, au demeurant, pas été écrite par lui mais par un nommé Hicks, dans un souci de simplification avalisé par le maître, qui voyait là l’occasion d’élargir son public.
Keynes était farouchement opposé à l’adossement de quelque monnaie que ce soit à quelque métal précieux que ce soit (étalon-or), et favorable à la « commodity money », que Jorion traduit par « monnaie marchandise ». Il appelait à la fondation d’une « Union monétaire internationale » (qui a inspiré la position britannique lors des négociations de Bretton Woods). L’auteur cite le biographe de Keynes, Skidelski : « Si les propositions de Keynes en 1919 avaient été appliquées, il est improbable que Hitler serait devenu chancelier allemand » (p.272). On dira : "avec des si ...". Certes, mais.
Keynes, adepte de longue date du plein emploi (facteur de cohésion sociale) avertissait par ailleurs de la menace représentée par le chômage structurel, provoqué par les innovations technologiques. N’ai-je pas entendu récemment un économiste (Daniel Cohen) s’alarmer de la numérisation tous azimuts des tâches dans l’entreprise, au motif qu'elle « détruit les organisations ». Il résumait la pensée d’un de ces fanatiques de la numérisation à outrance en lui faisant dire que, si par hasard il faisait la même chose deux jours de suite, il fallait impérativement qu’il invente le logiciel qui supprimerait son propre poste de travail. On n’a pas fini d’inventorier les dégâts et merveilles d’une telle façon de concevoir le travail humain.
Pour conclure, je suis incapable de dire si ce livre permettra de refonder une « science économique » authentiquement digne du nom de « science », c’est-à-dire débarrassée de tous les oripeaux dogmatiques dont l’ont farcie les idéologues de l’ultralibéralisme « décomplexé ». Visiblement, ce n’est pas gagné. J’entendais encore ce matin (27/09) un certain Bujon de l’Estang s’efforcer, sur un ton pontifiant, docte et péremptoire, de ridiculiser les illuminés qui persistent à voir dans l’économie une « science molle », ce qu’elle est pourtant, très précisément, puisqu'elle n'a aucune capacité prédictive.
Paul Jorion n’est certainement pas un prophète. Tout au plus y a-t-il de l’utopie dans sa démarche : ce que remettent en question ses observations, ce n’est rien d’autre qu’un système, autrement dit un énorme ensemble infiniment complexe d'acteurs et de facteurs organisés par des relations de solidarité : on ne fait pas bouger un tel ensemble avec le dos de la cuiller. Le rapport des forces en présence est incommensurable. Paul Jorion est un petit Poucet. Rien que la façon dont est enseignée l’économie dans les écoles et universités aurait de quoi rendre pessimiste : Jorion ne vient-il pas de se faire jeter, pour des motifs obscurs, de la chaire qu’il occupait à la « Vrije Universiteit Brussel » ?
Je signale que la plupart des « prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », décerné pour la première fois en 1969 (appellation faite pour susciter l’imposture du raccourci « prix Nobel d’économie ») ont été attribués, pour la plupart, à des idéologues de l’économie ultralibérale, dont les théories encombrent tous les manuels scolaires. C’est David contre Goliath.
Cela me fait penser à ces journalistes égarés qui parlent des « lobbies écologistes » qui agissent en sous-main à Bruxelles, et qui font semblant d’oublier que les quelques actions vertes en direction des institutions européennes pèsent d’un ridicule poids financier, idéologique et communicationnel face aux vrais poids lourds de toutes les influences stratégiques des grands groupes transnationaux, qui financent massivement des « think tanks » pour qu’ils produisent ad nauseam des argumentaires calibrés au quart de poil pour impressionner et enfumer les "staffs" qui entourent ceux qui signent les décisions (pardon pour la longueur de phrase).
Paul Jorion a sans doute raison. Certes, je ne suis pas en mesure de juger, mais quand je vois la mafia des économistes « officiels » se liguer contre « le premier qui dit la vérité » (Guy Béart), je n’hésite pas à lui accorder crédit. Là où il se trompe peut-être, c'est quand il pense qu'on pourrait sauver la situation. Je pose la question : peut-on croire que du travail reviendra en France ? Franchement, j'en doute.
Je n'ai pas tout compris à son livre. J'en ai pris ce que j'ai pu ou cru comprendre. Bien que je sois assez pessimiste sur ce que l'avenir nous réserve, je lance à Paul Jorion cet appel : « Tenez bon ! ».
Voilà ce que je dis, moi.
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