En marge du 14 juillet, où l'armée est traditionnellement mise à l'honneur, retraçons l'histoire de la guerre, de la préhistoire jusqu'à nos jours. John Keegan lui consacre une somme où la biologie, l'éthologie ou la psychologie sont convoquées aux côtés de l'archéologie.
L'histoire nous le savons est le meilleur des guides en matière politique. L'histoire militaire en particulier est riche d'enseignements pour comprendre les sociétés humaines car la guerre, pratique universelle et constante de l'humanité, est le plus commun des moyens par lesquels s'opèrent les grandes ruptures et les grandes mutations.
Or parmi les ouvrages consacrés à ce sujet, il existe une somme, remarquable à plus d'un titre, L'Histoire de la guerre de Sir John Keegan. Cet auteur, fait officier de l'Ordre de l'Empire britannique en 1991 puis chevalier en 2000 par la reine Elisabeth II, a enseigné pendant vingt-six ans à la prestigieuse Académie militaire royale de Sandhurst, le Saint-Cyr britannique, ainsi qu'à l'université de Princeton aux États-Unis. La bibliographie de Keegan est immense (on peut citer notamment des titres comme L'Anatomie de la bataille ou L'Art du commandement) mais dans cette vaste production, L'Histoire de la guerre se signale comme l'oeuvre la plus générale.
L'anti-Clausewitz
L'auteur se propose en effet de nous y raconter l'histoire de la guerre de la préhistoire jusqu'à nos jours. Sa grande érudition, ses rapports directs avec l'institution militaire, sa fréquentation des hommes de guerre lui donnent une hauteur de vue et une capacité à comparer les époques et les lieux qui enrichissent son sujet et rendent la lecture de l'ouvrage captivante. Cet intérêt qui s'empare du lecteur dès les premières pages tient aussi à la ténacité avec laquelle l'auteur part en chasse de son sujet, utilisant tous les moyens à sa disposition pour atteindre son but. Ainsi, il n'hésite pas, par exemple, à convoquer la biologie, l'éthologie ou la psychologie aux côtés de l'histoire et de l'archéologie pour mettre en lumière les origines de la violence.
« La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. » La célèbre définition de Clausewitz n'a pas été placée par Keegan à la première ligne de son essai pour des raisons secondaires ou à titre de simple illustration. En effet, le polémologue britannique se livre à une critique en règle de la logique clausewitzienne dont l'adoption comme une vérité absolue par tous les esprits occidentaux est de nature à nous faire perdre de vue qu'elle ne s'applique en réalité qu'à une petite partie de l'histoire de la guerre.
« Elle suppose l'existence d'États, d'intérêts nationaux, et de calculs rationnels sur la manière de les mener à bien. Mais la guerre est antérieure de plusieurs millénaires à l'État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi vieille que l'homme lui-même, et plonge ses racines jusqu'au plus profond du coeur humain, là où le moi érode la raison, où l'orgueil prévaut, où l'émotion est souveraine et l'instinct roi. » En fait, cette définition, très ethnocentrée, occulte le fait que dans de très nombreuses cultures, anciennes ou contemporaines, la guerre peut très bien se pratiquer en dehors de toute idée de frontières ou de conquêtes territoriales, qu'elle peut aussi se justifier par des motifs qui se situent selon l'expression de Keegan « au-dessous de l'horizon militaire ».
Guerre vraie contre guerre réelle
Parfois, cette différence culturelle a profité aux Européens comme le montre notre auteur avec l'exemple des conquêtes coloniales. En effet, ce n'est pas seulement la poudre à canon qui a eu raison des peuples d'Afrique et d'Amérique, c'est aussi la confrontation entre deux cultures guerrières, l'une basée sur la bataille rangée décisive et le combat à mort, l'autre sur les affrontements ritualisés (parfois à la limite du théâtre), sur le combat singulier entre des héros, sur l'escarmouche et une certaine pratique de l'esquive (absolument pas assimilée à de la lâcheté). Mais aujourd'hui, les difficultés des soldats occidentaux confrontés sur des théâtres d'opération extérieurs à des ennemis pour qui la bataille rangée et la possession d'objectifs n'est pas la priorité semblent annoncer un retournement de situation et faire de cet avantage un handicap.
La distinction centrale chez Keegan (et empruntée à Clausewitz) entre « guerre vraie » (rationnelle, totale) et « guerre réelle » n'a pas seulement une vertu descriptive mais lui permet aussi d'esquisser une critique de la guerre moderne. « Les primitifs ont recours à toutes sortes d'expédients pour épargner le pire, tant à leurs ennemis qu'à eux-mêmes. L'exemption est un de ces moyens : les femmes, les enfants, les personnes âgées et ceux qui sont considérés comme inaptes au service sont exemptés du combat et de ses conséquences. Les conventions en sont un autre, en particulier celles qui concernent le choix du moment, du lieu et de la saison du conflit, ainsi que son prétexte. Mais le plus important de tous ces expédients est le rituel qui définit la nature même du combat et exige que les rites soient accomplis après avoir été mutuellement définis. »
Vers la conscription universelle
À l'opposée de cette sagesse des civilisations traditionnelles, la modernité occidentale a développé le modèle de la conscription universelle qui tendit depuis la Révolution française à faire, dans toutes les nations européennes, de chaque individu de sexe masculin un soldat. Cette même civilisation, en accroissant de manière inouïe sa maîtrise des techniques a également fait disparaître une bonne partie des limitations naturelles de la guerre (saisons, obstacles géographiques et physiques en tous genres), en même tant qu'elle se dotait d'un arsenal dont le pouvoir de destruction a progressé à une vitesse vertigineuse de l'âge de la poudre à l'ère atomique.
Sur un autre plan, ce n'est pas le moindre des paradoxes de constater que l'humanitarisme et le pacifisme qui caractérisent la culture occidentale dans son rapport à la guerre, considérée non comme une activité noble mais comme une pratique honteuse à laquelle on ne s'adonne qu'une fois tous les autres moyens épuisés, ont puissamment contribué à faire tomber toutes les limitations rituelles que les guerriers traditionnels s'imposaient à eux-mêmes au nom de la haute idée qu'ils se faisaient de leur statut. Cette logique, dont Keegan découvre les prémisses chez les Grecs, qui les premiers abandonnèrent la logique primitive (encore perceptible dans les combats singuliers de L'Iliade) pour faire le choix de la mêlée et de la lutte à mort dans des batailles décisives, atteindra son apogée dans les deux guerres mondiales du XXe siècle.
Questions fondamentales
Outre ces considérations idéologiques, le lecteur trouvera dans le livre de Keegan des réponses à la plupart des questions fondamentales qui se posent au sujet de la guerre : Est-elle apparu ou a-t-elle toujours existé ? Peut-on imaginer qu'elle disparaîtra un jour comme ont pratiquement disparu des pratiques aussi anciennes comme l'esclavage ? Y a-t-il un profil d'homme fait pour la guerre ? Pourquoi a-t-elle été partout et toujours une occupation exclusivement masculine ? Quels furent l'incidence des grandes évolutions technologiques (la domestication du cheval, la découverte du fer, l'invention de la poudre...) sur l'art de la guerre ? Qui sortira vainqueur de la dialectique éternelle de l'épée et du bouclier (des armements offensifs et défensifs) ? Pourquoi les grandes batailles se déroulent-elles presque toujours aux mêmes endroits ? Qui a inventé les fortifications ? etc.
Sur chaque question, Keegan parvient à concilier l'esprit de synthèse et un goût pour l'anecdote qui va frapper l'imagination du lecteur. L'importance accordée aux chiffres et aux proportions, dans la comparaison entre les pertes occasionnées par des guerres situées à des moments différents de l'histoire ou entre les différents taux de militarisation des sociétés anciennes et modernes, est une autre qualité de l'ouvrage. Pour toutes ces raisons, l'oeuvre de Sir John Keegan s'impose comme la nécessaire propédeutique à toute étude plus spécialisée des questions militaires.
Stéphane Blanchonnet L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 16 au 29 juillet 2009
* John Keegan : Histoire de la guerre. Éditions Dagorno, collection "Territoire de l'Histoire", 1996, pour la traduction française. Une réédition datée de 2000 existe aux éditions L'Esprit frappeur. Cette dernière présente l'ouvrage sous la forme d'un coffret comprenant cinq petits livres de poche, un par chapitre. La couverture de chaque volume est joliment illustrée par des dessins de Jean-Michel Perrin et les notes de fin de chapitre ont été ramenées en bas de page pour le plus grand confort du lecteur. Cette édition élégante et pratique est disponible pour la modique somme de 10 euros.
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