Au nom de l’idéologie égalitaire, la Révolution supprime les corporations, ces sociétés qui, non seulement assuraient la protection des hommes de métier, mais leur procuraient avec l’amour de leur travail, honneur et dignité. Monseigneur FREPPEL dénonce donc la Révolution française comme source de l’oppression de la classe ouvrière et comme cause de cette autre plaie des temps modernes : l’antagonisme capital/travail.
Préface de VLR
Le document suivant est tiré du livre de Mgr Freppel :
La Révolution française, à propos du centenaire de 1789, A.Roger et F.Chernoviz éditeurs, 7 rue des grands-augustins, Paris 1889. 23e édition.
Le chapitre original a pour titre : La Révolution française et le travail.
Pour faciliter la publication en ligne, la rédaction de VLR a ajouté des intertitres qui ne figurent pas dans l’œuvre originale
Les corporations, expression du droit naturel
L’idée fondamentale de la Révolution française en matière économique est contenue dans cette maxime économique de Turgot, tant applaudie à la fin du siècle dernier :La source du mal est dans la faculté même accordée aux artisans d’un même métier de s’assembler et de se réunir en corps[1].
On croit rêver en lisant aujourd’hui de pareilles inepties tombées de la plume d’un homme d’esprit. Ce que Turgot, fidèle interprète des opinions de son temps, appelait la source du mal n’est autre chose qu’un principe rigoureux de droit naturel. Car il est dans la nature des choses que les artisans d’un même métier et les ouvriers d’une même profession aient la faculté de s’assembler pour débattre et sauvegarder leurs intérêts ; ou bien il faut renoncer à toutes les notions de la solidarité et de la sociabilité humaines.
C’est ce qu’on avait parfaitement compris jusqu’à la veille de 1789. Après avoir proclamé les principes qui devaient amener graduellement l’esclavage au colonat et au servage, puis enfin à l’affranchissement complet du travailleur, l’Église avait fini par faire triompher dans la classe ouvrière, comme ailleurs, la loi si éminemment féconde de l’association.
Les corporations, solidarité et honneur des hommes de métier
Sous l’influence des idées de rapprochement et de charité fraternelle qu’elle répandait dans le monde, il s’était opéré pour chaque métier, pour chaque profession, un groupement des forces et des volontés individuelles autour d’un seul et même centre d’action. L’on avait senti que pour être fort, il fallait s’unir, et que, dans cette union morale des travailleurs d’un même ordre, il y avait une garantie et une protection pour tous : Vincit Concordia fratum, selon l’antique devise des arts et métiers de Paris. Sans absorber l’individu dans le corps social et tout en lui laissant la liberté de se mouvoir et d’agir à son gré, le travail devenait plus ou moins une chose commune à laquelle chacun apportait son énergie propre, en même temps qu’il y trouvait sa fortune et son honneur. Des hommes aussi étroitement unis par les liens professionnels ne pouvaient qu’être solidaires les uns des autres, soit que leur intérêt fût en jeu ou leur réputation.
Dans un tel état de choses, il y avait place pour les faibles à côté des forts ; et la richesse ou l’intelligence, au lieu d’être une cause de ruine pour personne, tournait au profit de tout le monde. Bref, le même métier était dans une même ville, pour ceux qui l’exerçaient, un signe de ralliement et le principe d’une association où tous se rencontraient, se respectaient et s’aimaient. Tel a été, six siècles durant l’aspect de cette grande et belle institution qui s’est appelée, dans l’histoire de l’économie politique et sociale, la corporation ouvrière.
Réformer les corporations et non les détruire
Que des abus s’y soient glissés à la longue, qu’il y ait eu nécessité d’introduire plus d’air, plus de jour, plus de mouvement, dans ces institutions devenues trop étroites, et faire une plus large part à la liberté du travail, personne ne le conteste. Là encore, il s’agissait d’opérer l’une de ces réformes justifiées par la marche du temps et par les progrès de l’industrie.
Car nous ne cesserons de distinguer sur tous les points, — c’est l’idée mère de cet opuscule, — le mouvement réformateur et le mouvement révolutionnaire de 1789. Améliorer, à la bonne heure ; mais détruire sans rien mettre à la place, c’est de la folie. On ne déracine pas un arbre encore vigoureux uniquement pour le débarrasser d’une branche morte. On ne renverse pas une maison à cause de quelques mauvaises herbes qui croissent le long de ses murs. On ne démolit pas une cathédrale parce qu’avec le temps il s’est amassé sous ses voûtes de la poussière et des toiles d’araignées. C’est le bon sens qui dit cela, et le bon sens est le maître de la vie humaine pour les peuples comme pour les individus.
Mais les hommes de 1789, — car c’est d’eux qu’il s’agit et non pas des énergumènes de 1793, — ne comprenaient pas ce langage ; détruire, détruire encore, détruire toujours, c’était leur devise. Sur ce point, comme sur toutes choses, ils n’avaient qu’une idée, qu’une passion, ne rien laisser debout de ce qu’une existait jusqu’alors. Cette organisation du travail, qui était l’œuvre du temps, de l’expérience et de la raison ; qui avait valu au pays de longs siècles de paix et de prospérité ; qui avait réussi à maintenir la concorde entre les travailleurs d’un même ordre ; qui avait tant contribué au bon renom et à la gloire de l’industrie française ; cette organisation, qu’il eût fallu rajeunir, améliorer, mettre en rapport avec les besoins et les intérêts de l’époque, les disciples de Turgot et de Rousseau la brisèrent en un jour d’aveugle fureur, au risque de léguer à l’âge suivant, sans aucun élément de solution, le plus redoutable des problèmes.
Les corporations sacrifiées sur l’autel de l’égalité
À vrai dire, — et c’est la condamnation la plus formelle des doctrines économiques de la Révolution française, — ils ne pouvaient agir autrement sans renoncer à tout ce qui fait le fond du système. Appliquant avec une rigueur de logique que je suis loin de méconnaître, les idées du Contrat social de Rousseau, la Révolution française ne conçoit que deux facteurs dans l’ordre économique comme dans tout le reste : l’individu et l’État. Pas de corps intermédiaires entre l’un et l’autre, pas de groupes particuliers possédant leur autonomie, pas d’organismes sociaux vivant de leur vie propre, pas d’associations autres que celles qui émanent de la volonté générale envisagée comme la source de tout droit et de tout pouvoir, en d’autres termes, une masse d’individus ayant des droits absolument égaux, en dehors de toute hiérarchie naturelle ou sociale, et l’État leur imposant à tous sa volonté ; voilà toute la théorie imaginée et formulée en 1789 et en 1791.
La Révolution crée l’oppression de la classe ouvrière
Les conséquences allaient en découler d’elles-mêmes ; et nous les avons sous les yeux. Oubliant que le principe de la liberté du travail, appliqué d’une façon absolue, sans le complément et le correctif de l’association, dans laquelle Turgot plaçait « toute la source du mal », ne saurait avoir d’autre résultat que de mettre, les pauvres et les faibles à la discrétion des riches et des forts, les théoriciens de 1789 s’étaient absolument mépris sur les conditions du problème social.
Sous une apparence de liberté, c’est l’isolement qu’on apportait à l’ouvrier, et, avec l’isolement, la faiblesse. L’individu seul restait en face de lui-même, n’ayant plus aucune des ressources matérielles ou morales qu’il tirait auparavant d’un corps dont il était le membre.
Dès lors, plus une ombre de hiérarchie ; plus de paternité sociale ; plus de charge d’âmes ; plus de fraternité professionnelle ; plus de règles communes ; plus de solidarité d’intérêt, plus d’honneur et de réputation plus de rapprochement entre les maîtres, les ouvriers et les apprentis ; plus de garanties pour les faibles contre les forts ; plus de protection des grands à l’égard des plus petits.
Une concurrence effrénée, une lutte pour la vie où chacun, réduit à ses seules forces, cherche à l’emporter sur les autres, au risque d’entraîner leur ruine ; une mêlée où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se foule aux pieds, c’est-à-dire, en résumé, l’oppression en haut, la servitude en bas, l’antagonisme partout et l’union nulle part : telle est la situation que la Révolution française est venue créer à la classe ouvrière.
Des tentatives de résistance
Sans doute, on a cherché depuis lors à réagir contre un pareil état de choses ; et cette réaction a été couronnée de succès sur plus d’un point. Mais la question est de savoir si, pour obtenir ces résultats encore très incomplets, il n’a pas fallu rompre en visière avec la Révolution française. Oui, malgré les anathèmes de Turgot et des autres économistes de 1789 contre le régime corporatif, nous avons vu se former successivement des sociétés de secours mutuels, des caisses de pension de retraite, des banques populaires, des associations coopératives, et même des syndicats professionnels, forçant, pour ainsi dire, la tolérance des pouvoirs publics en attendant la sanction légale. Puis, enfin, nous avons vu un parlement obligé, sous la pression de l’opinion, d’abroger la loi du 27 juin 1791 et de rétablir le principe de l’association dans la loi du 21 mars 1884.
Mais toutes ces réactions en faveur du principe d’association si étrangement méconnu en 1789 sont autant de conquêtes sur la Révolution française dont c’est l’erreur fondamentale de ne concevoir et de n’admettre aucun organisme intermédiaire entre l’individu et l’État.
Le sophisme de l’amélioration des conditions matérielles
Et que l’on ne vienne pas se rabattre sur un sophisme grossier pour attribuer au mouvement révolutionnaire la moindre part d’influence dans les progrès économiques qui ont pu s’accomplir depuis cent ans. Ce sophisme qui ne tient pas contre une minute de réflexion, nous nous attendons bien à l’entendre sous peu répéter à l’envi par les panégyristes de la Révolution.
Voyez, nous dira-t-on, quel progrès économique s’est réalisé depuis la fin progrès du siècle dernier : l’ouvrier est mieux vêtu, mieux nourri, mieux logé que par le passé : pur bienfait de la Révolution française.
Pur sophisme, dirons-nous à notre tour ! Si les conditions économiques, du temps actuel sont meilleures à certains égards que celles de l’âge précédent : cela est dû à des causes toutes différentes : cela est dû au progrès des sciences naturelles, physiques et chimiques, aux inventions et aux découvertes de l’industrie, à l’application de la vapeur et de l’électricité aux diverses catégories du travail humain, à une plus grande facilité dans les moyens de communication, à la multiplication des relations commerciales, à l’amélioration des routes, à la création des chemins de fer, au mouvement général de l’art et de la pensée.
Mais tout cela n’a rien de commun avec les doctrines ni avec les pratiques de la Révolution française. Autant, vaudrait faire bénéficier des recherches du docteur Jenner la révolution anglaise de 1688, ou bien mettre au profit de la constitution française de 1875 la découverte de la vaccination antirabique par M. Pasteur. Il n’y a aucune espèce de rapport entre des choses d’ordre si différent.
Et la preuve que la Révolution française n’est absolument pour rien dans les améliorations dont je viens de parler, c’est que dans les pays les plus réfractaires à ses doctrines, comme l’Angleterre par exemple, le progrès économique est à tout le moins aussi considérable que dans le nôtre. Par conséquent, une pareille déduction ne serait pas légitime, alors même qu’on l’agrémenterait la phrase si connue de La Bruyère, à laquelle l’auteur de Germinal n’a pas eu de peine à trouver un pendant bien autrement pittoresque, en décrivant la condition des mineurs de nos jours.
La calamité révolutionnaire de l’antagonisme Capital-Travail
Laissons donc là ce sophisme et disons ce qui est l’évidence même : la Révolution française n’a rien fait pour améliorer la condition des classes laborieuses ; bien au contraire,
elle a jeté le trouble et la confusion dans le monde du travail ;
elle a détruit, sans y rien substituer, ces corporations ouvrières, ces groupes sociaux si bien organisés, où petits et grands, faibles et forts, pauvres et riches étaient unis entre eux par les mêmes liens professionnels, dans une vaste hiérarchie de services et de fonctions ;
elle n’a pas su donner à la liberté du travail, dans la liberté d’association, un correctif et un complément indispensables ;
elle a désagrégé les masses ouvrières, en les soustrayant à la direction de leurs chefs naturels, pour les livrer sans défense à l’action des sociétés secrètes, de ces ligues ténébreuses où elles deviennent la proie de politiciens sans aveu et sans scrupule ;
elle a créé l’antagonisme du capital et du travail, cette grande plaie des temps modernes ;
elle a jeté le trouble et la confusion dans le monde du travail ;
elle a détruit, sans y rien substituer, ces corporations ouvrières, ces groupes sociaux si bien organisés, où petits et grands, faibles et forts, pauvres et riches étaient unis entre eux par les mêmes liens professionnels, dans une vaste hiérarchie de services et de fonctions ;
elle n’a pas su donner à la liberté du travail, dans la liberté d’association, un correctif et un complément indispensables ;
elle a désagrégé les masses ouvrières, en les soustrayant à la direction de leurs chefs naturels, pour les livrer sans défense à l’action des sociétés secrètes, de ces ligues ténébreuses où elles deviennent la proie de politiciens sans aveu et sans scrupule ;
elle a créé l’antagonisme du capital et du travail, cette grande plaie des temps modernes ;
et chaque fois qu’il est question de remédier à un état de choses si lamentable, on est obligé de remonter le courant de la Révolution, pour reprendre une à une les œuvres qu’elle a détruites, et pour corriger les erreurs de son symbole économique et social.
[1] Édit du 12 mars 1776.
Source Vive le Roy
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