La nature est ainsi faite, malgré les deuils de nos proches, la proximité des cimetières – « Ô France, vieux pays de la terre et des morts ! » –, il est des aînés, des figures, au sens latin du mot, qu’on n’imagine pas devoir mourir un jour. Qui aurait l’idée saugrenue de peindre la baie de Saint-Malo sans son phare ? Afin de retarder l’instant fatidique, il plut au poète d’inventer un baume, une formule magique à l’usage des bonnes gens, et l’on ne parle plus de la perte de l’être cher mais de sa disparition, comme si la personne avait tourné le coin de la rue pour ne jamais revenir. Infinie pitié de la langue française… Disons donc, avec Monsieur le curé, que Jean Mabire a disparu le 29 mars dernier dans sa quatre-vingtième année, au terme d’une existence bien remplie, et restons-en là.
Par ma faute, notre relation épistolaire, je n’ose écrire notre amitié, était plutôt mal partie. Dans un article où j’encensais le travail de recherche effectué par un ex officier de l’armée soviétique sur la vraie vie du baron Ungern, Le Khan des steppes,* j’avais commis l’injustice toute journalistique de féliciter l’auteur pour l’abondance de ses sources, comparée à leur absence supposée dans la biographie romancée de Jean Mabire, Ungern le baron fou, parue en 1973. Je dis supposée parce que, sûr de mon fait, je ne m’étais pas donné la peine, élémentaire, de vérifier l’information avant de rédiger mon papier. Deux semaines plus tard, l’article paraissait dans un supplément littéraire à gros tirage. Sans se démonter, Jean Mabire m’écrivit au journal, un carton ferme mais poli accompagné d’une photocopie de sa bibliographie – six pages complètes, impossibles à rater, en fin de livre. Honte à moi ! J’ai oublié depuis le contenu de ma réponse mais j’en devine la nature. L’imprudence est un péché de jeunesse et Mabire, je m’en rendrais compte au fil du temps, n’aimait rien tant qu’aller à la rencontre de ses jeunes lecteurs. J’ai conservé ce carton imprimé, un des rares écrits de sa main, et je le conserve encore dans son enveloppe, comme le plus précieux des autographes. La mansuétude n’était pas la moindre de ses qualités, je ne tarderais pas non plus à m’en apercevoir. En guise d’excuse, me connaissant j’ai dû lui griffonner à peu près ceci : « Cher Jean Mabire, (…) chose exceptionnelle chez moi, (…) pourtant, j’ai lu deux fois votre Ungern, (…) la première dans sa version de poche, la seconde dans sa réédition sous un nouveau titre : Ungern le dieu de la guerre, (…) mon livre de chevet, (…) Les Hors-la-loi, (…) Mourir à Berlin, (…) Les Samouraï, (…) L’Eté rouge de Pékin » Etc., etc. Rien que la vérité en somme.
S’en suivit dès lors une correspondance ininterrompue entre l’élève et son maître, même si au final, à relire ses lettres tapées à la machine, l’impression d’un commerce d’égal à égal domine. Jean Mabire m’y exposait l’avancée de son travail, ses projets de livres, et ils étaient nombreux, se souvenait des amis perdus, Roger Nimier, Dominique de Roux, Philippe Héduy, mais surtout, il m’interrogeait. Car derrière le bourreau d’écriture, le vénérable malouin curieux de tout, se cachait d’abord un éternel jeune homme, toujours inquiet de son époque et des siens. J’en veux pour preuve nos échanges de point de vue sur Israël – sa fascination pour les kibboutzim, leur idéologie de la charrue et de la grenade –, l’avenir de l’Union européenne, la subite redécouverte de Nietzsche, « le moins allemand des philosophes allemands », après les décennies de purgatoire. Vraiment, Christopher Gérard, dont on lira plus loin l’article, a raison de qualifier Jean Mabire d’honnête homme.
J’ai évoqué plus haut sa bonté d’âme, il me faut maintenant raconter l’extraordinaire générosité avec laquelle il me fit si souvent profiter des chefs-d’œuvre de sa collection. Mabire connaissait ma passion pour l’Extrême-Orient des années 30. Du rarissime Shanghai secret, petit bijou de reportage signé Jean Fontenoy aux portraits japonais de Sur le chemin des Dieux, de Maurice Percheron, des cadeaux de Jean Mabire mon préféré, avec son ex-libris frappé sur la page de garde, je ne compte plus le nombre de livres reçus par la poste en cinq ans. Combien en eut-il de ces gestes spontanés envers moi ? « Et va la chaîne de l’amitié… » me disait-il. Plus modestement, je lui envoyais mes nouvelles, des articles découpés dans la presse, sur l’histoire des ducs de Lorraine, la guerre de 1870, et mon livre dédicacé. Ainsi respections-nous l’antique principe du don et du contre don. « Chacun sert où il peut », aimait-il à me répéter en signe d’encouragement, lui qui confessait n’avoir été pleinement heureux qu’une fois dans sa vie en dehors de sa bibliothèque, en Algérie, où il servit de 58 à 59 sous l’uniforme de capitaine d’un commando de chasse.
Je n’insisterai pas sur la carrière du romancier ni sur la prodigalité de l’écrivain militaire, une centaine de livres, sans parler des rééditions. S’agissant du régionaliste normand, du fédéraliste européen, je renvoie le lecteur à l’entretien qui suit. Pour le détail de son œuvre, les intéressés trouveront sur Wikipédia une biobibliographie très correcte et des liens vers d’autres sites.
Jean Mabire n’aura pas vécu assez pour feuilleter la réédition de L’Eté rouge de Pékin, enrichie de sa préface inédite.** Dans son dernier courrier, déjà très affecté par la maladie, il me faisait part de sa tristesse de voir les rangs se dégarnir un peu plus autour de lui chaque année. Il n’en poursuivait pas moins d’arrache-pied la rédaction d’un essai sur la vie et l’œuvre du lieutenant-colonel Driant, de son nom de plume le capitaine Danrit, un soldat à sa mesure, rendu célèbre au début du siècle précédent par ses romans d’anticipation et tué en 1916 à la tête des 56e et 59e chasseurs, au deuxième jour de la bataille de Verdun. Une belle mort, aurait-il dit, la mort rêvée du centurion.
Jean – je peux bien l’appeler Jean à présent – avait choisi la voie martiale de l’écriture pour mieux se faire entendre dans ce pays « devenu silencieux et bruyant ». Il s’est tu avec, je l’espère, le sentiment du devoir accompli.
Jean Mabire, Paris 8 février 1927 – Saint-Malo 29 mars 2006
* Léonid Youzéfovitch, Editions des Syrtes, 2001.
** Editions du Rocher, 2006. Sur la genèse de ce livre, cf. l’entretien avec Eric Lefèvre ci-après.
Laurent Schang
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire