Hannah Arendt appartient au petit nombre de penseurs politiques les plus importants du XXe siècle. Après avoir fait des études philosophiques approfondies en Allemagne auprès de Karl Jaspers et de Martin Heidegger, elle émigre en France en 1933, puis se fixe définitivement aux États-Unis à partir de 1941 où elle enseigne la sociologie dans différentes universités.
L’originalité d’Hannah Arendt est de mêler dans ses analyses une série de remarques nées de l’observation endurante des phénomènes sociaux, culturels, politiques à une réflexion approfondie des écrits des auteurs qui, au fil des siècles, ont pensé la politique. Ce qui lui permet de fixer précisément les limites chronologiques d’une telle réflexion : « Notre tradition de pensée politique a un commencement bien déterminé dans les doctrines de Platon et d’Aristote. Je crois qu’elle a connu une fin non moins déterminée dans les théories de Karl Marx » (La Crise de la culture, p. 28). La faculté politique autorise l’activité humaine la plus noble, la plus généreuse, la plus proche de son humanité et de son essence d’homme. Apte à la parole et à la vie en commun, l’homme se distingue de l’animal, trouvant sa destination et sa valeur dans la vie publique quand il est en rapport avec d’autres hommes à qui il s’adresse librement et sur un pied d’égalité : « La double définition aristotélicienne de l’homme comme zôon politikon (vivant apte à vivre en cité) et comme zôon logikon (être doué de langage), un être accomplissant sa vocation la plus éminente dans la faculté de la parole et dans la vie de la polis, était destinée à distinguer le Grec du barbare et l’homme libre de l’esclave » (La Crise de la culture, p. 35). La véritable liberté politique ne consiste pas à faire retraite dans la sphère de la vie privée mais à participer à l’action publique, menée avec des égaux et reposant sur des choix individuels.
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Dans le chapitre « Sur la violence » de Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine (p. 152-156), Hannah Arendt applique la réduction phénoménologique à l’examen du pouvoir, ce qui l’amène à un travail autant méthodologique que linguistique. Il importe de distinguer le pouvoir, qui permet à l’homme d’exercer une activité efficace dans le monde, de la puissance qui ne concerne qu’une personne unique, de la force qui intéresse une énergie individuelle ou collective, de l’autorité qui investit naturellement celui qui la possède de la capacité reconnue et acceptée d’imposer telle ou telle obligation, de la violence enfin qui ne s’applique qu’à une pratique destinée à soumettre physiquement ses opposants.
◊ La puissance
La puissance est le phénomène le plus évident du pouvoir. Elle dégénère souvent dans une violence qui apparaît dans les moments paroxystiques de la vie politique. Une ère politique nouvelle suppose un mouvement de table rase qui s’accompagne nécessairement de violence car « la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation » (Essai sur la révolution, p. 23). Ainsi se comprend la terreur révolutionnaire qui, pour fonder une nouvelle façon de penser et de vivre, une nouvelle organisation de la hiérarchie sociale, n’hésite pas à user de méthodes radicales pour exterminer les réfractaires.
Or, les révolutions, comme les guerres, correspondent à un moment de trouble et d’indécision où la vie en commun, la vie politique disparaît en tant que telle au profit de la libération de forces bestiales, animales, où les hommes sont gouvernés plus par leurs instincts que par leur raison. La violence, en effet, apparaît quand le pouvoir s’affaiblit et « dans la mesure où la violence joue un rôle dominant dans la guerre et la révolution, l’une comme l’autre agissent,stricto sensu, en dehors du domaine politique » (Essai sur la révolution, p. 12). Celui qui use de la violence dans le but d’imposer son autorité refuse sa condition d’homme comme être de langage : « La violence […] est incapable de parole» (Essai sur la révolution, p. 21).
Ainsi apparaît la différence essentielle entre pouvoir et violence. Alors que le premier use de persuasion et de sages précautions, « le pouvoir, mais non la violence, est l’élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est, par nature, instrumentale ; comme tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend servir » (Du mensonge à la violence, p. 161).
◊ Le pouvoir
De fait, la marque la plus certaine d’un pouvoir authentique et sûr de lui est la non-violence : « la polis, l’État-cité, se définit de manière explicite comme le mode de vie fondé sur la persuasion exclusivement et non sur la violence » (Essai sur la révolution, p. 11). Le pouvoir est le fonds qui donne leurs assises aux pensées et aux actions humaines. Alors que la violence exhibe son caractère instrumental, le pouvoir transcende les affaires de tous les jours en leur donnant un sens et une mesure : « loin d’être un moyen en vue d’une fin, le pouvoir est en fait la condition même qui peut permettre à un groupe de personnes de penser et d’agir en termes de fins et de moyens » (Du mensonge à la violence, p. 161).
La polis grecque est le lieu où les égaux confrontent librement leurs opinions et usent d’arguments solidement étayés et présentés à l’aide d’un art rhétorique soigneusement travaillé afin de mieux persuader l’autre. Le pouvoir suppose donc un monde commun où chacun peut recevoir par la parole de l’autre le dévoilement d’une vérité jusqu’alors cachée et peut à son tour agir pour le bien de tous : « La grammaire de l’action — l’action est la seule faculté humaine qui demande une pluralité d’homme — et la syntaxe du pouvoir — le pouvoir est le seul attribut humain qui ne s’applique qu’à l’espace matériel intermédiaire par lequel les hommes sont en rapport les uns avec les autres — se combinent dans l’acte de fondation grâce à la faculté de faire des promesses et de les tenir qui, dans le domaine de la politique, pourrait bien être la plus haute faculté humaine » (Essai sur la révolution, p. 258).
◊ Le pouvoir totalitaire
Selon Hannah Arendt, le système totalitaire combine les caractères suivants :
- Une idéologie officielle qui coiffe tous les aspects de la vie individuelle et collective, et qui explique l’humanité d’après une trajectoire qui d’un présent rejeté radicalement se dirige vers un état parfait.
- Un parti unique de masse, dirigé par le seul dictateur.
- Une terreur, organisée par la police politique, dirigée non seulement contre les opposants, mais contre des portions entières de la population et de la société, et aboutissant à ce que David Rousset a appelé l’univers concentrationnaire.
- L’atomisation systématique de la société, l’isolement de l’individu. D’une part, on détruit les anciennes structures (famille, églises, corps intermédiaires). D’autre part, on mobilise la population dès l’enfance (jeunesses hitlériennes, komsomols staliniens) au sein du parti et de ses organisations satellites qui quadrillent l’ensemble de la vie sociale et professionnelle.
- La mainmise sur tous les moyens d’information et de propagande.
Comme le montre Hannah Arendt dans Eichmamm à Jérusalem (1966), l’homme du totalitarisme n’est pas un monstre. Il est même désespérément banal dans le mesure où il n’est qu’un fonctionnaire méticuleux et consciencieux, un subalterne discipliné. « La terreur, écrit l’auteur par ailleurs, produisit un phénomène étonnant, elle fit que le peuple allemand participa aux crimes des chefs. Ceux qui étaient asservis devinrent des complices… des hommes dont on ne l’eût jamais cru possible, des pères de famille, des citoyens qui exerçaient consciencieusement leur métier, quel qu’il fût, se mirent avec la même conscience à assassiner et à commettre, si l’ordre leur en était donné, d’autres forfaits dans les camps de concentration » (article sur La Culpabilité allemande, 1945). L’homme du totalitarisme, à l’instar d’Eichmann, considère qu’il fait son devoir, et rien de plus. Hannah Arendt maintient qu’Eichmann n’a fait qu’obéir aux ordres donnés par le pouvoir nazi, ce qui marque de suspicion le bien-fondé du procès intenté contre lui par les autorités israéliennes plus de quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
◊ L’autorité
Chronologiquement, la violence précède le pouvoir. Le commencement de tout pouvoir politique s’opère, pratiquement toujours, dans le sang. C’est même par la révolution que le commencement a lieu et « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous placent directement, inéluctablement, devant le problème du commencement » (Essai sur la révolution, p. 25).
Mais, de même qu’à l’origine du pouvoir on trouve la violence, avant l’instauration de l’autorité il y a la liberté : « La liberté en tant que phénomène politique date de l’essor des États-cités grecs. Depuis Hérodote, elle a été conçue en tant qu’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble en dehors de l’autorité, sans division entre gouvernés et gouvernant » (Essai sur la révolution, p. 39). Or, cette liberté n’a rien à voir avec l’égalité qui n’a pas, avant la Révolution française, accédé à la dignité de valeur suprême : « l’idée même l’égalité telle que nous la comprenons, au sens que toute personne est née égale à toutes les autres du fait même de sa naissance et que l’égalité est un droit de naissance, était totalement inconnue antérieurement à l’époque moderne » (Essai sur la révolution, p. 54).
L’important, cependant, est que l’autorité transcende tout pouvoir : « la crise de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien » (La Crise de la culture).Étymologiquement, auctoritas vient de augere, “augmenter”, « et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c’est la fondation » (La crise de la culture, p. 129). L’autorité n’a donc besoin ni de violence ni de persuasion pour s’imposer: elle tire d’elle-même, c’est-à-dire du passé, sa propre justification. Quand on cesse de respecter l’autorité, c’est qu’on a perdu le lien religieux avec le passé. Un père de famille ou un professeur qui accepte de parler d’égal à égal avec son fils ou son élève renie son autorité de fait en refusant de maintenir intact le lien de supériorité entre le passé et le présent (1).
◊ Le primat du politique et de la vie en commun
Le Mit-sein
C’est dans les paragraphes 25 à 27 de Être et Temps que Heidegger développe l’analyse du Mit-sein, de l’être-ensemble. Il remarque (§ 25) qu’autrui est un a priori de la condition humaine, une donnée première au même titre que l’espace et le temps par exemple : « le Dasein n’est jamais donné sans les autres » et « les autres sont toujours « là-avec ». Ce qui lui permet d’avancer au § 26 que « l’être-avec est un existential », c’est-à-dire une structure première de l’homme compris comme Dasein, au même titre que le langage ou le souci. Ainsi, « le monde du Dasein est monde-commun (Mitwelt).L’être-au est être-avec (Mitsein) en commun avec d’autres. L’être-en-soi à l’intérieur du monde est coexistence (Mitdasein). Se trouvant d’emblée, dès qu’il est jeté dans le monde, en compagnie d’autres hommes, « le Dasein est essentiellement en lui-même être-avec ».
Dans l’être-avec, il est offert à l’homme d’avoir un rapport authentique et libre à lui-même. Il éprouve sa propre liberté quand, avec d’autres, il travaille à une tâche qui libère chacun du poids de l’égoïsme et de l’inauthenticité : « l’être-en-compagnie de ceux qui sont employés à la même tâche ne se nourrit souvent que de méfiance. Au contraire l’engagement dans la même tâche se détermine à partir du Dasein qui se prend chaque fois proprement en main. Cette façon d’être authentiquement liés ensemble permet seule un rapport direct à la tâche entreprise, elle met l’autre face à sa liberté pour lui-même » (§ 26). C’est dire que dans l’être-avec authentique, le Dasein est libre. Il fonde son être sur la reconnaissance de la présence d’autres Dasein ; c’est-à-dire des êtres intimement concernés par le problème de l’être. Évoluant dans un monde commun, les hommes s’offrent chacun l’un à l’autre leur liberté.
C’est sur cette liberté que se fonde l’établissement du pouvoir. Mais depuis les temps chrétiens, tels que le Moyen Âge les a vécus, la vie humaine est devenue la valeur suprême et la vie privée l’emporte sur la vie publique. Or, faire œuvre politique, c’est s’engager dans un espace et dans un temps qui transcendent l’espace et le temps humains : « pour les Grecs et pour les Romains aussi bien, malgré toutes leurs différences, la fondation d’un corps politique était engendrée par le besoin qu’avait l’homme de dépasser la mortalité de la vie humaine et la fugacité des actes humains » (La Crise de la culture, p. 94).
Le monde est chaque fois renouvelé quand un homme agit librement dans un monde commun: « le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu » (La Crise de la culture, p. 203). C’est pourquoi vivre en domaine politique revient à dire la vérité : parce que Lessing était un homme intégralement politique, il a soutenu que la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui « semble vérité » (Vies politiques, p. 41).
Ainsi se définit la vérité : « Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer ; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous » (La Crise de la culture, p. 336). Accepter que le pouvoir existe, agir librement pour ou contre lui, c’est donc mettre à jour la vérité.
► Gilles Vannier, in : Analyses & Réflexions sur le pouvoir, ouvrage coll., ellipses, 1994.
◘ Note en sus :
1) « Affranchi de l’autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux », H. Arendt, La Crise de la culture, Gal., 1972.