Descendants du duc de Parme Philippe Ier, fils cadet de Philippe V d’Espagne, lui-même deuxième petit-fils du « Roi-Soleil », les Bourbon-Parme sont devenus des Capétiens européens. « Un réseau presque invisible est en suspens au-dessus de l’Europe des États-nations depuis son origine, réseau de familles qui, à partir d’un locus déterminé, a fait souche un peu partout. Ce sont les Capétiens en France, en Espagne, en Italie, au Portugal et ailleurs. Par le biais des alliances, des contrats, des mariages et parfois aussi des guerres aboutissant à de nouveaux consensus, ce réseau s’est allié à d’autres, constituant ainsi, lentement l’anima de l’Europe (p. 13) », écrit la princesse Maria Teresa, deuxième fille et troisième enfant du prince Xavier de Bourbon-Parme.
Les Bourbon-Parme. Une famille engagée dans l’histoire est particulier dans sa réalisation puisqu’il relève tout autant du registre des mémoires et autres souvenirs que de l’(auto-)analyse historique, politique et sociologique. Tantôt l’auteur emploie le nous collectif, voire la troisième personne du singulier, tantôt la première personne du singulier, ce qui est déroutant. Par ailleurs, sur le plan formel, une relecture attentive aurait pu éviter non pas quelques inévitables coquilles (« Lichtenstein » p. 78), mais de regrettables erreurs sur les patronymes, les lieux, les dates sans omettre l’anachronisme. Par exemple, l’un des deux cahiers photographiques présente une photographie du roi carliste espagnol Alfonso-Carlos légendée en 1939 (p. XII) alors qu’il meurt trois ans plus tôt ! Le militant nationaliste radical italien Stefano Delle Chiaie est écrit « Della Ciae (p. 161) ». Quand le frère aîné de l’auteur est présenté aux carlistes à Montejurra en 1957, il est fait mention de « 1997 (p. 127) ». On a aussi l’impression que le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, est déjà à l’Académie française : il n’y entre qu’en 1983 ! On peut croire que le socialiste Charles Hernu était en 1976 « le ministre français de la Défense (p. 230) » alors qu’il ne le sera qu’entre 1981 et 1985. Plus édifiant encore, Maria Teresa de Bourbon-Parme a rencontré quelques fois François Mitterrand. La dernière fois, ce fut à l’occasion de l’enterrement du roi des Belges Baudoin en 1993. Or on lit que Mitterrand « mourut une semaine plus tard (p. 238) ». En réalité, ce sera trois années après…
Des caractères rebelles
Le 24 juillet 2014, le portrait quotidien en dernière page de Libération s’ouvre à Maria Teresa de Bourbon-Parme. Stupeur et tremblement chez les ultimes lecteurs du journal trotsko-bancaire ! Et pourtant ! Qualifiée de « princesse rouge », Maria Teresa de Bourbon-Parme s’affirme progressiste. Outre Mitterrand, elle discuta avec le président anti-gaulliste du Sénat Gaston Monnerville (1958 – 1968) et Jacques Attali. Cette fervente sympathisante de la cause palestinienne rencontra en 2000 le président bolivarien du Venezuela, Hugo Chavez. Elle fut aussi une amie de Roger Garaudy (p. 229). L’a-t-elle encore revu après son incroyable condamnation à propos de son essai, Les mythes fondateurs de la politique israélienne ?
Le livre apparaît comme le plaidoyer pro domo pour son engagement à gauche tout en se voulant fidèle à l’héritage des siens. Plusieurs chapitres saluent ainsi des figures familiales marquantes : sa mère, Madeleine de Bourbon-Busset, sa sœur aînée, Françoise, qui se porta volontaire en 1956 dans des services caritatifs en faveur des réfugiés hongrois. Si sa sœur cadette, Marie des Neiges, défend l’environnement, les animaux sauvages et l’écologie, une autre sœur, Cécile, œuvra au service de l’Ordre de Malte en tant qu’infirmière au Biafra rebelle entre 1969 et 1971. Elle parle aussi de deux aïeules : Marie des Neiges de Bragance (1852 – 1941) et la duchesse régente de Parme, Marie-Caroline de Berry, la sœur aînée du dernier roi légitime de France, Henri V, qui se montra fine politique. En revanche, la princesse se montre injuste envers le roi Charles X qu’elle dépeint en reprenant les vieilles antiennes historiographiques républicaines.
Elle célèbre en outre la mémoire de sa tante et marraine, l’impératrice-reine Zita d’Autriche-Hongrie. Ses souvenirs personnels interfèrent cependant avec les faits historiques précis. Elle paraît méconnaître qu’en 1914, l’Italie se voulait encore neutre et que Londres entrait en guerre contre l’Allemagne après la violation de la neutralité belge. Plus grave, elle parle de « l’Italie de Charles-Albert (p. 19) » en 1833 alors qu’il régnait sur le Piémont-Sardaigne, l’unité italienne n’étant pas encore réalisée…
Si Maria Teresa revient sur les tentatives de paix de son père et de son oncle Sixte en 1917 avec leur beau-frère l’empereur Charles, elle évacue les sévères contentieux qui déchirèrent sa famille. Son grand-père, Robert Ier, dernier duc de Parme, conclut trois mariages successifs. Ses deux premiers mariages lui donnèrent de nombreux enfants déficients si bien qu’Élie devînt de facto le chef de famille. En 1914, si deux de ses demi-frères, les princes Xavier et Sixte, revêtent l’uniforme belge, Élie sert dans l’armée austro-hongroise. En représailles, la République française lui confisque ses biens en 1915 et place sous séquestre le château de Chambord. Leur liquidation effective commence en 1919 en application du traité de Saint-Germain-en-Laye. C’est alors que Sixte et Xavier décident de poursuivre le prince Élie devant la justice française afin de réclamer une plus grande part de leur héritage. Le prince Élie doit finalement vendre l’ensemble de ses biens français et garde envers ses demi-frères une tenace rancune.
Maria Teresa de Bourbon-Parme exalte bien sûr son père, Xavier, et de son frère aîné, Charles-Hugues. En revanche, hormis trois – quatre mentions fugaces, elle passe rapidement sur son benjamin, le prince Sixte-Henri qu’elle appelle Sixte. D’importantes divergences politiques ont rompu les liens entre frères et sœurs à propos de la question carliste en Espagne.
Le carlisme en héritage
En 1936, Xavier/Javier de Bourbon-Parme est désigné par le dernier roi carliste comme régent du mouvement. Il s’oppose rapidement aux menées autoritaires de Franco. Résistant en France, il est déporté à Dachau où il se lie d’amitié avec Léon Blum. Libéré en 1945, il reprend à son compte les prétentions carlistes et en relance le mouvement. Cette prétention se justifie parce que « la branche de Parme est l’unique branche qui soit restée fidèle à la branche aînée de France d’abord et d’Espagne ensuite (pp. 24 – 25) ». Très vite, Javier Ier est affectueusement surnommé « le vieux roi ».
En 1833, contre la Pragmatique Sanction du roi Ferdinand VII d’Espagne qui fait de sa jeune fille Isabelle sa seule héritière au mépris de la loi semi-salique, le frère du roi, Don Carlos, inaugure le carlisme, ce légitimisme espagnol qui « milite pour la légitimité monarchique (la loi semi-salique) en faveur de la dynastie carliste, et pour la légitimité populaire (les fueros : les droits régionaux) (p. 95) ». Trois guerres civiles déchirent l’Espagne au XIXe siècle. Adversaires du libéralisme et du parlementarisme et proches des puissances conservatrices terriennes (Prusse, Autriche, Russie), les rois carlistes, véritables souverains espagnols, incarnent un esprit conservateur-révolutionnaire méconnu. Carlos VII déclarera ainsi : « Je veux être le roi des républiques espagnoles (p. 21). » Son fils, Jaime III, sera officier du tsar, puis militant de la C.G.T. à Paris !
Adversaire du Caudillo, Xavier/Javier appelle ses partisans à s’opposer au franquisme. Si Charles-Hugues/Carlos-Hugo travaille un temps incognito dans les mines des Asturies, son frère Sixte-Henri s’engage dans la Légion étrangère espagnole avant d’être tous deux démasqués et expulsés ! Dès lors, Charles-Hugues et ses sœurs, en particulier Maria Teresa, se rapprochent de l’opposition démocratique et font évoluer le carlisme. Dans le prolongement de Mai 1968, ils invitent les « peuples d’Espagne, [à réclamer] à la fois une avancée sociale, le respect de leurs droits régionaux, de leurs lois traditionnelles, de leur gouvernement autonome, tout en restant dans le cadre de la nation espagnole (p. 36) ». Le Mouvement ouvrier traditionaliste se transforme en un Front ouvrier qui coopère avec les syndicats clandestins socialistes et communistes. Le carlisme devient vite le fer de lance de l’opposition anti-franquiste. « Pour les classes populaires, surtout dans certaines régions d’Espagne (Catalogne, Baléares, Valence, Pays Basque, Galice…) ce sont les libertés régionales (fueros) qui apparaissent comme plus réelles, plus immédiates. Celles qu’on appellerait aujourd’hui “ libertés sociales ”, “ libertés collectives ”, tandis que les libertés individuelles, dans ce contexte d’extrême injustice sociale, demeurent le fait de privilégiés et les libertés politiques l’instrument de “ partis de cadres ”, contrôlés justement par ces derniers (la liberté du renard dans un poulailler) (p. 17). »
En se débarrassant de son caractère traditionnel, le carlisme adopte des positions fédéralistes, prône l’autogestion et se réclame du socialisme ! Ces Bourbon-Parme-là visitent la Chine de Mao en 1975, séjournent à Cuba et sont accueillis en Yougoslavie par Tito en 1972. Il s’agit d’« une expérience intéressante pour un homme politique qui voit dans l’autogestion une solution d’avenir possible, point culminant des aspirations forales (p. 147) ». L’auteur parle de « l’utopie carliste (p. 233) » avant de préciser que « notre “ Utopie ” répond à un enracinement multiple, utopie “ aveugle ”, non pas aux difficultés, mais aux échecs qui ne sont qu’épisodiques; ce qu’elle proposait à l’époque est aujourd’hui à l’ordre du jour (p. 240) ». Ce tournant autogestionnaire et socialiste entraîne la rupture avec Sixte-Henri qui maintient, lui, la tradition carliste sans verser dans un conservatisme délétère. Le néo-carlisme, désormais trop marxiste-léniniste, aurait mieux fait de s’inspirer du socialisme organique ainsi que des idées de Proudhon et des « socialismes de troisième voie » promouvant le créditisme ou le distributivisme cher à Jacques Duboin (1).
Des princes d’avant-hier pour après-demain
La transition démocratique de l’Espagne se fit sans l’apport du carlisme qui n’obtint que de maigres résultats électoraux. C’est regrettable, car un carlisme sainement pensé aurait pu (ou pourrait) en tout cas résoudre les brûlantes tensions nationalitaires basques et catalanes inhérentes à la conflictualité propre de l’Espagne. En défendant les fueros, les carlistes anticipaient le principe de subsidiarité ! « Le pacte des nationalités avec le roi permettant […] une unité plus flexible et plus forte que le rigide schéma jacobin (p. 68). » Mieux, la pensée carliste prévoit sans crainte l’effacement programmé de la structure stato-nationale. « L’État-nation est un […] problème auquel s’intéresse Charles-Hugues. Condamné comme État à perdre une partie de ses attributions par une “ résorption interne ” (puisqu’il y a récupération par les municipalités et les entités locales d’une partie des fonctions remplies par l’État) il est aussi victime d’une “ résorption externe ”. Ainsi, dans le cadre de la nouvelle Europe, la défense, l’économie, la diplomatie, la politique extérieure sont de moins en moins nationales et chaque fois plus européennes. Un jour, elles seront du ressort européen, voire mondial. L’État-nation garde cependant de l’importance comme gardien de la personnalité, de l’identité et de la culture des vieilles nations européennes et support d’un “ supra-État ” permettant de construire une véritable “ maison Europe ” (pp. 174 – 175) ». De tels propos changent des considérations strictement nationales des Orléans…
Maria Teresa de Bourbon-Parme considère que son frère Charles-Hugues fut un précurseur, voire un visionnaire même si sa démarche recoupe parfois certaines visées mondialistes… Afin d’expliquer l’impossible (?) synthèse entre les fueros d’antan et l’idée fédéraliste contemporaine, elle recourt à la figure du « gatekeeper (le garde-barrière), celui qui, s’appuyant sur le prestige que lui donnent l’histoire et le fait d’en avoir hérité, puisse lever la barrière ou la baisser. Quelle barrière ? Celle du licite, de ce qui est considéré comme tel si l’on veut rester fidèle aux règles et traditions qui conforment notre sens du devoir et notre vision de la vie. Le gatekeeper est revêtu de l’aura de la tradition, et de ce qui lui permet de l’interpréter. C’est là que réside son pouvoir qu’il peut exercer dans un sens positif ou au contraire dans un sens négatif. Dans un sens positif s’il réveille cette tradition en l’incorporant à la vie de la société, à la vie de la société en mouvement, et surtout s’il parvient à faire que ceux qui le suivent soient à leur tour capable de faire de même. Dans un sens négatif s’il ferme la barrière, c’est-à-dire s’il prétend être l’unique interprète du patrimoine historique, d’un patrimoine historique figé ! (p. 94) ». Ne s’agit-il pas d’une attitude propre à un esprit proprement révolutionnaire-conservateur, d’une forme particulière du katéchon cher à Carl Schmitt (2) ? « Le terme, qui date de la Deuxième Épître aux Thessaloniciens (2, 6 sq.), indique la Puissance qui fait obstacle à la pleine épiphanie de l’Anomos, de l’Adversaire, écrit le philosophe italien Massimo Cacciari. Hippolyte, déjà, interprétait le katéchon en termes politiques, comme image de l’Empire, et Schmitt reprend cette interprétation : pour lui le katéchon est également l’Empire médiéval, dont la fonction consisterait à “ maintenir ” le Siècle sous sa “ forme ”, en attente de sa Fin, à l’abri des “ séductions ” diaboliques (3) ».
Il serait cependant vain d’espérer dans une quelconque et hypothétique restauration monarchique présente ou à venir. L’ancien monde a laissé la place à un monde moderne qui s’efface devant un univers ultra-moderne en décrépitude. Le sacrifice et l’abnégation du carlisme resteront toutefois comme des exemples fidèles de résistance aux impostures du moment au même titre que les Vendéens, les chouans, les Communards parisiens, les mutins de Cronstadt ou les commandos tiercéristes du « Commandant Zéro » Eden Pastora dans la décennie 1980 au Nicaragua ! De bien trop rares preuves historiques de fidélité à leur Idée constitutive.
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Le socialisme distributiste. Jacques Duboin 1878 – 1976, présentation et choix de textes par Jean-Paul Lambert, L’Harmattan, préface d’Alain Caillé, 1998.
2 : Sur le katéchon, cf. aussi Théodore Paléologue, Sous l’œil du Grand Inquisiteur. Carl Schmitt et l’héritage de la théologie politique, Cerf, coll. « Passages », 2004.
3 : Massimo Cacciari, Déclinaison de l’Europe, Éditions de l’Éclat, coll. « Philosophie imaginaire », 1998, p. 121.
• S.A.R. Maria Teresa de Bourbon-Parme, Les Bourbon-Parme. Une famille engagée dans l’histoire, Éditions Michel de Maule, coll. « Histoire » (41, rue de Richelieu, 75001 Paris), 2014, 251 p., 22 €.
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