vendredi 1 mai 2015

« Civilisation du temps et civilisation de l’espace » par Julius Evola

Les traces qui subsistent — rien que dans la pierre la plupart du temps — de certaines grandes civilisations des origines renferment souvent un sens rarement compris. Devant ce qui reste du monde gréco-romain le plus archaïque et au-delà, de l’Egypte, de la Perse, de la Chine, jusqu’aux mystérieux et muets monuments mégalithiques épars dans les déserts, les landes et les forêts comme derniers vestiges visibles et immobiles de mondes engloutis et disparus — et, comme limite dans la direction opposée de l’histoire, jusqu’à certaines formes du Moyen Age européen : devant tout cela on en arrive à se demander si la miraculeuse résistance au temps de ces témoignages, outre le concours favorable de circonstances extérieures auquel ils doivent d’être encore là, ne contient pas aussi une signification symbolique.
Cette impression se renforce si l’on pense au caractère général de la vie des civilisations auxquelles la majorité de ces vestiges appartiennent, c’est-à-dire au caractère général de la vie dite « traditionnelle ». C’est une vie qui demeure identique à travers les siècles et les générations, dans une fidélité essentielle aux mêmes principes, au même type d’institutions, à la même vision du monde ; susceptible de s’adapter et de se modifier extérieurement face à des évènements calamiteux, mais inaltérable en son noyau, dans son principe animateur, dans son esprit. 
Un tel monde semble nous renvoyer surtout à l’Orient. On pense à ce qu’étaient. Jusqu’à des époques relativement récentes, la Chine et l’Inde, et jusqu’à hier le Japon lui-même. Mais, en général, plus on remonte le temps, plus on ressent la vigueur, l’universalité et la puissance de ce type de civilisation, au point que l’Orient finit par être vu comme la partie du monde où, pour des circonstances fortuites, ce type a pu subsister plus longtemps et se développer mieux qu’ailleurs. Dans ce type de civilisation la loi du temps semble être en partie suspendue. Plus que dans le temps, ces civilisations semblent avoir vécu dans l’espace. Elles ont eu un caractère « achronique ». 
Selon la formule aujourd’hui en vogue, ces civilisations auraient donc été « stationnaires », « statiques » ou « immobilistes ». En réalité, ce sont les civilisations dont même les vestiges matériels semblent destinés à vivre plus longtemps que toutes les créations ou tous les monuments du monde moderne, lesquels, sans exception, sont impuissants à durer plus d’un demi-siècle et à propos desquels les mots « progrès » et « dynamisme » signifient seulement une soumission à la contingence, au mouvement d’un incessant changement, d’une rapide ascension et d’un déclin tout aussi rapide et vertigineux. Ce sont là des processus qui n’obéissent pas à une vraie loi interne et organique, qu’aucune limite ne contient, qui deviennent autonomes et prennent par ta main ceux par qui ils ont été favorisés : voilà la caractéristique de ce monde différent, dans tous les secteurs qui le composent. Cela n’empêche pas qu’on ait fait de lui une sorte de critère de mesure pour tout ce qui aurait droit, au sens le plus élevé, au mot « civilisation », dans te cadre d’une historiographie qui fart siens des Jugements de valeur arrogants et méprisants du genre de ceux auxquels il a été fait allusion plus haut. 
A cet égard, typique est l’équivoque de ceux qui prennent pour immobilité ce qui eut, dans les civilisations traditionnelles, un sens très différent : un sens d’immutabilité. Ces civilisations furent des civilisations de l’être. Leur force se manifesta justement dans leur identité, dans la victoire qu’elles obtinrent sur le devenir, sur l’« histoire », sur le changement, sur l’informe fluidité. Ce sont des civilisations qui descendirent dans les profondeurs et qui y établirent de solides racines, au-delà des eaux périlleuses en mouvement. L’opposition entre les civilisations modernes et les civilisations traditionnelles peut s’exprimer comme suit : les civilisations modernes sont dévoratrices de l’espace, les civilisations traditionnelles furent dévoratrices du temps.
Les premières donnent le vertige par leur fièvre de mouvement et de conquête de l’espace, génératrice d’un arsenal inépuisable de moyens mécaniques capables de réduire toutes les distances, de raccourcir tout intervalle, de contenir dans une sensation d’ubiquité tout ce qui est épars dans la multitude des lieux. Orgasme d’un désir de possession ; angoisse obscure devant tout ce qui est détaché, isolé, profond ou lointain ; impulsion à l’expansion, à la circulation, à l’association, désir de se retrouver en tous lieux — mais jamais en soi-même. La science et la technique, favorisées par cette impulsion existentielle irrationnelle, la renforcent à leur tour, la nourrissent, l’exaspèrent : échanges, communications, vitesses par delà le mur du son, radio, télévision, standardisation, cosmopolitisme, internationalisme, production illimitée, esprit américain, esprit « moderne ». Rapidement le réseau s’étend, se renforce, se perfectionne. L’espace terrestre n’offre pratiquement plus de mystères. Les voies du sol, de l’eau, de l’éther sont ouvertes. Le regard humain a sondé les cieux les plus éloignés, l’infiniment grand et l’infiniment petit. On ne parle déjà plus d’autres terres, mais d’autres planètes. Sur notre ordre, l’action se produit, foudroyante, où nous voulons. Tumulte confus de mille voix qui se fondent peu à peu dans un rythme uniforme, atonal, impersonnel. Ce sont les derniers effets de ce qu’on a appelé la vocation « faustienne » de l’Occident, laquelle n’échappe pas au mythe révolutionnaire sous ses différents aspects, y compris l’aspect technocratique formulé dans le cadre d’un messianisme dégradé.
A l’inverse, les civilisations traditionnelles donnent le vertige par leur stabilité, leur identité, leur fermeté intangible et immuable au milieu du courant du temps et de l’histoire : si bien qu’elles furent capables d’exprimer jusqu’en des formes sensibles et tangibles comme un symbole de l’éternité. Elles furent des îles, des éclairs dans le temps ; en elles agirent des forces qui consumaient le temps et l’histoire. De par ce caractère qui leur est propre, il est inexact de dire qu’elles « furent » — on devrait dire, plus justement et plus simplement, qu’elles sont. Si elles semblent reculer et s’évanouir dans les lointains d’un passé qui a même parfois des traits mythiques, cela n’est que l’effet du mirage auquel succombe nécessairement celui qui est transporté par un courant irrésistible qui l’éloigné toujours plus des lieux de la stabilité spirituelle. 
Du reste, cette image correspond exactement à l’image de la « double perspective » donnée par un vieil enseignement traditionnel : les « terres immobiles » fuient et se meuvent pour celui qui est entraîné par les eaux, les eaux remuent et fuient pour celui qui est fermement ancré dans les « terres immobiles ». 
Comprendre cette image, en la rapportant non au plan physique mais au plan spirituel, veut dire percevoir aussi la Juste hiérarchie des valeurs, dès lors que le regard porte au-delà de l’horizon dans lequel sont enfermés nos contemporains. Ce qui semblait appartenir au passé devient présent, de par la relation essentielle des formes historiques (et comme telles contingentes) à des contenus méta-historiques. Ce qui était jugé « statique » se révèle saturé d’une vie pléthorique. Les vaincus, les décentrés, ce sont les autres. Devenirisme, historicisme, évolutionnisme et ainsi de suite apparaissent comme des ivresses de naufragés, comme les vérités propres à ce qui fuit (où fuyez-vous en avant, imbéciles ? — Bernanos), à ce qui est privé de consistance intérieure et ignore cette consistance, à ce qui ne connaît pas la source de toute élévation véritable et de toute conquête effective — des conquêtes qui ne furent pas seulement des culminations spirituelles intangibles et souvent invisibles, mais qui s’exprimèrent également dans des faits, des épopées, des cycles de civilisation qui, précisément, même dans leurs vestiges de pierre muets et dispersés, semblent refléter quelque chose d’intemporel, d’éternel. A quoi s’ajoutent aussi certaines créations artistiques traditionnelles, monolithiques, rudes et puissantes, étrangères à tout ce qui est subjectif, souvent anonymes, comme des prolongements des forces élémentaires elles-mêmes.
Il faut enfin rappeler quelle fut, dans les civilisations traditionnelles, la conception du temps : non pas une conception linéaire, irréversible, mais une conception cyclique, à périodes. D’un ensemble de coutumes, de rites et d’institutions propres soit aux civilisations supérieures, soit aux traces de celles-ci chez certains peuples dits « primitifs » (on peut se rapporter à ce sujet aux matériaux recueillis par l’histoire des religions — Hubert, Mauss, Eliade et d’autres), apparaît l’intention constante de ramener le temps aux origines (d’où le cycle), dans le sens d’une destruction de ce qui, en lui, est simple devenir, de le freiner, de lui faire exprimer ou refléter des structures supra-historiques, sacrées ou métaphysiques, souvent liées au mythe. De la sorte, et non comme « histoire », le temps — tel une « image mobile de l’éternité » — acquit valeur et sens. Retourner aux origines voulait dire se rénover, boire à la source de l’éternelle jeunesse, confirmer la stabilité spirituelle, contre la temporalité. Les grands cycles de la nature suggéraient cette attitude. La « conscience historique », inséparable de la situation des civilisations « modernes », ne scelle que la fracture, la chute de l’homme dans la temporalité. Mais elle est présentée comme une conquête de l’homme actuel, c’est-à-dire de l’homme crépusculaire.
Le cas n’est pas rare que certaines découvertes, à l’origine de conceptions générales destinées à révolutionner une époque, même lorsqu’elles entrent dans le domaine d’une objectivité scientifique présumée, aient le caractère d’un symptôme, si bien que leur apparition à une période donnée, et non à une autre, n’est pas le fruit du hasard. Pour nous référer, par exemple, à la science de la nature, il est plus ou moins connu de tous que selon la dernière théorie en vogue — Einstein et ses continuateurs — c’est chose indifférente d’affirmer que la terre tourne autour du soleil, ou l’inverse : il est seulement question de préférer une plus ou moins grande complication de calculs astrophysiques dans la fixation des systèmes relationnels. Or, il est très significatif que la « découverte copernicienne », avec laquelle le fait que la terre soit le centre fixe et immobile des entités célestes cessa d’être « vrai » — alors que devint « vrai » le contraire, que c’est elle qui se meut, que sa loi est d’errer dans l’espace cosmique comme partie insignifiante d’un système dispersé ou en expansion dans l’indéfini — sort survenue plus ou moins à l’époque de la Renaissance et de l’humanisme, c’est-à-dire à l’époque des bouleversements les plus décisifs pour l’avènement d’une civilisation nouvelle, dans laquelle l’individu devait perdre peu à peu tout rapport avec ce qui « est », devait déchoir de toute centralité spirituelle jusqu’à faire sien le point de vue du devenir, de l’histoire, du changement, du courant incoercible et imprévisible de la « vie » (le plus singulier, c’est qu’au début de ce tournant il y a eu au contraire la prétention — l’illusion — d’avoir finalement découvert l’« homme », de l’affirmer et de le glorifier, d’où le terme d’« humanisme » ; en réalité, ce fut une réduction à ce qui est « seulement humain », avec un appauvrissement de la possibilité d’une ouverture et d’une intégration au « plus qu’humain »). 
Ce n’est pas là le seul des tournants symboliques que l’on pourrait relever à ce sujet. Sur l’exemple donné à présent — la « révolution copernicienne » — un point doit être précisé : dans le monde traditionnel aucune vérité dite « objective » n’était importante ; des vérités de ce genre pouvaient également être prises en considération, mais accessoirement, et cela à cause de leur relativité effective d’une part, de leur valeur humaine de l’autre, en tenant compte de critères d’opportunité à l’égard du sentiment général. Une théorie traditionnelle de la nature pouvait donc même être « erronée » du point de vue de la science moderne (à un de ses stades) ; mais sa valeur, la raison pour laquelle elle était adoptée tenait à sa capacité de servir de moyen expressif à quelque chose de vrai sur un plan différent et plus intéressant. Par exemple, la théorie géocentrique saisissait dans le monde des apparences sensibles un aspect propre à servir de support à une vérité d’une autre sorte et inattaquable ; la vérité concernant l’« être », la centralité spirituelle, comme principe de l’essence véritable de l’homme.
Cela suffira pour éclairer morphologiquement l’opposition entre civilisations de l’espace et civilisations du temps. De cette opposition, il serait également aisé de déduire l’antithèse correspondante, typologique et existentielle, entre l’homme du premier type de civilisation et l’homme du second type. Et si l’on devait passer au problème de la crise de l’époque présente, en s’appuyant sur ce qui a été dit, l’inutilité de n’importe quelle critique, de n’importe quelle réaction et de n’importe quelle velléité d’actions rectificatrices apparaîtrait assez clairement, tant que, dans l’homme lui-même ou, du moins, dans un certain nombre d’hommes en mesure d’exercer une influence décisive, ne se produira pas un changement intérieur de polarité — une metanoia, pour reprendre le terme antique : dans le sens d’un déplacement vers la dimension de l’« être », de « ce qui est », dimension qui s’est perdue et dissoute chez l’homme moderne au point que rares sont ceux qui connaissent la stabilité intérieure, la centralité, par conséquent aussi la sécurité calme et supérieure ; alors qu’inversement un sentiment caché d’angoisse, d’inquiétude et de vide se répand toujours plus malgré l’emploi systématique à grande échelle et dans tous les domaines des sédatifs spirituels récemment inventés. Du sens de l’« être », de la stabilité, ne pourrait pas ne pas provenir de façon naturelle le sens de la limite, comme principe, dans un domaine plus extérieur également, pour se réaffirmer sur des forces et des processus devenus plus puissants que ceux qui les ont inconsidérément mis en mouvement dans la temporalité.
Mais à considérer la situation dans son ensemble, il reste tout à fait problématique de pouvoir trouver de solides points d’appui dans une civilisation qui, comme la civilisation moderne, est en tout et pour tout, dans une mesure sans précédents dans le passé, une civilisation du temps. D’autre part, il est assez évident qu’on aurait dans ce cas, plus qu’une rectification, la fin d’une forme et la naissance d’une nouvelle forme. Ainsi, raisonnablement, en règle générale on ne peut envisager que des orientations différentes dans certains domaines particuliers et, surtout, ce que de rares hommes différenciés, comme s’ils s’éveillaient, peuvent encore se proposer et réaliser invisiblement.
Julius Evola
Ce texte constitue le premier chapitre du livre de Julius Evola, L’arc et la massue, Pardès, 1983 (traduit de l’italien par Philippe Baillet). Première édition italienne en 1971.
SourceLa Dissidence

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