Il n'avait pas été heureux parce qu'il avait tout le temps désiré plus que ce qu'il avait, parce qu'il n'avait jamais joui de rien, savouré rien, comme le laboureur qui jette un regard sur son domaine au soleil couchant, comme l'écrivain qui relit sa page et numérote la page suivante. Le gain, le gain, toujours le gain, sans l'équilibre approximatif du commerçant, qui connaît ses limites et qui sait où il va. Mais la spéculation, c'est la saute de vent imprévisible, le hasard, la chute perpendiculaire, la lutte sans merci et sans trêve. C'est la jungle avec ses fauves en veston, des êtres sans entrailles et tout en griffes préhensives, en crocs déchiqueteurs. Les fortunes s'édifiaient vertigineusement, s'écroulaient de même.
LÉON DAUDET, Ariane, 1936
Composés rapidement, en marge de l'activité débordante de leur auteur, les romans de Léon Daudet sont inégaux, mais on y glane toujours quelques remarques, quelques croquis, quelques leçons de sagesse. C'est ainsi que, relisant naguère Ariane (1936), je m'arrêtai sur les réflexions du financier Gervais au bord de la faillite, et l'actualité économique de ces derniers mois me revint à l'esprit. Le personnage central d'Ariane est un écrivain qui a fait médecine et n'exerce pas. On reconnaît l'auteur lui-même. L'évocation de la Touraine, et certaines notes sur le Japon font de ce roman un des meilleurs de Léon Daudet.
Le téléphone qu'on tire de sa poche pour interroger en quelques secondes un correspondant à Hong Kong, la cote de la Bourse d'une place internationale qui apparaît sur l'ordinateur "en temps réel", l'avion qu'on emprunte comme le métro, semblaient avoir relégué au musée les règles économiques classiques. Mais il y a un an, le krach des prêts hypothécaires à risques (subprime pour ceux qui préfèrent l'anglais, celui de Wall Street, bien sûr, pas la langue de Shakespeare) raviva le souvenir de la crise de 1929. Sans remonter au système Law (la spéculation s'appelait alors l'agiotage), il est bon de se rappeler de temps à autre les grands scandales financiers parce qu'en économie comme en politique, l'histoire enseigne la sagesse, vertu ignorée des époques ignorantes.
En composant son roman, Léon Daudet pensait à Albert Oustric, spécialiste en spéculation boursière. Il avait fondé une banque en 1919, puis multiplié les sociétés. En novembre 1929, il faisait une faillite retentissante qui éclaboussait la classe politique. À propos de l'affaire Stavisky (1933-1934), Daudet dénonça en Camille Chautemps, président du Conseil, le chef d'une bande de voleurs et d'assassins.
Stavisky et Madoff
Quelle différence entre l'affaire Stavisky et l'affaire Madoff ? Aucune d'un point de vue technique, sinon la dimension internationale de la fraude. Et voici que revient à la mode John Maynard Keynes (1883-1946), théoricien de l'encadrement du capitalisme par l'État, de la nécessité de réguler les marchés et de la primauté de l'école de la demande sur celle de l'offre. À propos de cet économiste, on se souviendra à l'Action française des thèses contraires à nos intérêts qu'il soutint dans ses Conséquences économiques de la paix (1919). Les exagérations d'un libéralisme sans frein ne nous feront pas oublier les tares du capitalisme d'État. N'est-ce pas d'ailleurs l'Administration démocrate qui obligea pour des raisons idéologiques les banques américaines à consentir des prêts immobiliers à des personnes insolvables ?
L'histoire restera notre guide, l'histoire méditée, dans la ligne de Jacques Bainville. Le concile de Latran de 1139 condamna l'usage de l'arbalète et des balistes, mais non celui de l'arc, de l'épée et de la masse d'armes. Nous voyons déjà sourire le primaire qui pense que les hommes étaient idiots avant l'invention de l'ordinateur. Mais quels arguments le concile mit-il en avant ? Que les carreaux d'arbalète et les boulets envoyés par les balistes portaient si loin que les soldats ne pouvaient maîtriser les conséquences de leurs actes. La prudence conseille de ne pas agir quand on ne dispose d'aucun moyen de maîtriser les conséquences. Comme les hommes politiques, les économistes auraient intérêt à méditer l'histoire.
GÉRARD BAUDIN L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 15 janvier au 4 février 2009
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