jeudi 5 mars 2015

Certaines villes ont la réputation d’être sous la coupe du Grand Architecte

Nice, Cannes, Nîmes, Montpellier, Bordeaux, Béziers, Le Puy, Lyon, Nancy, Toulouse... L’ancien juge Alain Marsaud, frère pantouflant aujourd’hui chez Vivendi, raconte qu’à Limoges, sa ville natale, « celui qui refuse de se faire initier est suspect ». A Clermont-Ferrand, c’est bien simple : la quasi-totalité de la vie politique locale se résume à un jeu entre loges locales, à droite comme à gauche. Lille fait également partie de ces villes sous influence. Mais une affaire récente apporte à la capitale du Nord une petite touche méridionale qu’on ne lui soupçonnait pas. 
     Roger Dupré, entrepreneur en bâtiment, gérant de boîtes de nuit, a tissé un surprenant réseau de relations en tout genre, au sein d’une fraternelle locale. Avant d’être finalement incarcéré en 1999 et de collectionner depuis les mises en examen, Roger la Banane – son surnom en hommage à son exubérance capillaire – était copain avec tout le monde. Et notamment avec Benoît Wargniez, longtemps doyen des juges d’instruction à Lille avant d’être promu à la cour d’appel de Douai, à qui l’ami Roger aurait, selon certains éléments du dossier, signé des chèques (200 000 francs au total) pour boucler ses fins de mois en échanges d’informations sur les procédures en cours : il sera finalement brièvement incarcéré et suspendu de la magistrature. Bernard Flottin, secrétaire général de la mairie de Lille ? Un autre camarade qui a reçu 100 000 francs en liquide pour soutenir un projet immobilier des amis de Roger : mis en détention provisoire, il a plaidé que l’enveloppe n’était pas pour lui, mais destinée à un élu socialiste, avant de se rétracter. Alain Gravelines, agent des impôts, soupçonné de distribuer les indulgences fiscales aux amis dans le tourment ? Mis en examen. Lucien Aimé-Blanc, ex-patron du SRPJ de Lille : ce grand policier à l’ancienne, qui avait poursuivi Mesrine dans les années 70, a toujours jugé qu’un bon flic devait fréquenter les voyous, ce qui lui a valu d’être critiqué. Ce bon vieux Lucien n’est pas poursuivi, tout comme son successeur à la police judiciaire lilloise, Claude Brillault, bien que plusieurs témoins aient leur interventionnisme en faveur de la bande à Roger la Banane. On peut se demander si l’affaire n’a pas été en partie verrouillée : deux femmes gênantes, deux policières, Sibylle Chaisières et Paule-Hélène Girard, l’une en charge de l’enquête, l’autre sur le point de mettre en cause son directeur à la PJ, ont été promptement mutées. 
     Un procureur adjoint du parquet de Lille, initié comme les autres, a lui aussi été mis en cause pour ses connivences avec le réseau de Roger la Banane. Mais comme la planète lilloise tourne décidément à l’envers, c’est l’un de ses collègues, Alain Lallement, qui a été muté : en pleine audience du tribunal correctionnel, ce dernier avait dénoncé un « système organisé de malversations qui gangrène, et je pèse mes mots, un certain immobilier lillois, où le truand côtoie le fonctionnaire, l’entrepreneur, le policier, voire le magistrat ». Précisant sa pensée, Lallement indiquait que le directeur du SRPJ, Claude Brillault, était intervenu en faveur d’un copain de Roger la Banane, Gaetana Schiliro, poursuivi pour fraude fiscale. Et d’assener : « Il y a des policiers intègres qui veulent faire passer à table les truands ; il y en a d’autres qui passent à table avec les truands. » Ce magistrat courageux paiera cher sa dénonciation de la république « bananière ». 
     En effet, en dépit de ses apparences folkloriques, l’affaire Roger la Banane n’est pas drôle du tout. Elle démontre l’état du délabrement des principales institutions françaises, police, justice et politique confondues. Et surtout l’absence d’anticorps. L’inspection générale de la Police nationale (IGPN, la Police des polices), chargée par le ministère de l’Intérieur de faire la lumière sur les drôles de mœurs du SRPJ de Lille, s’en est prise à... Sibylle Chaisières, la seule à relever l’honneur de la police dans cette affaire. Quant au ministère de la Justice, il n’a assuré que le service minimum en suspendant Benoît Wargniez. En revanche, le parquet de Lille, du moins sa frange prête à en découdre avec les réseaux occultes, est décimé : outre Alain Lallement, Samuel Laine, substitut du procureur, a été déchargé du dossier au motif que sa compagne travaillait à la mairie de Lille. Déontologie à géométrie variable : les accointances maçonniques ne seraient pas répréhensibles ; par contre, une petite copine... Tout dépendrait donc des intérêts bien compris du club ? 
Ghisaine Ottenheimer, Renaud Lecadre, Les frères invisibles

Aucun commentaire: