mardi 10 février 2015

Un jour, un texte ! Sully, la guerre, un grand serviteur de l’Etat par Henri POURRAT (10)

« La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c'est-à-dire pleinement responsables de leurs actes: la France refuse d'entrer dans le Paradis des Robots. » Georges Bernanos, La France contre les robots.
Notre premier ministre a déclaré que la France est en guerre. Mais l'ennemi est chez nous, au sein même de la population française. Il ne s'agit plus d'envoyer des professionnels, formés et aguerris combattre loin de nos terres, mais de se battre contre un ennemi sournois et impitoyable, qui use pour ses attaques de toutes nos libertés et des droits des citoyens français. Avant de faire une telle déclaration, encore eût-il fallu cultiver au sein du peuple français les valeurs qui font la force morale des nations. Cette nouvelle rubrique a pour objet de proposer des textes pour aider tout un chacun à réfléchir sur des sujets précis et si possible, d'actualité, aujourd'hui : la guerre, un grand serviteur de l'Etat par Henri POURRAT (10)

(Sully, ministre d'Henri IV)

« Plusieurs personnages déjà arrivés se tiennent là, adossés aux murailles sans parler entre eux, et sans que le Roi leur parle. Il n'a pas plutôt vu entrer Sully qu'il s'avance vers la porte. Selon sa coutume, il pose une de ses mains sur celle de Sully et, la lui serrant : Ha, ha, mon ami, s'écrie-t-il, sur le ton de la plainte, quel malheur, Amiens est pris ! – Comment pris, Sire ? Ha ha ? Vrai Dieu, qui l'a pris ? – Les Espagnols s'en sont saisis par la porte, en plein jour…
Et le Roi raconte que les habitants, qui n'ont pas voulu qu'il les garde en leur donnant une garnison, n'ont pas su se garder eux-mêmes. Des soldats espagnols déguisés en paysans ont amené une charrette sous la herse, ouvert un sac de noix, et tandis que les bourgeois du corps de garde s'occupaient à ramasser les noix, les faux paysans ont fait main basse sur eux et se sont emparés de la porte.
Sully redemande si c'est vrai, si Amiens est bien pris. – Ce n'est que trop vrai, mais quel remède y savez-vous ? – Je n'en sais point d'autre que de le reprendre. – Mais comment et par quel moyen ?
- A quelque prix que ce soit, dit Sully, il faut le reprendre. C'est une affaire faite : ni blâmes ni plaintes n'y apporteront de remède. Le remède, nous l'espérons de votre brave courage et de votre bonne fortune. Je vous ai vu pourchasser des choses plus difficiles. Vivez seulement, portez-vous bien, ne vous mélancoliez point, mettez les mains à l'œuvre, et ne parlons tous, ni ne pensons, qu'à reprendre Amiens.
Le Roi ne voulait pas estimer, comme certains, que le désastre fût irrémédiable. Mais il se demandait comment dénicher bientôt les Espagnols d'une ville si forte et si bien munie ? Il y avait dans Amiens vingt-cinq canons, les équipages, les munitions, les vivres, deux cents mille écus ! Tout ce qu'on avait amassé avec tant de soin et de peines…
- Oui, Sire, et les Espagnols y mettront deux ou trois bons chefs, pour succéder les uns aux autres, s'il le faut, et quantité de bons soldats. Néanmoins il faut s'affermir. Voire s'opiniâtrer d'autant plus que les difficultés paraissent grandes. Si tout ce qu'il y a de bons Français veut s'évertuer et y contribuer selon son courage et ses moyens, on aura bientôt recouvré des hommes, de l'argent, de l'artillerie, des munitions, de quoi reprendre Amiens et peut-être faire encore quelque chose de mieux.
Un homme, un vrai redressé, un de ceux que les désastres renforcent au lieu de les abattre. Le Roi fut obligé de lui dire de n'aller pas si vite, que le seul siège d'Amiens allait donner assez d'ouvrage : Par votre foi, croyez-vous que ce soit si facile que vous le faites, ou, si vous le dites pour relever les courages d'un chacun ? Car, pour vous dire ce que j'en pense, je le tiens un peu plus difficile.
- Oui, Sire, dit Sully, je crois certainement tout ce que j'ai proposé. Mais les choses nécessaires pour cet effet ne se trouveront pas dans votre cabinet, ni par les plaintes des uns, ni par les blâmes des autres. Je n'ai donc plus que faire ici. Permettez que j'aille en mon logis, chercher argent parmi mes papiers. Car il en faut avoir, n'en fût-il point, étant raisonnable de n'épargner personne, puisque tous les gens de bien et vrais Français ont intérêt de ne laisser pas ainsi une telle tanière d'ennemis irréconciliables si proche de la capitale du royaume, et vaut mieux, comme l'on dit en commun proverbe, pays ruiné que pays perdu.
On le voit dans cette nuit de désarroi au Louvre, où le vent d'hiver sifflant par les joints des fenêtres fait vaciller les flammes des chandelles au milieu de tout ce noir. Il est là, lui, avec sous son grand front dégarni déjà, ses yeux qui flambent. Le voilà avec ses papiers de ministre, et ses proverbes de gentilhomme champêtre. Tout en feu de colère, d'opiniâtreté, de terrible zèle. Il va se battre contre les chiffres et les difficultés, contre la veulerie des uns, la lâcheté ou même le mauvais vouloir des autres. Comme un sanglier acculé, il bousculera tout. Il va faire travailler son cerveau et le jeter contre un monde d'embarras et de calamités. De ses idées et de ses additions, toutes grondantes sous son crâne, il fera sortir des canons, des sacs d'écus et des régiments. Il poussera tout cela vers le Roi pour que, de tous ces moyens, le Roi leur refasse une belle France. »
Henri POURRAT
Extrait de : « Sully et sa grande passion »
Ed. Flammarion – 1942

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