Pendant 82 jours, de décembre 1946 à mars 1947, une poignée de marsouins du 6e régiment d’infanterie coloniale résiste dans Nam Dinh à des milliers d’assiégeants du Viêt-minh.
« Alerte ! ». Réveillé en sursaut, le commandant Daboval s’est dressé d’un bond sur sa couchette. S’il est surpris, il n’est pas étonné. Depuis plusieurs jours déjà, il pressentait l’attaque. Il y a maintenant plusieurs semaines qu’ostensiblement le Viêt-minh, réguliers et Tu Vé — les miliciens en civil, auxiliaires des basses besognes — multipliaient provocations et menaces. Contre eux, les marsouins ne pouvaient rien : le modus vivendi, signé à Hanoi le 16 mars 1946 entre le général Leclerc et Hô Chi Minh, stipulait que tout affrontement armé était interdit.
Ce modus vivendi devait, en principe, permettre à la France et au jeune Viêt-minh de trouver un terrain d’entente pour cohabiter dans le respect mu des intérêts réciproques. Hô Chi Minh est ensuite parti pour la France où l’absence de gouvernement l’a contraint à faire du tourisme. Il est rentré au début du mois de décembre, bien décidé à arracher par la force cette indépendance dont Paris ne veut pas entendre parler et à rompre, par surprise, les accords du 16 mars.
Dans toute l’Indochine, les émissaires du Viêt-mit ont distribué les consignes : le pays se soulèverait le 19 décembre. Tout s’est passé comme l’avait voulu le chef communiste. De Hanoi, où se sont déroulées des scènes d’horreur, à Vinh, au Nord Annam, où la maigre garnison est internée (et le restera huit ans durant), en passant par Langson et Haiphong, partout les Viets passent à l’attaque.
A Nam Dinh, la quatrième ville du Tonkin, la capitale de l’industrie cotonnière, la bataille commence à 1 heure, ce 20 décembre 1946.
Depuis deux mois, c’est le II/6e RIC qui cantonne dans la ville. Un bataillon réduit puisqu’il ne comporte que deux compagnies de fusiliers voltigeurs (les 5e et 6e) et la compagnie de commandement (la 7e se trouve à Hai Duong, entre Hanoi et Haiphong). En tout, 450 hommes aux ordres du commandant Daboval, un petit homme doué d’un grand caractère.
Il a implanté ses unités au camp Carreau, vaste périmètre jouxtant l’usine de coton, et, au centre de la ville, dans l’immeuble de la banque d’Indochine, bâtisse cubique, fortifiée comme un blockhaus.
Le commandant Daboval boucle son ceinturon et se dirige vers le PC des transmissions, situé dans la pièce voisine du « Château », une grande villa, en bordure de la « cotonnière », qui sert de PC au bataillon. Entouré de ses postes radio, l’adjudant Felip essaie de se faire une idée juste de la situation. Elle est grave. Les Viets ont attaqué partout à la même heure, 1 h 30 du matin. L’électricité a été coupée, tandis que tous les bâtiments administratifs étaient pris d’assaut. Seuls résistaient la banque d’Indochine et le camp Carreau. La poste, la gare tombaient aux mains du Viêt-minh.
Le premier tué a été le marsouin Latapie, qui montait la garde à l’extérieur. Tout de suite après, le sous-lieutenant Vellas est abattu alors qu’il se portait au secours des assiégés de la villa Gasser. Son adjoint, le sergent Malo, a tué le Viet avant d’être blessé lui-même.
Toute la nuit, la confusion règne. Passé l’effet de surprise, les Français ont réagi. Chaque groupe est pris à partie par des hordes vociférantes, brandissant fusils, haches, sabres japonais, bâtons. Pourtant les positions tiennent, attendant d’être dégagées par les unités d’intervention.
Un peu avant l’aube, le sous-lieutenant Lambert réussi à évacuer une famille de civils réfugiés sur les toits de leur maison. Au jour, le commandant Daboval a une idée juste de la situation. Elle est grave. Pratiquement encerclé au plus près, le bataillon est isolé, coupé de l’extérieur. Seul, le point d’appui de la banque d’Indochine constitue un îlot perdu au milieu des Viets. A l’intérieur, le sergent Herbelin, vingt ans, a tenu avec une poignée d’hommes. Sur la terrasse, il a tracé trois lettres destinées à l’aviation : SOS.
La journée se passe à colmater les brèches, à recompléter les munitions qu’un Junker a parachutées au milieu de la matinée. Le sous-lieutenant Fratali échoue dans une tentative de liaison avec Herbelin, pris de front par un canon de 75 japonais embusqué derrière une barricade.
A six heures du soir, l’attaque repart, aussi sauvage que celle de la nuit. Là encore les messages sont dramatiques :
— Ici la villa Gasser ! Il nous reste assez de munitions pour tenir dix minutes. Nous sommes foutus si… Deux minutes plus tard :
— Si vous n’arrivez pas vite, nous nous faisons sauter.
La villa Gasser est enfin dégagée. Devant la porte, les renforts découvrent soixante cadavres d’ennemis…
Au matin, les abords du camp Carreau sont jonchés de tués. Les marsouins en découvrent partout et jusque dans les caves…
Une semaine encore, Nam Dinh sera le théâtre de furieux assauts et puis, lassés sans doute, attendant d’autres renforts, les Viets se bornent à maintenir un siège en règle. Ils installent des tireurs d’élite à tous les endroits stratégiques, au point que Daboval fait tendre des fils de fer auxquels il accroche des nattes, à l’abri desquelles les hommes peuvent se déplacer. Le 1er janvier arrive. Les marsouins évoquent le dernier Jour de l’An, passé en Alsace, dans la neige…
Peu à peu, la ville change de visage. Ce qui était l’une des plus belles villes d’Indochine prend des allures de champ de ruines. Les Viets procèdent à une démolition en règle, au canon, à l’explosif, voire à la pioche. Rien ne doit subsister de ce qui pourrait rappeler l’œuvre française.
Il y a maintenant quinze jours que les 400 hommes valides du II/6e RIC tiennent dans la ville assiégée. A la banque d’Indochine, Herbelin n’a plus que dix cartouches par homme et la ration quotidienne est de 200 g de riz. Son immeuble est la cible du 75 qui, obstinément, tente de percer une brèche dans le mur de béton.
Le 4 janvier, une première tentative de dégagement par le fleuve, menée depuis Haiphong par une flottille blindée, a été annoncée. Elle sera suivie par le largage d’un bataillon de parachutistes.
Le 5 janvier, les paras sautent. Une seule compagnie, celle du capitaine Ducasse et du lieutenant Edme, est larguée à proximité de la « cotonnière », trop loin pour être facilement récupérée, en plein sur les Viets. Toute la nuit, les paras se battent au couteau pour survivre. Au matin enfin, ils rejoignent les marsouins.
— Nous n’avons pas pu récupérer nos armes lourdes, dit Ducasse à Daboval.
— Cela ne fait rien, le prochain parachutage vous en apportera.
— Il n’y aura pas d’autre largage, répond Ducasse. L’opération a été jugée trop dangereuse, elle a été abandonnée…
La flottille non plus n’arrivera pas à destination, à l’exception d’un LCM amenant la 3e compagnie du 3e étrangers qui donne l’assaut à un canon japonais dont les servants se font tuer sur place.
Le reste de la flottille a fait demi-tour. Le piège se referme sur les paras et les légionnaires. Mais Daboval n’est pas homme à renoncer. Puisqu’il est impossible de le dégager de l’extérieur, il va tenter d’aérer son dispositif de l’intérieur. Lentement, maison par maison, il réoccupe les pâtés de maisons voisins. Les paras et les légionnaires font sauter des pans de mur, pratiquent des brèches par lesquelles ils s’infiltrent. Cela finit par former un véritable labyrinthe qui, parfois, permet de prendre l’ennemi à revers. C’est ainsi qu’un audacieux coup de main permet de réoccuper la gare, abandonnée depuis le 20 décembre, dont les armes interdisaient tout passage.
Une nouvelle tentative pour ravitailler la banque d’Indochine échoue encore devant la barricade qui, en quinze jours, s’est considérablement fortifiée. C’est un véritable amoncellement de tous les gravats du voisinage, haut de plus de 3 m et large de 6 ou 7 m.
— Il faudrait un bulldozer, disent les marsouins. Mais ils n’ont que leurs pelles et leurs pioches, et seulement leur poitrine pour arrêter obus et rafales.
Ils se replient. En désespoir de cause, Daboval fait diriger sur le toit de la banque un tir de mortier dont les torpilles, évidées, sont chargées de tabac et de médicaments. Mais il n’a pas renoncé. Deux jours plus tard, ayant soigneusement étudié le terrain, il fait effectuer par les légionnaires et les paras une manœuvre de contournement, tandis que ses marsouins mènent l’assaut frontal. Très vite la bataille s’engage, âpre, meurtrière. Paras et légionnaires sont cloués au sol, mais la diversion qu’ils ont créée a permis au sous-lieutenant Maudet de foncer avec le ravitaillement et d’aller s’enfermer avec le sergent Herbelin.
A partir de cette date, les positions se stabilisent. Une période commence, celle du grignotage des positions rebelles. Les Viets ont compris qu’ils n’arriveraient pas à s’emparer de la ville, pas plus qu’ils ne parviendraient à la détruire. Alors, ils résistent sur des positions intermédiaires, lancent des coups de main localisés tandis que des propagandistes ratissent les campagnes environnantes pour rameuter des troupes fraîches ou, à défaut, de la « chair à canon » qu’ils lanceront, à mains presque nues contre les blockhaus ennemis.
A Hanoi, le commandement n’a pas renoncé l’opération de dégagement par le fleuve, solution finalement la moins coûteuse en hommes et en matériel, car les routes ont été coupées et les ponts, détruits entre Phu Ly et Nam Dinh.
Du 2 au 6 mars, une flottille comprenant la 2e compagnie du I/3e étrangers remonte le fleuve Rouge, détruit les barrages qui l’obstruent. Son chef, le capitaine Vieulès, héros de Diên Biên Phu dans les rangs du 1er BEP, trouvera la mort en Algérie, au cours d’une embuscade.
Le surlendemain, 8 mars, un groupement de marche de trois bataillons, aux ordres du colonel Grosjean, effectue enfin la liaison avec les héroïques défenseurs de Nam Dinh. Les derniers soldats du Viêt-minh évacuent la ville dans la nuit. Le 11 mars, enfin, le silence revient sur Nam Dinh délivré. Le siège est fini. Il a duré quatre-vingt-deux jours.
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