EDF : 116 000 salariés, la troisième entreprise française par son chiffre d’affaires. Un État dans l’État, avec ses filiales, ses fiefs, ses secrets – nucléaire oblige. Et un mode de fonctionnement très codifié.« EDF a toujours toléré dessureffectifs contre le soutien sans faille de la CGT à la politique nucléaire, explique un dirigeant. Face à la puissance du syndicat, l’encadrement s’est organisé. La maçonnerie a, si l’on ose dire, servi de ciment. D’autant plus que, de Paul Delouvrier [son premier président] à François Roussely en passant par Marcel Boiteux, Gilles Ménage ou Edmond Alphandéry, tous, à peut-être une exception près, sont maçons. J’ai fini par me faire initier moi-même. Sinon, à un certain niveau de responsabilité, on n’est plus dans le coup. »
Mais ce ciment peut craquer, quand l’enjeu politique vient bousculer des positions acquises. Ainsi, au printemps 1998, la guerre fait rage au sein d’EDF. D’un côté, Edmond Alphandéry. Cet universitaire, ancien ministre de l’Économie d’Édouard Balladur, a été parachuté à la tête de ce monument de l’industrie française par Alain Juppé, au lendemain de la victoire de Jacques Chirac, en remerciement de sa neutralité bienveillante lors des derniers mois de la campagne présidentielle. De l’autre Pierre Daurès, ingénieur des Ponts et Chaussées, directeur général de 1996 [à 1998], plus vingt ans de service au sein d’une maison dont il connaît les moindres recoins. Cabales, coups fourrés, le conflit fait l’objet d’un véritable feuilleton dans la presse économique. Certains ministres s’en mêlent. Un témoin raconte : « Il y avait une haine personnelle entre les deux hommes. L’arrivé d’Alphandéry était une insulte pour les baronnies d’EDF », d’autant qu’il a voulu récupérer tous les pouvoirs, en transgressant, selon ses détracteurs, la loi de nationalisation de 1946. « Mais on ne comprend rien à ce qui s’est passé, poursuit ce cadre supérieur, si on néglige le fait qu’Alphandéry, membre de la GLNF, mettait les pieds dans une chasse gardée du GO, auquel appartient Daurès. » Contre ce partage des pouvoirs et des secrets qui vont avec, certains syndicalistes rivaux de la CGT ont décidé de créer une association : l’ADCCP, Association de défense de ceux qui ont le courage de parler. Finalement, en 1998, Lionel Jospin désavouera les deux hommes – qui démentent formellement appartenir à une quelconque obédience – et nommera François Roussely. Daurès sera récupéré par son ami Martin Bouygues, comme directeur délégué. Renvoi d’ascenseur ? Cet ingénieur des Ponts et Chaussées avait en tout cas été à l’origine d’un partenariat entre EDF et Bouygues dans Saur International ; la Cour des comptes a ouvert une enquête sur ces casquettes successives de Pierre Daurès. Quant à Alphandéry, il a trouvé refuse au Conseil consultatif de la Banque de France.
Pour mener des opérations coups de poing ou riposter en cas de blitzkrieg boursier, les hommes d’affaires n’hésitent pas à actionner ces relais extrêmement efficaces. Ainsi, en 1999, victime d’un raid hostile déclenché par Vincent Bolloré, qui l’accuse ouvertement de présenter des comptes inexacts,Martin Bouygues recourt sans vergognes aux ficelles maçonniques pour échapper à ce mauvais feuilleton boursier. Pour couper court aux accusations (les investissements colossaux dans le téléphone mobile n’étaient pas provisionnés à une hauteur suffisante, d’après le raider), le président de Bouygues réplique en dégainant l’avis de son expert-comptable, ancien président (maçon) de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes assurant au contraire que tout est absolument d’équerre. Les profanes n’y voient que du feu. Plus tard, et discrètement, la Commission des opérations de Bourse – le gendarme boursier – obligea de fait le groupe Bouygues à modifier sa comptabilité. Mais l’important pour le leader du BTP était de repousser l’infâme accusation de faux bilan qui circulait au plus fort de la tourmente.
Ghislaine Ottenheimer, Renaud Lecadre, Les frères invisibles
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