C’est seulement la deuxième réédition de ce célèbre discours, depuis qu’il fut prononcé devant les étudiants américains de Harvard, à la séance solennelle finale du 8 juin 1978. Les Belles Lettres l’ont assorti d’une préface, signée par celui qui fut son éditeur, son agent et son ami, pendant 35 ans, Claude Durand – longtemps directeur de la maison Fayard, il a lui-même raconté en 2011 le récit tumultueux de la publication de l’œuvre de l’écrivain dans Agent de Soljénitsyne. Une œuvre qui défie le temps et la mode, en opposant, dans Le déclin du courage, à la violence du système soviétique, l’écœurement matérialiste et le vide spirituel de la société occidentale… Soljénitsyne dit son désarroi et défait les œillères.
Discours à Harvard
L’écrivain russe a été expulsé de l’Union Soviétique quatre ans auparavant, au début de la parution des trois tomes de L’Archipel du Goulag. Depuis deux ans qu’il est parvenu en terre américaine, il n’est pas encore sorti de son silence. Il le fait en ce mois de juin 1978, non pas pour s’acharner sur le communisme dont il a déjà opéré une solide critique, mais pour esquisser une terrible et non moins juste dénonciation, celle du système occidental que d’aucuns posent comme l’envers positif du premier. Ce discours va générer un déluge de commentaires, des plus acerbes aux plus élogieux. Le gros de la presse le fustige, préoccupée par l’unique fait politique, et l’élite libérale américaine fulmine contre l’ingrat à qui elle a eu la bonté de donner asile – l’universitaire Richard Pipes ose parler d’une critique « qui sent le pogrom »…
Peu réfléchissent sur le fond. Acceptent le miroir que leur tend cet étranger – il est si difficile de se voir en face. « Il faut savoir aussi que la vérité est rarement douce au palais : elle est presque toujours amère. » Soljénitsyne pose la question de cette « aune occidentale » à laquelle tout désormais doit être rapporté et de sa « supériorité illusoire ». A ne fonder la société que sur le droit, à ne limiter les hommes que par les lois, « sans vouloir aller plus haut », l’Occident leur a ôté tout contrôle personnel et individuel : « tout le monde pratique l’auto-expansion jusqu’à ce que les cadres juridiques commencent à émettre de petits craquements »…. Cette pseudo-liberté n’est qu’irresponsable et, outrancière, ne résiste pas longtemps aux « abîmes de la déchéance humaine ». D’autant qu’on a promis aux hommes le paradis sur terre : Soljénitsyne parle du « masque funeste » du bien-être, cet ersatz de Graal, ce veau d’or qu’on a déclaré accessible et nécessaire à tout Occidental. L’homme moderne est aliéné à ses dus et à ses droits.
« Le droit de ne pas savoir » et le « déclin du courage »
Et il ne faut surtout pas le laisser penser et le plonger de façon permanente dans « …cette hâte et cette superficialité qui sont la maladie mentale du XXe siècle ». La presse est un maître puissant en la matière, qui suit « le vent du siècle », pratique la « sélection » et abreuve à tort et à travers, surtout à travers – c’est plus rentable – l’opinion publique. Soljénitsyne défend joliment ce « droit de ne pas savoir », qu’on ne connaît plus, de ne pas savoir l’inessentiel, l’accessoire, le superflu : ce droit « de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités », qui nuisent à notre intériorité et annihile la saine réflexion et le nécessaire retour sur soi. Que dirait-il aujourd’hui, en ce temps de sur-communication permanente ?
Le troupeau humain est né. Et le déclin du courage individuel est inévitable, « ce signe avant-coureur de la fin » : c’est « peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l’Occident d’aujourd’hui ». Et Soljénitsyne en prophétise les conséquences, pour ces nations à qui l’on a fait perdre le goût de se défendre : « la prochaine guerre – point nécessairement atomique, je n’y crois pas – peut enterrer définitivement la société occidentale ».
L’erreur « à la base de la pensée des Temps nouveaux » (Soljénitsyne)
Cette société qu’on dit occidentale n’est pas si éloignée du système communiste auquel elle prétend s’opposer. Et si celle qui se dit mariée au Progrès, la plus avancée dans « le sens de l’Histoire », n’était qu’une étape précédant tout au contraire le communisme, se demande Soljénitsyne ?! La pente n’est jamais du bon côté. Le libéralisme cédera au radicalisme qui cédera au socialisme, qui cédera au communisme. Le fond de pensée est le même : l’anthropomorphisme, « l’idée de l’homme comme centre de qui existe ». Cette « conception du monde qui domine en Occident, née lors de la Renaissance, coulée dans les moules politiques à partir de l’ère des Lumières, fondement de toutes les sciences de l’État et de la société », « proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute force placée au-dessus de lui », en affirmant que « l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal ». Le communisme n’est ni plus ni moins, comme l’écrivait Marx et comme le rappelle Soljénitsyne, qu’un « humanisme naturalisé ».
La faute est spirituelle, ontologique, métaphysique et aboutit nécessairement à « l’anéantissement universel de l’essence spirituelle de l’homme ». Auparavant, et même dans les premières démocraties, reconnaît Soljénitsyne, les droits n’étaient reconnus à la personne humaine qu’en tant qu’« œuvre de Dieu », C’est-à-dire qu’il y avait une « permanente responsabilité religieuse ». Enlevez tout sentiment de transcendance, et la responsabilité devant la société et devant soi-même s’étiole jusqu’à disparaître. Où est l’« héritage des siècles chrétiens avec leurs immenses réserves de pitié et de sacrifice » ?! Où est notre vie intérieure ? « à l’Est, c’est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l’Ouest, la foire du Commerce ». Qui a encore, en tête et au cœur, ce défi qui est ici-bas le nôtre, « quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions rentrés »… ?
Il faut relire Soljénitsyne.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire