En novembre 1990, un rapport de l’inspection de la GLNF concernant le fonctionnement de la loge Silence est remis au Grand Maître Provincial de Paris, Claude Vincent, et au Grand Maître André Roux. Le contenu est édifiant. Il est ainsi noté qu’on y trouve une proportion anormale de membres importants du bâtiment et d’hommes d’affaires qui y côtoient les élus locaux. Le rapport est enterré. Cette loge ne sera fermée par Claude Charbonniaud qu’en 1995, après l’arrestation de Schimpf, l’ouverture d’une enquête judiciaire et la perquisition du journal Le Clichois. Etienne Dailly, qui possédait un double du rapport de 1990, aurait fait pression pour que, cette fois, l’obédience prenne des mesures concrètes.
Peu à peu, André Roux est ébranlé. A quelques proches, il annonce sa volonté de modifier l’organigramme et l’appareil administratif de la GLNF. Charbonniaud et Trestournel seraient écartés. Le 22 janvier 1992, quelques jours après avoir confié cette intention à des proches, à l’issue d’un déjeuner au siège de la GLNF, boulevard Bineau à Neuilly, André Roux prend sa voiture pour se rendre rue Christine de Pisan sur le chantier du nouveau siège parisien de la GLNF. 300 mètres plus loin, boulevard Gouvion Saint-Cyr, porte Champerret, il percute une voiture, meurt sur le coup. On conclut à une crise cardiaque. Certains s’étonnent qu’il n’y ait pas eu d’autopsie. De là à accuser Yves Trestournel, il n’y a qu’un pas que certains maçons ont franchi. « C’est incroyable, s’indigne son ami proche, Pierre Benzaquen, le bras droit du Grand Secrétaire. Ou c’est vrai et c’est monstrueux et il faut agir. Mais si c’est faux, comment peut-on colporter de telles rumeurs ? » Le fait est que rien, aujourd’hui, ne permet d’accréditer une telle accusation.
L’affaire, aussi absurde soit-elle, suscite évidemment un certain émoi. Tout devient prétexte à suspicion. Ainsi, un frère nous rafraichit la mémoire. Combien de maçons impliqués dans des affaires ont disparu de manière curieuse ? Claude Bez, qui succombe quelques jours avant le procès des Girondins de Bordeaux. Marc Delachaux, PDG de la société de gardiennage Century, la quarantaine florissante, mis en examen dans une affaire d’écoutes téléphoniques illégales : il meurt d’une crise cardiaque en plongeant de son bateau. Son associé, Glenn Souham ? Assassiné devant son domicile. Daniel Voiry, flic ripoux impliqué dans l’affaire de la tour BP, retrouvé une balle dans la peau sur le parking de l’Intermarché de Saint-Thibault-des-Vignes, la veille de son audition par les enquêteurs ? On conclut au suicide. Un autre policier, honnête celui-là, Maurice Santous, enquêtant précisément sur les implications financières de l’affaire Voiry : suicidé dans la Seine, alors qu’il venait de tomber amoureux et d’obtenir une promotion. Et Roger Loebb, mort durant l’été 1996 : suicidé au cyanure. Il venait pourtant de refaire sa vie avec une jeune femme et semblait en pleine forme. Ses ennuis ne viendraient-ils pas de certains de ses frères ? Dans la loge Jérusalem dont il était Vénérable, il côtoyait Flatto Sharon, homme d’affaires maçon ayant défrayé la chronique, ainsi que Louis Sidéri, Grand Trésorier de la GLNF au moment du scandale de la GMF. Loebb, chargé des relations entre l’obédience et l’État d’Israël, se serait-il mêlé de choses qui ne le regardaient pas ? Dès le lendemain de son procès, son domicile aurait été visité par un dignitaire pour récupérer ses archives. Elles sont aujourd’hui en lieu sûr.
René Lucet, notable des organismes de Sécurité sociale suspecté d’avoir participé à un réseau marseillais de fausses factures ? « Suicidé » de deux balles dans la tête, le 4 mars 1982. Robert Boulin, membre du GO, ancien ministre de la Santé, impliqué dans une affaire immobilière, dont le cadavre a été retrouvé le 30 octobre 1979 dans un étang de Rambouillet ? Là encore, l’enquête conclura au suicide. Une semaine avant sa mort, alors que les conditions de l’achat de sa villa à Ramatuelle venaient d’être évoquées dans l’hebdomadaire Minute, l’ancien ministre avait déclaré sur Europe 1, le dimanche 21 octobre : « Que voulez-vous que je réponde ? J’ai l’âme et la conscience tranquilles et j’ai été exemplaire. Peut-être encore plus que vous ne le pensez, parce qu’il y a des choses que je ne peux pas dire ici... »
Joseph Doucé, pasteur homosexuel, suspecté, à tort ou à raison, d’abriter un réseau pédophile à travers sa librairie : découvert mort dans la forêt de Rambouillet le 18 novembre 1990. Le rôle des RG dans sa disparition n’a jamais été totalement éclairci. Et l’éditeur Gérard Lebovici, assassiné en 1984 pour une histoire de vidéos pornos ? Tous deux appartenaient à la famille et ont disparu dans des conditions sordides.
Joseph Fontanet, ministre de l’Emploi puis de l’Éducation sous Georges Pompidou : encore un frère dont la mort, en février 1980, n’a jamais été élucidée. L’histoire abracadabrante commence après la défaite de Jacques Chaban-Delmas, candidat gaulliste à la présidentielle de 1974, éliminé dès le premier tour. En vue du scrutin, un trésor électoral avait été alimenté par divers canaux plus ou moins licites, tenu en lieu sûr dans la région de Lyon par une célèbre famille locale. Contraint de s’effacer devant Giscard, Chaban se retrouve avec ces fonds accumulés – on parle de 4 millions de francs. L’argent aurait, dit-on, servi à financer le lancement d’un quotidien destiné à concurrencer Le Monde, bête noire de la droite gaulliste : J’informe, qui verra le jour en 1977. Parmi les actionnaires, on cite également les Michelin, la banque Paribas, Me Louis Chaine, notaire à Lyon... L’ambition est grande, puisqu’il est prévu de tirer à 350 000 exemplaires. Les moyens sont relativement importants pour l’époque : 15 millions de francs. C’est un échec retentissant. Au bout de trois mois, le quotidien tombe à 20 000 exemplaires et le passif du journal s’élève à 24 millions. Quelques années plus tard, Joseph Fontanet est retrouvé mort, devant son domicile, une balle de 11,43 mm dans le dos. On parle à l’époque d’une altercation avec un automobiliste.
Le mauvais sort s’est également acharné sur certains protagonistes. Louis Chaine est d’abord frappé, le 14 mai 1976, par la mort de son frère, Jacques Chaine, président du Crédit lyonnais, assassiné par Jean Bilski, un illuminé qui se suicidera ensuite. Quatre ans plus tard, c’est son gendre, Bernard Galle, qui est enlevé. Louis Chaine paiera la rançon, mais le corps ne sera jamais retrouvé...
On n’a jamais élucidé non plus les circonstances de la mort de Michel Baroin dans un accident d’avion, au-dessus du Cameroun, le 3 février 1987. Cet ancien commissaire de police, chargé d’infiltrer le Grand Orient avant d’en devenir le Grand Maître, présidait la GMF, un empire de 36 milliards de francs ambitionnant de devenir le n°1 de la communication en France. Actionnaire minoritaire de Canal +, il avait déclaré, quarante-huit heures avant sa mort, qu’il se portait candidat à la reprise de TF1. Proche à la fois de Jacques Chirac, un camarade de Sciences-Po qu’il tutoyait, et de François Mitterrand, avec lequel il partageait une passion commune pour le Morvan, Michel Baroin caressait également l’ambition d’être un jour candidat à la présidence de la République.
Le 3 février, il monte dans son avion, un Lear-Jet, à destination de Libreville (Gabon) où il doit négocier l’achat de 300 000 hectares de forêt de bois précieux. Mais avant, il fait escale à Brazzaville (Congo) pour remplir deux missions confidentielles : convaincre le président congolais Denis Sassou Nguesso de se faire initier au GO et évoquer avec lui la situation militaire du Tchad. Avant de redécoller pour Libreville, Baroin a un entretien téléphonique orageux avec le président gabonais Omar Bongo, franc-maçon également, à propos d’une dette que le Gabon aurait à l’égard de la Stimeg, une société dont la GMF est actionnaire. Baroin décide de ne pas faire escale au Gabon et de se rendre directement à Tamanrasset, en Algérie. L’avion explosera dans le ciel du Cameroun.
Ce jour-là, un haut fonctionnaire français des renseignements généraux (maçon) aurait sablé le champagne. Des francs-maçons ont aussi évoqué la satisfaction du groupe Elf, qui lorgnait également sur la forêt congolaise, riche en sous-sol. Mais une autre hypothèse avancée pour expliquer cet accident concerne l’escale en Algérie. Il a été dit que Michel Baroin devait y récupérer le leader tchadien Goukouni Oueddeï, entré en rébellion contre son protecteur habituel, le Libyen Kadhafi, afin qu’il forme un gouvernement d’union nationale avec Hissène Habré, soutenu par la France. Projet qui n’aurait pas plus à Kadhafi. L’hypothèse n’est pas absurde. C’est également au retour d’un voyage au Tchad que l’avion d’un conseiller de Valéry Giscard d’Estaing, René Journiac, s’est écrasé un jour dans des conditions mystérieuses. Mais Baroin n’était pas seulement un chef d’entreprise maçon. C’était un homme de renseignement. Son cas est vraiment particulier.
D’autres morts restent suspectes. Celle de Roger-Patrice Pelat, impliqué dans le scandale Pechiney, victime d’une embolie pulmonaire le 7 mars 1989, à l’hôpital américain. Ou le suicide du frère François de Grossouvre. Sans parler de Pierre Bérégovoy, maçon sans tablier, angoissé par des scandales potentiels autrement plus importants que l’histoire du prêt sans intérêt qui lui avait permis d’acheter un appartement. L’arme avec laquelle l’ancien Premier ministre se serait donné la mort le 1er mai 1993 appartenait à son garde du corps des Voyages Officiels. Or, s’il est une consigne au sein des VO, c’est bien de ne jamais laisser traîner son arme de service dans la boîte à gants ! L’ombre de la maçonnerie rôde même sur l’assassinat du préfet de Corse Claude Erignac. Aucun maçon ne croit un instant à la version d’une simple vengeance nationaliste. Parmi les dossiers auxquels s’intéressait Erignac, un certain nombre concernaient les fameux réseaux corses, qui se recoupent souvent avec les réseaux maçons. Le préfet n’était pas forcément renseigné par les « services », dont c’est pourtant le devoir, mais par des circuits, disons, particuliers : de bons francs-maçons soucieux de faire le ménage...
Ghislaine Ottenheimer, Renaud Lecadre, Les frères invisibles
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