La grandeur d'une société n'est pas de nier les inégalités mais de permettre aux hommes de sortir de leur égoïsme, en parlant, plutôt que des droits des défavorisés, des devoirs de ceux qui ont plus à l'égard de ceux qui ont moins... Retour sur la charité dans l'histoire de France.
Il suffit de parcourir les rues de Paris ou les couloirs du métro pour voir que la clochardisation de notre société ne cesse de progresser. Le pire est que le libéralisme, joint à un hédonisme que la "crise" n'a pas refroidi, ne cesse de favoriser la course au profit sans souci des drames humains, dont celui du surendettement, et entretient chez les Français une mentalité d'assistés alors que les plus défavorisés sont poussés à revendiquer toujours plus de "droits", confondant inégalité avec injustice...
« Des pauvres vous en aurez toujours parmi vous », dit le Christ dans l'Évangile. La vraie justice n'est pas de ce monde, elle relève du Ciel. La grandeur d'une société n'est donc pas de nier les inégalités mais de permettre aux hommes de sortir de leur égoïsme, en parlant, plutôt que des droits des pauvres, des devoirs de ceux qui ont plus à l'égard de ceux qui ont moins.
Aumône
Dans notre France aux origines chrétiennes, c'est l'Église qui a su changer les mentalités en jetant une lumière surnaturelle sur les misères des hommes et en présentant l'amour du prochain comme une voie vers la sainteté.
Dès le haut Moyen Âge, les pauvres s'attroupaient à la porte des aumôneries monastiques où étaient distribués vivres et vêtements. Dans le déferlement des turbulences féodales dont souffraient surtout les paysans pauvres, les évêques brandissaient le glaive de l'excommunication contre les seigneurs qui n'observaient pas la trêve de Dieu. Tout en luttant pied à pied contre l'anarchie des barons, les rois capétiens donnaient eux-mêmes l'exemple de la charité : souvenons-nous de Robert II le Pieux ouvrant sa salle à manger aux indigents et même nourrissant en cachette de la méchante reine Constance, tel affamé glissé sous la table et... occupé à couper des franges d'or du manteau royal...
Ordres mendiants
Au XIIe siècle, la grande pauvreté se porta sur la ville et l'on vit émerger les vagabonds, même les truands, accueillis d'abord par des prédicateurs populaires dans des structures improvisées où pullulaient le meilleur et le pire ; puis, la charité chrétienne s'affirmant, apparurent les ordres mendiants, surtout dominicains et franciscains, créés pour l'accueil des infortunés. De leur côté théologiens et canonistes admettaient que voler un pain dans une situation d'extrême nécessité était légitime. Quant au roi saint Louis, il disait à son fils : « S'il advient que quelque querelle entre riche et pauvre vienne devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche, et quand tu entendras la vérité, ainsi fais-leur droit. »
Les hôtels-Dieu, contrôlés par les évêques, se réservaient alors les malades tandis que les hospices (tel celui des Quinze-Vingts fondé pour les aveugles par saint Louis) accueillaient les pèlerins, les voyageurs pauvres, principalement ceux qui n'avaient pas la force de mendier.
Les hiérarchies protectrices
Après les calamités de la guerre de Cent ans, puis les exactions des Routiers et des Grandes Compagnies, les guerres de Religion et la Fronde, il fallut tout recréer pour relancer la charité. Longtemps il revint aux paroisses et aux familles nobles, parfois sous l'injonction des autorités, de contribuer à l'assistance, mais une fois l'ordre rétabli au XVIIe siècle, des figures sublimes apparurent, tel saint Vincent de Paul, osant prêcher aux Grands, quitte à les rudoyer, le sens du service et de la protection des faibles. En somme les hiérarchies avaient vocation à devenir protectrices...
Cet apostolat auprès des Grands avait plus d'effets que des discours vengeurs tenus aux pauvres à la manière d'aujourd'hui... Les structures de la société s'y prêtaient excellemment. C'était, écrit Marie-Madeleine Martin, une société « unifiée organiquement dans laquelle la dépendance hiérarchique des hommes les uns envers les autres décalquait l'ordre de la nature et de la raison. La charité chrétienne transfigurait cet ordre sur le plan surnaturel, elle l'illuminait par la considération du royaume des âmes également rachetées par le Rédempteur ; elle ne le détruisait pas. Bien au contraire elle se servait de lui et de sa force pour maintenir au maximum parmi les hommes la justice, préface obligatoire et premier échelon de la charité. » (Saint Vincent de Paul et les Grands, éditions du Conquistador)
Au coeur de l'Île de la Cité, l'Hôtel-Dieu pouvait alors grouper en cas de disette de deux à quatre mille personnes. Partout dans la capitale naissaient de petits établissements, fruits de libéralités privées, confiés au soin des religieuses. Des dames de la société fortunée consacraient leur temps à visiter les malades ; leur dévouement s'ajoutait à celui des Filles de la Charité venues des campagnes à l'appel de "Monsieur Vincent", visitant les malades à domicile, prenant en charge les enfants trouvés, ou les enfants des mères en détresse aujourd'hui tués avant de naître... Un grand bureau des pauvres réunissait les curés de Paris et offrait des secours alimentés par les quêtes ou une taxe versée par les bourgeois de la capitale.
Le venin de l'individualisme
Les Lazaristes recevaient à dîner chaque jour vingt-quatre pauvres. Le prieur se plaçait au milieu d'eux et ils étaient servis avec autant de respect que lui. Les Restos du coeur, la médiatisation en moins... Les clochards allaient se présenter à la porte des Célestins où ils recevaient du pain. Les Chartreux, quant à eux, recevaient chaque vendredi ceux qu'on appelait les "pauvres honteux" (cf. Jacques Wilhelm : La Vie quotidienne des Parisiens au temps du Roi Soleil, Hachette-littérature). À signaler encore, la création par édit royal en 1656 d'un hôpital général à Paris, sur le lieu de la Salpêtrière, ancêtre de notre Assistance publique.
Au XVIIIe siècle apparut hélas le germe de l'individualisme. Ce ne fut pas un progrès ! La Révolution de 1789, au nom de l'individu "libéré", renversa tous les cadres protecteurs et interdit les associations. Le libéralisme se mit à enseigner que de la recherche par chacun de son bien propre devait naître le bien général... La loi de la jungle... Résultat : au siècle suivant les classes laborieuses furent livrées à elles-mêmes sans autre protection que l'action tout à ait insuffisante de quelques industriels au noble coeur. Bientôt les gouvernements allaient se soucier beaucoup plus d'apprendre à cette population miséreuse à penser républicain (lois laïques...) qu'à lui donner les moyens de vivre décemment.
La charité détournée
Petitement arrivèrent toutefois à se créer des sociétés de secours mutuels, des caisses de retraites, des oeuvres pour le logement, le soin des malheureux. Faut-il s'étonner de rencontrer, parmi les pionniers des cercles d'ouvriers ou des conférences Saint-Vincent de Paul, des catholiques royalistes : le vicomte de Bonald, le vicomte de Villeneuve Bargemont, Armand de Melun, Albert de Mun, Maurice Maignen, le colonel de La Tour du Pin, marquis de La Charce, sans oublier soeur Rosalie, fille de la Charité, secourant les misères physiques et morales dans l'actuel 13e arrondissement de Paris ?
Ces fidèles d'Henri V, comte de Chambord, étaient d'autant plus enclins à soulager les misères ouvrières qu'ils en avaient parfaitement décelé la cause : l'organisation sociale issue de l'idéologie des Droits de l'Homme qui contrecarrait l'idée que les hommes sont sur terre pour vivre en société, pour s'entraider, pour s'aimer, et non pour ne penser qu'à s'enrichir. Ils parvinrent assurément à faire avancer la législation (réglementation du travail des enfants, repos dominical, allocation familiales...) mais le meilleur de leurs idées fut bien souvent détourné au XXe siècle au profit de l'État-providence.
On est loin du temps où les familles riches mettaient un point d'honneur à garder "la part du pauvre"... Chacun participe aujourd'hui à la vie de tous par le fisc de plus en plus paralysant pour les classes moyennes, et reçoit en retour assurances et allocations ; celui qui donne n'a d'autre sentiment que d'entretenir une bureaucratie, celui qui reçoit se sent à l'écart de la société qui se résume pour beaucoup aux Assedic. Tout est impersonnel, seul l'égoïsme y trouve son compte : le riche en se donnant bonne conscience, le pauvre en faisant valoir toujours plus de droits que l'on dit maintenant opposables... Le bien commun reste le grand absent des soucis des uns et des autres.
Ou alors la charité, médiatisée à l'extrême, se vent comme un produit de consommation, en de tonitruantes campagnes qui foulent au pied la règle d'or de l'action bienfaisante : « Que ta main droite ignore ce que donne ta main gauche »... Les miséreux se trouvent assimilés à une cause militante, ou servent d'instruments de publicité pour telle ou telle vedette. Ainsi se trouvent souvent détournés de beaux élans de générosité.
La "crise" actuelle, qui met à rude épreuve les utopies du libéralisme, va-t-elle aider les Français à retrouver le sens des vraies solidarités, naturelles, familiales, locales, professionnelles, ces forces vives de la nation légitimant les hiérarchies par les services rendus et sachant remettre à leur place les soucis de rentabilité ? Ordre qui devrait, pour s'épanouir librement - toute l'expérience historique le prouve - être couronné par le justicier suprême qu'est le roi, seul assez indépendant des puissances d'argent pour rappeler aux Grands leurs devoirs au service du bien commun...
Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 18 au 31 décembre 2008
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