Le 23 novembre 1992, Jean Thiriart, fondateur et animateur du mouvement politique Jeune Europe dans les années 60, s'est éteint brusquement, fauché en pleine santé et en pleine activité.
Après Jean van der Taelen, qui l'avait appris de leur notaire commun, Maître Jean-Pierre de Clippele, je fus le premier à l'apprendre. Jean m'a appelé tout de suite, vers 20 heures 30, alors que je travaillais à classer des vieux documents dans ma cave. Atterré, j'ai gravi les escaliers quatre à quatre : l'invincible, le sportif, l'incarnation de l'énergie, l'empereur romain, le persifleur, le vieux mécréant, venait d'être emporté par la “Grande Faucheuse”. On s'attendait à la disparition de beaucoup d'autres, plus souffrants, moins alertes, plus âgés, pas à la sienne. Aussitôt, le téléphone a fonctionné et j'ai entendu des voix consternées, des larmes, de Paris à Moscou en passant par Milan ou Marseille.
Par quelques idées bien articulées, Jean Thiriart avait donné une impulsion nouvelle à cette sphère que l'on qualifie de “nationale-révolutionnaire” et qui échappe à toutes les classifications simplistes, tant ses préoccupations, ses variantes sont vastes et différentes. Thiriart avait aussi énoncé des principes d'action qui gardent toute leur validité, non seulement pour ce microcosme NR, mais aussi pour tout praticien de la politique, quelle que soit l'orientation idéologique de son engagement.
Né en 1956, je n'ai pas pu observer Jeune Europe en action, dans la foulée de la décolonisation, immédiatement avant mai 68. Ayant acquis mes premières convictions politiques vers 14 / 15 ans, c'est-à-dire en 1970-71, en constatant très tôt les turpitudes du régime, ses fermetures qui empêchent le citoyen normal, sans liens partisans, confessionnels ou associatifs, de participer activement à la vie de la cité, j'ai cultivé mes idées en dehors de toute organisation ou association jusqu'à l'âge de 24 ans, où j'ai découvert les activités de la “Nouvelle Droite”.
Jeune Europe n'avait pas laissé de traces ni dans la société, noyée à l'époque dans la stupidité soixante-huitarde, “freudo-marxiste”, ni dans les sphères militantes qui, majoritairement gauchistes, faisaient dans l'exotisme angolais, bolivien ou vietnamien, sans plus se préoccuper des aliénations qui frappaient les peuples européens. A fortiori peu d'ouvrages faisait référence à l'action et aux écrits de Thiriart. Dans des torchons gauchistes, mal rédigés, vulgaires, bourrés de fautes de syntaxe et d'orthographe — comme il se doit en bonne logique égalitariste — son nom apparaissait quelque fois comme celui d'un “satan” et je n'y prêtais pas attention.
Dans un ouvrage qui préfigurait les monomanies de nos cinq dernières années, Le racisme dans le monde de Pierre Paraf, publié avec l'appui de la LICRA, « la revue Jeune Europe de Bruxelles » était décrite comme « anti-américaine et anti-gaulliste », et, bien entendu, comme « raciste ». Après en avoir acquis une collection chez un bouquiniste, dix ou douze ans plus tard, j'ai au contraire pu constater qu'elle contenait deux articles de Thiriart vitupérant la nocivité pratique du racisme ou le décrivant comme le camouflage de problèmes affectifs, souvent d'origine sexuelle. Les milieux qui font profession d’“anti-racisme” m'apparaissent depuis ce jour comme des cénacles d'exaltés hystériques qui, à l'instar des illuminés “racistes”, ont besoin de boucs émissaires pour assouvir leur mal de vivre. Racismes et anti-racismes ne sont que des variantes d'une même maladie, d'un déséquilibre psychique remontant sans doute à la petite enfance. Thiriart en était convaincu, le répétait à qui voulait l'entendre et appelait cela sa « psycho-pathologie des groupuscules politiques ».
C'est en découvrant un exemplaire de L'Europe, un empire de 400 millions d'hommes, sur l’étal d’un bouquiniste que j'ai appris qui était vraiment Jean Thiriart. La bonne tenue de ce livre, la clarté et la limpidité des arguments qu'il y développait, l’apport de cartes géopolitiques, m'ont tout de suite convaincu que Jean Thiriart n'était pas un agitateur exalté d'extrême-droite, comme tentaient de le faire accroire les foutriquets de la gauche post-soixante-huitarde, débraillés, mal dans leur peau, anti-politiques, dépourvus de tout sens historique, qui avaient alors pour lecture de base le très éphémère Hebdo 75, assorti de dessins de très mauvais goût, qui en disaient long sur la psycho-pathologie de leurs auteurs. Jean Thiriart n'apparaissait pas non plus comme un de ces polémistes de droite qui étalent, fort brillamment peut-être, leur rouspétance dans des feuilles populaires — et parfois populacières — sans jamais proposer rien de concret.
C'est ainsi que j'ai appris que Jeune Europe avait existé. Au même moment, dans un cahier du très officiel CRISP (Centre de recherche et d'information socio-politiques), paraissait une histoire de l’“extrême-droite” belge sous la plume d’Étienne Verhoeyen. Et c'est ainsi que j'ai découvert le contexte, dans lequel on fourrait un peu arbitrairementJeune Europe. De tous les cénacles, groupuscules, partis ou associations qui avaient émaillé la chronique “droitiste” belge après 1945, incontestablement, Jeune Europe sortait du lot. Et pour les très jeunes gens que nous étions, vivant un âge d'or et d'abondance qui ne reviendra sans doute plus jamais, lecteurs des classiques latins, de La Rochefoucauld, de Nietzsche pour “embêter” les curés et les conformistes, de Marcuse — mai 68 oblige — des Lettres sur l’humanisme de Heidegger, parce qu'on nous les avait imposées, de Koestler, de Camus et d'Orwell, Jeune Europeapparaissait d'emblée comme un instrument possible du politique, mieux, comme quelque chose de naturel, de non-idéologique, de porteur d'histoire.
Jeune Europe ne nous apparaissait certes pas comme une organisation de gauche car, dans ce cas, nous ne l'aurions pas aimée puisque la gauche, déjà, était la coqueluche des professeurs qui se piquaient d'intellectualisme et puisque ces professeurs nous énervaient, nous prenions évidemment un malin plaisir à les contrarier. Mais Jeune Europe contenait des idées universelles qui convenaient aux jeunes lecteurs de Koestler et de Camus que nous étions : Jeune Europeétait européenne et nous nous sentions tout naturellement “européens” ou “impériaux”, au-delà des frontières existantes ; Jeune Europe n'était pas nationaliste belge, ce qui nous plaisait car tout ce qui touchait à l’État belge, à ses hommes politiques, à ses institutions, nous apparaissait risible voire méprisable.
Nous avons décidé de retrouver des anciens de Jeune Europe. C'est ainsi qu'après une longue enquête, nous sommes tombés sur Bernard Garcet, un ancien animateur de la section de Louvain de Jeune Europe. Garcet avait conservé quelques papiers de cette époque mouvementée où il était militant étudiant. Nos questions l’amusaient et aussitôt, il décida de reformer, chez lui avec la complicité de sa charmante épouse, une petite école des cadres dans le style deJeune Europe. Nous avons accepté et c'est ainsi que nous avons découvert successivement les thèses de Mosca et de Pareto (notamment la circulation des élites), les cours de Raymond Aron sur les grandes figures de la sociologie, La sociologie de la révolution de Jules Monnerot, que nous avons complétée de quelques thèses de Jean Baechler, le système de Pitirim Sorokin, L'ère des organisateurs de James Burnham, Le viol des foules par la propagande politiquede Serge Tchakhotine. C'est dans ce cercle privé et très restreint que j'ai rédigé tant bien que mal mes deux premières conférences : l'une sur la description du conservatisme dans Ideology and Utopia de Karl Mannheim et l'autre sur les thèses de Louis Rougier sur le Bas-Empire romain (que Garcet critiquait).
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