Il y a aussi une tout autre histoire, une authentique quête – véritable pendant celle de l’Anneau – qui sillonne le livre. Elle donne à la faërie une autre dimension, une dimension proprement humaine. Conduite exclusivement par les hommes et pour les hommes, sous l’œil bienveillant de Gandalf et des Elfes, c’est la quête d’Aragorn pour devenir ce qu’il est ! Cet engagement elfique pour que les hommes puissent avoir un destin en Terre du Milieu est tout aussi essentiel que la destruction de l’Anneau de Sauron. Mais cette quête-là est bien plus « calculée » : elle fait apparaître dans toute sa réalité le pouvoir des mythes anciens.
Quel sens peut bien avoir ce Retour du Roi, d’un Roi imaginaire, comme dit du Seigneur des Anneaux ? Les temps présents ignorent très largement ce que peut être un roi, et même ce que les rois, au cours de l’histoire humaine, ont pu représenter. On peut même voir une contradiction dans la manière dont Tolkien exploite ce thème.
Dans une faërie, un tel retour du Roi est tout à fait compréhensible : on peut parfaitement le concevoir comme faisant partie des thèmes incontournables de ce type de récit. Nombreux sont les textes médiévaux, en effet, qui se concluent sur cette eucatastrophe (néologisme tolkenien pour signifier la fin heureuse des faëries).
Mais son importance dans les livres du Seigneur des Anneaux est singulière. Ce n’est pas simplement un roi qui revient en puissance, mais une véritable quête qui parcourt le livre. Les livres I, II et IV sont entièrement consacrés à la quête de l’Anneau – mais les livres III, V et la moitié du livre VI sont, eux, consacrés à la guerre du Roi, au Roi, au retour du Roi et à la libération du Comté, terme de l’histoire. Si la vaste entreprise du professeur Tolkien a un sens – et, pour cela, on peut lui faire confiance : dans tous ses écrits, il a rigoureusement respecté la logique – ce sens, sans nul doute, il faut aussi le chercher là.
Tolkien a beaucoup écrit. Surtout pour répondre aux interrogations de ses lecteurs et critiques. Dans l’une de ses nombreuses lettres, à propos du pouvoir de l’Anneau, il dit ceci, qui peut sans difficulté s’appliquer à toutes les formes de pouvoir : « Si je devais philosopher à propos de ce mythe, je dirais qu’il s’agissait de représenter d’une façon mythique une vérité qui consiste à dire que la puissance (ou plutôt la potentialité), si elle doit être exercée et produire des résultats, doit être externalisée. A un degré plus ou moins important, elle doit, en quelque sorte, passer hors du contrôle direct de son propriétaire. Un homme qui veut exercer un pouvoir doit avoir des sujets extérieurs à lui-même et dont il dépend » (Lettre 211). Phrase éclairante : on y voit ce qui précisément différencie un pouvoir ayant comme « externalité » l’élection – dont la légitimité ne dépend alors que de l’efficacité de sa propagande, de sa « communication » – et un pouvoir dont « l’externalité » s’établit sur une tradition dans le respect des lois écrites et non écrites... Un pouvoir royal est contraint parce qu’il représente, parce qu’il est : c’est ainsi qu’il est tenu en laisse par son « externalité ».
Tolkien affirme à plusieurs reprises qu’il n’aime pas beaucoup ce que nous appelons démocratie. Mais on ne trouve sous sa plume aucun discours qui tenterait de théoriser un anti-démocratisme politique. Son livre n’a rien d’un livre politique. Ce n’est pas du tout de ce côté-là qu’il faut chercher.
Pour Tolkien, chrétien, catholique, la seule égalité qui vaille est devant Dieu : « Non pas que je sois un démocrate dans ses aspects habituels, sauf que je pense, pour parler littérairement, que nous sommes tous égaux devant le Grand Auteur » (Lettre 163). Cette pensée a conduit à certains esprits un peu limités à imaginer qu’il pourrait avoir quelque accointance avec des pensées et des penseurs hostiles à la démocratie. Il n’en est absolument rien ! Ce n’est vraiment pas son sujet. Son biographe Humphrey Carpenter précise : « Tolkien, en jargon moderne, était ‘de droite’ en ce qu’il honorait le roi et sa patrie et qu’il ne croyait pas au gouvernement du pays par le peuple ; mais il ne s’opposait à la démocratie que parce qu’il ne pensait pas qu’en fin de compte les hommes en tireraient profit » (Une biographie).
François-Marin Fleutot, Les mythes du Seigneur des Anneaux
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