Note du C.N.C. : Nous publions ce texte synthétique sur le roi Louis XI en hommage à l'historien médiéviste Jean Favier, décédé le 12 août à l'âge de 82 ans.
Dauphin, il complote contre son père, Charles VII, en s'alliant aux grands féodaux. Devenu roi, il pratique la politique inverse, en s'opposant aux princes et aux barons afin de reconstituer la souveraineté royale. Pour Louis XI, champion du réalisme politique, tous les moyens sont bons - alliances, guerre ou argent - quand il s'agit de servir l'État.
La caricature est connue. Louis XI s'habille comme un bourgeois, met des médailles à son chapeau, ne se fie à personne et vit reclus en son cabinet, sauf à parcourir les villes à la nuit tombée et à aller narguer ses prisonniers recroquevillés dans une cage de fer.
Encore faut-il y regarder de près. On n'a pas encore inventé les médailles de dévotion. Louis XI n'a pas fait tomber plus de têtes que Richelieu. Quand il lui a fallu se battre à Mont lhéry contre l'armée des princes coalisés qui voulaient prendre Paris, il a été blessé au premier rang de son armée. Il ne cesse de visiter son royaume. La cage de fer a bien existé, mais, large de huit pieds et haute d'autant, elle n'imposait pas au prisonnier d'être accroupi. Balue n'y était que pour la nuit, il y avait lit, table, chaise et lampe pour lire. Et Louis XI n'alla jamais l'y voir.
Si le roi vit en petite compagnie, ce n'est pas par peur. C'est parce qu'il travaille et qu'il n'aime pas les agitations d'une cour. Et le premier de ceux qui le servent, c'est Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, un grand baron qui fut le fidèle de Charles VII et auquel Louis XI a l'intelligence de donner sa confiance. Mais il est vrai que, plus qu'aux grands portés à croire que leurs relations avec lui sont contractuelles, le roi accorde cette confiance à ceux qui lui doivent tout et perdraient tout à le décevoir ou le trahir. Aux courtisans, Louis XI préfère ces petites gens dont le barbier Olivier Le Daim est l'exemple célèbre.
Cela dit, le fils de Charles VII a trop souffert de son enfance pour reproduire le modèle paternel. Il est né en 1423 dans l'un des pires moments de l'histoire de France. Le traité de Troyes a fait de Henri de Lancastre un « roi de France et d'Angleterre », Bedford gouverne à Paris, Charles VII est réfugié dans ses châteaux de Touraine ou de Berry que peuplent des favoris et des maîtresses autour desquels se nouent d'incessantes intrigues. Lorsque son père commence de devenir le grand Charles VII, le dauphin Louis est de trop. Il lui faut exister. A son tour, il complote. Contre son père il s'allie aux princes. Il s'exile. Il trouve refuge dans cet Etat bourguignon dont plus tard il conduira la ruine.
En 1461, il est roi. Dans ce qui était l'entourage royal, les disgrâces se multiplient. Louis XI fera vite le choix de ceux qu'il rappelle dans les organes du pouvoir. Simplement, malheur à qui trompe cette confiance qu'il n'accorde qu'avec précaution. Louis XI se méfie de tout et de tous, ne se livrant jamais pour toujours. Balue paiera de onze années de prison le faux complot qu'il a inventé pour faire croire au roi qu'il saurait le déjouer.
L'affaire de Péronne lui a appris, en 1468, à se garder. Fourvoyé par imprudence, il s'est trouvé le prisonnier du duc de Bourgogne. Il lui a fallu s'humilier, désavouer ses partisans. Il ne pardonnera jamais. Il n'a pas davantage pardonné aux grands qui l'ont trahi : tombent la tête de Louis de Saint-Pol et celle du duc de Nemours, et Charles d'Armagnac passe treize ans en prison. Mais on ne saurait affirmer que le peuple pleure vraiment quand, pour trahison, tombe en place de Grève la tête d'un connétable. Si le peuple récrimine, c'est à cause des impôts.
Le roi ne se garde pas moins de Paris. L'Anglais parti et Charles VII demeuré dans le Val de Loire, la capitale est dominée par les grands corps, ceux-là même qui équilibrent l'autorité royale et pourraient la mettre en tutelle. Et puis, il y a de mauvais souvenirs : les affrontements des partis, les prétentions de l'Université, les massacres, la longue fidélité des Parisiens au parti de Bourgogne. Demeurer en Touraine assure l'indépendance du roi.
Louis XI travaille. Qu'est-ce à dire ? La Couronne est un bien sacré dont il est responsable devant Dieu. L'exercice de la souveraineté est un devoir, la pratique du pouvoir un métier. Le roi se tient pour le premier des officiers de la Couronne. Cela lui interdit de transiger. On négocie les moyens d'une politique, pas les droits de l'Etat. Ce qui conduit à s'entremettre de tout, de la diplomatie comme de la stratégie, des finances comme du développement industriel ou de l'activité commerciale. La correspondance de Louis XI avec ses hommes, avec ses agents diplomatiques, avec les corps municipaux, avec les princes étrangers, a été publiée : elle occupe onze volumes. Aucun roi n'a autant lu de lettres, n'en a autant dicté lui-même, et sur un ton parfois vif. Et il écoute. Les ambassadeurs sont exténués quand le roi les emmène à la chasse et passe des heures à les entretenir des affaires de l'Europe sans descendre pour autant de cheval.
Il est au courant de tout, de la situation politique en Italie comme de la conjoncture commerciale à Londres, ou à Lyon, de l'itinéraire des marchands qui vont aux foires de Genève comme de la position des bombardes au siège d'une ville qu'il n'a jamais vue. Il nourrit des informateurs et des espions. On intercepte pour lui des correspondances. Mais nul ne décide à sa place. On ne reverra plus un Jacques Cœur gouvernant le «navigage de France», c'est-à-dire le commerce maritime avec l'Orient et la concurrence avec Gênes, Venise et Florence. Louis XI utilise les compétences, mais il ne délègue rien.
Louis XI « pratique » les gens. Cela veut dire qu'il les manipule, les dupe, les achète. Il sait le prix des choses, celui des hommes et celui des princes. Lorsqu'il paie en 1475, par le traité de Picquigny, le rembarquement de l'Anglais Edouard IV qui venait voir s'il y avait encore quelque possibilité de revanche, le roi de France paie au prix d'une seule année de guerre ce succès sans gloire qui sonne la fin d'une guerre de « Cent Ans » qui dure au vrai depuis trois cents ans. La dépense est judicieuse. Quand son oncle René d'Anjou - qui fut roi à Naples et s'est cru roi d'Aragon - dépense sans compter pour ses guerres d'Italie, puis pour son prestige et pour ses plaisirs de châtelain et d'amateur d'art, Louis XI paie les dettes. Il en profitera pour s'assurer de la future succession, évitant ainsi que le duc de Bourgogne mette la main sur la Provence et s'ouvre une voie vers la Méditerranée. «Me faut entretenir mon oncle», dit le roi de France. La dépense sera justifiée. Et ce n'est pas en menant lui-même la guerre que Louis XI défait le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, c'est en payant la dépense de ceux qu'inquiète la puissance croissante du Téméraire.
Certes, Louis XI ne cache pas ses passions : la chasse au cerf ou au sanglier, les chevaux de prix, les chiens rares. Tous les princes d'Occident savent qu'en lui offrant un chien on obtient son oreille, voire une amitié qui n'est jamais définitive. Louis XI n'a pas, comme son oncle René d'Anjou, le goût des fêtes de la chevalerie que sont les tournois, celui des échanges poétiques, celui d'un mécénat qui porte à commander des manuscrits enluminés, des médailles ou des châteaux. Il ne collectionne ni les lions ni les léopards. Il ne donne pas le bal. Il lit des rapports plus que des poèmes. Le temps que d'autres passent à chanter l'amour ou à badiner avec les dames, il l'occupe à contrôler lui-même l'action de ses diplomates avérés ou celle de ses agents secrets. Sa résidence préférée, Plessis-lez-Tours, n'est qu'un agréable manoir avec un beau jardin. Mais l'enceinte est fortifiée.
Louis XI détestait son père, mais il sait mesurer ce que la France doit à Charles le Victorieux. Charles VII lui a laissé un royaume où l'Anglais n'a plus place, où le roi n'a plus à négocier les moyens financiers de sa politique, où une armée permanente de cavalerie lourde - les « compagnies de l'ordonnance » - est à tout moment disponible pour maintenir l'ordre et défendre la Couronne, une justice civile assise sur le socle sûr de coutumes révisées et rendues cohérentes. Il ne reste à Louis XI qu'à constituer un Etat, à faire reconnaître une souveraineté. Depuis un siècle, la guerre aidant et les querelles entre les princes se traduisant en compétitions pour le pouvoir, il a fallu négocier tout exercice de la souveraineté. Des pairs de France aux docteurs de la Sorbonne, tout le monde s'est cru en droit de choisir ses fidélités. On a dû négocier avec les princes comme avec les prélats, avec les partis comme avec les favoris.
Dans la politique réaliste de Louis XI, il est un objectif majeur : la fin des principautés. «Jamais, écrit-il alors qu'il n'est encore que dauphin et spectateur,le roi de France ne sera maître en son royaume tant qu'il aura pour sujets des princes aussi puissants qu'ils le sont maintenant.» Et pour parvenir à ce qu'on puisse parler de l'Etat, tous les moyens seront bons, les alliances, la guerre, l'argent. Louis XI est détesté, il le sait, de la plupart des princes, de cette petite noblesse qui s'estime frustrée de son rôle et de son droit à conspirer, des contribuables aussi, car on ne pratique pas sans argent.
L'une après l'autre disparaissent ces grandes principautés qui traduisaient le recul de l'autorité royale depuis la fin de l'empire de Charlemagne. Passent donc dans le domaine royal de Louis XI la Bourgogne, la Picardie, l'Anjou, le Maine, la Marche, la Provence. Y reviennent après quelques péripéties la Normandie et la Guyenne. Un prince français règne sur la Lorraine et sur le Barrois. Il ne restera que des barons, des féodaux, que Richelieu mettra à la raison. Un seul préserve une indépendance, c'est le duc de Bretagne. Nul ne peut penser que sa fille et héritière sera reine de France et qu'elle apportera la Bretagne à Charles VIII.
Pour le reste, et dès lors que l'honneur de la Couronne et la dignité royale n'y perdent rien, Louis Xl sait ne pas s'entêter. Sa politique économique est faite de tentatives. Il tente de développer la métallurgie pour produire lui-même ses canons, de favoriser la draperie pour priver de sa clientèle française l'industrie des villes drapantes de Flandre et de Brabant, d'implanter la soierie pour ne plus dépendre des tissages italiens. Au fil des années et à raison des intérêts qui s'affrontent entre les villes de foire, les ports maritimes et les acteurs du marché financier, le roi oscille entre le protectionnisme et les libertés, entre le jeu des privilèges aux foires ou aux ports, qui sont le moyen du dirigisme, et un libre-échange dont il attend de nouveaux dynamismes. Mais il ne se refuse pas d'oser. Espérant conquérir le marché anglais et à travers celui-ci les marchés de la mer du Nord et de la Baltique, il organise sans succès, à Londres, une exposition des produits de l'industrie française.
On a souligné son goût immodéré des pèlerinages. Les années passant, la crainte de la mort le poussera aux dévotions. Mais s'il est porté vers les saints hommes, il marque ses distances avec les prélats, et il accable d'un mépris affiché ces universitaires longtemps déconsidérés par leur désir de jouer un rôle dans le royaume. L'humanisme qui fleurit alors lui paraît ne rien apporter à la grandeur de l'Etat. Louis XI est une tête politique. Il n'entend pas être autre chose.
Louis XI meurt en 1483, s'étant fait élever dans une église de village et non à Saint-Denis un tombeau sur lequel il est représenté non en majesté avec sa couronne et son manteau fleurdelisé, comme le voudraient la convenance et la tradition, mais comme il a aimé être : en pourpoint de chasseur, genou en terre, priant la Vierge. Au long d'un règne de vingt-deux ans, il n'a cessé de craindre les ennemis proches et lointains, la vieillesse, la maladie, la mort. Il ne laissera le souvenir ni d'un « bon » roi ni d'un « beau » prince. Mais il laisse le royaume de France plus fort que jamais. Assez intelligent pour ne pas ruiner la construction politique du grand Charles VII, ce père qu'il détestait, il a achevé la restauration de l'Etat. Les vassaux du roi de France sont désormais des sujets.
* A lire: Louis XI, par Jean Favier, Fayard, 2001.
Source: Le Figaro
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