[Même avec la réforme Sapin de 1993], on aurait tort de croire que le financement de la vie politique française – voire, parfois, les financements plus personnels de certains responsables politiques – baigne désormais dans une quasi-transparence. Car à côté des sources franco-françaises presque banales que l’on vient d’évoquer, les coûts toujours croissants des campagnes électorales ont conduit au fil des années – surtout depuis les années 1970 – au développement, voire à l’institutionnalisation d’autres filières illégales de financement bien plus opaques, qui constituent à coup sûr l’un des secrets les mieux gardés de Ve République : celles des « rétrocommissions » liées aux marchés d’exportation.
La première, mais pas la moins utilisée, est en quelque sorte ancillaire : elle concerne les exportations françaises (de biens de consommation et d’équipement, BTP et autres) vers les pays de l’Ex-empire français, au Maghreb et en Afrique subsaharienne. On sait les liens quasi familiaux conservés depuis de Gaulle entre les dirigeants français et les potentats chargés de gérer, au mieux moins l’ascendant que certains de ces derniers – tout particulièrement ceux qui ont eu la chance d’hériter de pays riches en pétrole, comme Omar Bongo au Gabon – ont pu acquérir sur des pans importants de la classe politique française en contribuant au financement de ses campagnes électorales, à droite (surtout) comme à gauche. De même, la chronique médiatique a fort peu rendu compte des ressorts financiers profonds qui expliquent souvent la grande sollicitude dont ont fait preuve depuis les années 1980 nombre de responsables politiques de gauche (surtout ?) comme de droite à l’égard des dirigeants autoritaires du Maghreb, qu’il s’agisse du roi Hassan II au Maroc, des généraux algériens ou du général Zine Abbidine Ben Ali en Tunisie (depuis 1987).
Dans tous les cas, au-delà des classiques et presque « anecdotiques » valises de billets, le mécanisme de base a été le même, banalisé et perfectionné – avec le recours au « paradis fiscaux » – au fil des années : une grande entreprise française, grâce à l’entregent de tel ou tel responsable politique, emporte un marché d’importation (de sucre, de blé, d’usine « clé en main »...) de l’un de ces États du pré-carré. Son prix est surfacturé de 10% à 15% (parfois beaucoup plus), pour payer des commissions qui vont dans la poche des « décideurs » locaux, lesquels en rétrocèderont une partie (les fameuses rétrocommissions) aux divers « intermédiaires », dont ces obligeants responsables de partis politiques français toujours en quête de finances pour tenter de gagner la prochaine élection – et pas toujours insensibles aux cadeaux annexes. Mais de tout cela, la justice française – et moins encore les médias – n’a jamais rien su, tant ce secret est bien gardé, car on parle là, au fil des années, de milliards d’euros.
Il en va (presque) de même pour la seconde forme de rétrocommissions, celles liées aux grands marchés passés avec des États étrangers – et là, bien au-delà des seuls États de l’ex-Empire colonial – par les entreprises françaises dites « de souveraineté » (dans les secteurs de la défense, de l’aéronautique, de l’énergie, du génie logiciel, etc., dont les exportations sont étroitement contrôlées par le gouvernement français). Le problème est double. Le premier tient au fait que la plupart des entreprises françaises, en passant des contrats à l’étranger, doivent verser des commissions, le plus souvent parfaitement légales, quand elles rémunèrent le travail effectif d’un agent commercial facilitant un contrat. En 2000, une convention de l’OCDE, ratifiée par la France, a fort justement limité le montant de ces commissions à 5% de la valeur du contrat, en interdisant formellement qu’elles soient versées à un agent de l’État concerné, dirigeant, élu ou fonctionnaire. Le problème, c’est que les entreprises « de souveraineté » ne traitent, directement ou indirectement, qu’avec ces personnes et que, de ce fait, le contrôle est en pratique impossible. Avant la signature de la convention OCDE, le ministère des Finances devait autoriser ces versements, qui atteignaient parfois des montants dépassant 20% de la valeur du contrat, pour que les entreprises vendeuses puissent les déclarer dans leurs frais généraux. Mais depuis la naissance de la Ve République, aucune de ces autorisations – où figurent en principe les noms des bénéficiaires – n’est jamais sortie des coffres-forts des Finances, « secret-défense » oblige...
Le second problème, c’est que ce sont justement ces contrats-là qui font le plus facilement l’objet de rétrocommissions en faveur de personnalités françaises – beaucoup moins souvent à des partis politiques –, qui bénéficient ainsi de « retours » vers par l’agent corrompu du pays acheteur. Typiquement, le corrompu étranger touche de la part de l’entreprise vendeuse une commission occulte majorée – 15% au lieu de 10%, par exemple, charge à lui de reverser 5% en France. Aucune affaire de ce type n’a été jugée depuis 1958, mais c’est exactement ce type de commissions illégalement reversées en France que cherchent à débusquer depuis 1997 les magistrats sur l’affaire des frégates de Taïwan. La pratique n’a pas cessé depuis la signature de la convention OCDE par la France. Elle est seulement devenue plus difficile à mettre sur pied. Et on doit à la vérité dire que ce problème touche tous les grands pays, sans exclure ni les États-Unis ni aucun grand pays européen.
De la même manière, les assurances garanties par l’État couvrant ce qu’il est convenu d’appeler le « risque pays » ne sont pas une exclusivité française. En France, cette activité est une spécialité de la Coface (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur), aujourd’hui filiale du groupe Natixis. Et sans qu’aucune affaire sérieuse ait jamais émergé publiquement, elle cache de nombreux lièvres. Classiquement, une entreprise cherchant à passer un contrat à l’étranger prend une assurance, afin de couvrir le risque qu’elle prend en vendant à une État ou une entreprise étrangère à la solvabilité incertaine. Dans ce cas, la Coface sollicite la garantie de l’État, dont elle peut ensuite faire bénéficier son client. Si le contractant avec lequel ce dernier est en affaire se révèle insolvable, alors il se retourne vers l’État français, qui honore les engagements du partenaire étranger défaillant.
Rien là que de très ordinaire. Mais le mécanisme est propice aux abus, car il peut aussi servir à dissimuler des rétrocommissions versées par des dirigeants de pays amis, qui n’ont jamais eu un sou vaillant pour payer leur achat, ou avec lesquels il avait été convenu par avance qu’ils ne paieraient rien, l’entreprise française concernée sachant dès le départ qu’elle se retournerait vers l’État – ce qui permettrait ainsi de financer, sur fonds publics, les besoins des politiques français bénéficiaires des rétrocommissions.
Très au fait de ce sujet, l’ancien banquier et ex-ministre du Budget Henri Emmanuelli est le seul à avoir mis les pieds dans le plat, sans que cela ait provoqué autre chose qu’un quasi-coma médiatique : lors de la présentation du budget 2004 à l’Assemblée nationale, il a pourfendu cette pratique fort contestable des « annulations Coface », chiffrées pour 2003 à plus de 700 millions d’euros, et estimées à plus d’un milliard d’euros en 2005. Cette pratique représenterait 46% des annulations de dettes consenties par la France au pays du Sud : « Par une politique systématique de soutien à l’exportation et à l’investissement des entreprises françaises dans certains pays en développement, l’État a alourdi la dette publique des pays destinataires de ces investissements, via le mécanisme de la contre-garantie souveraine. Ce type de dettes n’a que très peu servi le développement des pays du Sud, mais plutôt servi les intérêts de certaines entreprises françaises, qui ont pu ainsi exporter et investir de manière indue. » Et renvoyer sans aucun doute un grand nombre d’ascenseurs, aurait-il pu ajouter.
Renaud Lecadre, Histoire secrète de la 5ème République
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire