jeudi 8 mai 2014

Le socialiste marxiste Paul Lensch, théoricien de la Nation comme sujet actif du progrès historique

Drei Jahre Weltrevolution [Trois ans de Révolution mondiale] : tel était le titre d’une publication due à la plume d’un député social-démocrate (SPD) du Reichstag, Paul Lensch, parue lors de la troisième année de la Grande Guerre. Cette publication constituait le troisième volet d’une trilogie, dont la première partie était sortie de presse en 1915, sous le titre de Die deutsche Sozialdemokratie und der Weltkrieg [La social-démocratie allemande et la Guerre mondiale], et dont la seconde partie, intitulée Die Sozialdemokratie, ihr Ende und ihr Glück [La social-démocratie, sa fin et sa chance], avait été publiée en 1916. Cette trilogie a été suivie, à la fin du conflit, par une autre brochure, dont le titre était Am Ausgang der deutschen Sozialdemokratie [Quand vient la fin de la social-démocratie allemande]. La lecture de cette trilogie et de cette brochure est fascinante, indépendamment du fait qu’il faille toujours étudier en toute autonomie les sources directes, sans passer sous les fourches caudines de la tutelle que veulent exercer les professionnels orwelliens de la correction systématique du passé. L’œuvre de Lensch nous montre comment un marxiste internationaliste devient un socialiste national, tout en conservant son mode d’argumentation de mouture marxiste. Si bien qu’il est possible de le considérer comme un précurseur du mouvement qui s’appelera —ce n’est évidemment pas un hasard— “national-socialiste”.
Paul Lensch appartenait à l’aile gauche de la SPD, c’est-à-dire à une minorité de la fraction social-démocrate du Reichstag, qui avait pour intention première de refuser de voter les crédits de guerre, qui voulait donner à la gestion allemande de la belligérance une légitimité démocratique. Dans ce contexte toutefois, Lensch va rapidement opérer un changement, comme on pouvait le prévoir pour tout le courant révisionniste de gauche au sein du parti, courant que le politologue Abraham Ascher nommera les “radical imperialists” au sein de la SPD.
L’argumentation des “révisionnistes de gauche”, dont Lensch, repose sur la théorie de l’impérialisme de Lénine. En réfléchissant à la substance des écrits de Lénine sur l’impérialisme, ce courant de gauche au sein de la SPD allemande en est venu à constater que l’Empire allemand, grâce à l’action politique des socialistes au cours des décennies qui ont précédé 1914, est un Etat progressiste, à la pointe du progrès social. Dans ce contexte, l’Allemagne de Guillaume II a une mission historique, estiment-ils : celle de mener à bien la révolution socialiste contre l’impérialisme mondialiste britannique. Lensch et ses camarades constatent, en partant de leur point de vue léniniste, que le service militaire généralisé, l’obligation de scolarité et les institutions démocratiques allemandes, sanctionnées par le suffrage universel qui permet à tous d’élire les députés du Reichstag, ont émancipé la classe ouvrière allemande bien plus que ses homologues dans le reste du monde. Le progrès a donc, à leurs yeux, été réalisé de manière bien plus complète en Allemagne qu’ailleurs.
L’émancipation ouvrière, amorcée sous le Reich de Bismarck, amènera la fin de la lutte des classes, comme l’annonce clairement l’émergence de facto d’une communauté populaire de combat, ainsi que l’attestent les événements vécus d’août 1914, où l’on a vu s’opérer la fusion du nationalisme et du socialisme. Ces événements ont nettement prouvé que la social-démocratisation de la vie politique allemande avant 1914 a induit une nationalisation de la classe ouvrière allemande.
La guerre mondiale, dans cette perspective, correspond bien à ce qu’avait prophétisé Marx, qui voyait en la guerre la sage-femme qui allait accoucher de la révolution, et même de la révolution mondiale. Se souvenant des écrits de Marx dans les années 1840-1850, Lensch et ses amis constate aussi que la guerre mondiale en cours va unir définitivement l’Allemagne et l’Autriche, même si les questions constitutionnelles n’étaient pas encore envisagées ; la guerre allait accoucher d’un Empire grand-allemand et réalisé de la sorte le rêve des révolutionnaires démocratiques de 1848. En outre, toujours selon la même logique tirée des écrits de Marx, la guerre mondiale en cours est la suite normale de la guerre d’unification de 1871.
Dans la mesure où l’Allemagne de 1914 affronte la Russie tsariste, le rêve de Karl Marx se réalise : une guerre révolutionnaire contre la Russie réactionnaire a enfin commencé! Celle-ci n’avait pas pu encore être détruite, pensent Lensch et ses camarades socialistes de gauche, parce que la situation de l’Allemagne était telle qu’elle devait tenir compte des intérêts russes. La victoire sur la Russie tsariste, pense Lensch, permettra aux socialistes allemands de vaincre l’“Angleterre intérieure”, représentée, à ses yeux, par les Junker prussiens (on s’étonne de constater que la liberté d’expression était largement accordée dans l’Empire allemand, même en pleine guerre!). Les Junker, en effet, veulent conserver un suffrage censitaire en Prusse, ce qui empêche la constitution d’une communauté populaire véritablement démocratique, donc national(ist)e. Vu les fortes positions de la social-démocratie en Allemagne, une victoire allemande dans la guerre en cours signifierait une victoire de la théorie marxiste, surtout vis-à-vis des partis socialites étrangers, dont les orientations politiques et sociales étaient nettement moins déterminées par l’œuvre de Marx. Pour Lensch, l’enjeu historique primordial de la guerre mondiale en cours était la lutte entre une Allemagne socialiste et le libéralisme britannique. Si celui-ci gagne la partie, le capitalisme organisé règnera sur le monde. C’est pourquoi le socialisme qui dépasse la lutte des classes est une forme d’organisation sociale supérieure qui conduira à l’émergence d’une véritable communauté populaire, qui devra rendre impossible le règne du capitalisme total à l’anglaise.
Au cœur de tous ses écrits, Lensch critique les positions pro-britanniques que prennent bon nombre de sociaux-démocrates. En ce sens, ses textes restent intéressants pour comprendre la critique récurrente de la politique anglaise. Ils méritent d’être encore lus et relus sous cet angle. En avançant ses arguments, Lensch applique avec pertinence à la politique étrangère les catégories conceptuelles forgées par Karl Marx et Friedrich Engels sur la lutte des classes, où l’Angleterre apparaît comme la puissance exploitrice et réactionnaire par excellence,dont l’immense empire doit être conduit à l’effondrement par la guerre mondiale qui, de fait, est une révolution mondiale.
Quand l’Allemagne perd finalement la partie, Lensch retombe sur les pattes, à sa manière. Il revient à l’anglophilie social-démocrate, qu’il avait pourtant critiquée. Sous la pression de la guerre mondiale, l’Angleterre avait changé, pensait-il. En politique intérieure, elle avait adopté les principes allemands du capitalisme organisé ; elle avait décrété le service militaire obligatoire, qui est d’essence démocratique ; elle était ainsi, à son tour, devenue une puissance progressiste. Malgré ces concessions positives, Lensch développe toutefois, dans son argumentation théorique d’après 1918, un point négatif, sur le plan de sa théorie générale du progrès : la victoire anglaise a certes porté la SPD au pouvoir sans partage, ce qui permettait d’ouvrir sans obstacle la voix au socialisme, mais elle avait simultanément détruit en Allemagne les éléments concrets qui en faisaient un pays totalement progressiste, dans une perspective marxiste. Pour réaliser un véritable socialisme, expliquait Lensch après 1918, il aurait fallu conserver l’armée prussienne-allemande et le gouvernement des fonctionnaires non partisans pour enrayer les tendances ploutocratiques du parlementarisme.
Les conditions dictées par le Traité de Versailles sanctionnent la victoire du capitalisme réactionnaire, ce qui, pour Lensch, implique, à l’évidence, qu’il faut dorénavant transposer les catégories marxistes de la lutte des classes dans la sphère de la politique internationale, de manière à penser la situation globale de manière féconde. Malgré les résultats contradictoires de la guerre mondiale, Lensch continuait à penser que l’Allemagne conservait son rôle de puissance sociale-révolutionnaire, dont l’importance était capitale, était d’une importance cruciale pour l’histoire future du monde. Elle pouvait d’autant mieux le jouer que la social-démocratie était victorieuse sur le plan intérieur et que la réaction avait été mise hors jeu. La “mascarade monarchique” avait disparu, ce qui rendait plus visible encore la disparition du facteur “réaction”. Pour pouvoir mener à bien cette lutte des classes au niveau international, il fallait d’abord, pensait Lensch, poursuivre la lutte des classes à l’intérieur, c’est-à-dire maintenir à flot cette idée concrète de communauté populaire, comme en août 1914.
Au fil des arguments avancés par Lensch, on constate, chez lui comme chez d’autres révisionnistes de gauche de l’époque, tel l’Italien Benito Mussolini, que la nation active, finalement, prend la place de la classe ouvrière en tant que sujet agissant du progrès historique. Il convient dès lors de mener une lutte internationale de libération contre le nouvel ordre imposé à Versailles, ce qui revient à poursuivre la guerre qui fut une révolution mondiale et à préparer une deuxième guerre, dès que la lutte des classes sur le front intérieur aura été parachevée sous l’égide d’un socialisme porté par un chef charismatique.
Paul Lensch fut pendant la “révolution de Novembre”, c’est-à-dire pendant les troubles qui ont immédiatement suivi l’armistice du 11 novembre 1918, l’intermédiaire entre les députés du peuple et l’état-major général des armées. Plus tard, il ne trouva pas de majorité au sein de la SPD pour appuyer ses projets révolutionnaires. En 1922, parce qu’il a coopéré à la neutralisation de la révolte spartakiste, il est exclu de la SPD. Son destin nous oblige toutefois à poser un question importante, dans le contexte du sort que l’on fait subir à la vérité historique en RFA aujourd’hui : n’était-ce qu’une foucade polémique de Crispien, porte-paroles de l’USPD pré-communiste et dissidente de la SPD jugée trop fade, d’avoir utilisé le vocable de “national-socialiste” pour désigner cette SPD majoritaire, après l’élimination du spartakisme? La paternité du vocable ne revient pas à ce Crispien ; le terme a été utilisé pour la première fois en 1897 par les dissidents de la social-démocratie austro-hongroise dans l’espace tchèque (Bohème et Moravie) qui ont nommé leur parti Ceskoslovenska strana narodnescosocialisticka, soit “Parti national-socialiste tchécoslovaque”. En 1903, en réaction à la création de cette formation nationale-socialiste tchécoslovaque, les socialistes allemands de la région des Sudètes fondent un Deutsche Arbeiterpartei , soit un “Parti ouvrier allemand”, qui sera débaptisé en 1918 pour se nommer “Deutsche National-sozialistische Arbeiterpartei” [Parti ouvrier national-socialiste allemand], qui anticipera directement la NSDAP hitlérienne.
L’itinéraire personnel de Paul Lensch, député socialiste du Reichstag, explique pourquoi les figures de proue du socialisme allemand d’après 1945, tels Kurt Schumacher, qui fut Président de la SPD, ou Johann Plenge, n’ont jamais cessé de dire que l’émergence du national-socialisme n’a été possible qu’à cause de l’existence préalable du socialisme. Il existe donc bel et bien une évolution logique qui partirait du socialisme marxiste pour aboutir au national-socialisme. Cette évolution n’est pas purement dialectique, mais organique. Elle a été rendue possible en Allemagne après 1918, à cause des conditions trop contraingnantes du Traité de Versailles, qui ont obligé l’Allemagne vaincue à suivre une voie propre, particulière, que l’on ne peut comparer à celles des pays voisins.
Analyser les écrits de Paul Lensch, examiner le développement successif de sa vision politique, nous permet de mieux comprendre aujourd’hui quel a été le contexte idéologique et intellectuel purement socialiste —et marxiste-léniniste— dans lequel a émergé le national-socialisme allemand.
Josef SCHÜSSLBURNER.
(article tiré de Junge Freiheit, n°5/1998).

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