Dans le cadre de l'année du centenaire de la naissance de L'Action Française quotidienne, nous avons rencontré le professeur Jean Tulard, membre de l'Institut, qui nous a accordé chaleureusement cet entretien. Nous en remercions bien vivement le grand historien, directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études, professeur à l'université de Paris-Sorbonne et à l'Institut d'Études politiques de Paris, ancien président de la Société de l'histoire de Paris, président d'honneur de l'Institut Napoléon, membre du conseil d'administration de la Cinémathèque française, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, qu'il a présidée en 2005, et auteur d'une multitude d'ouvrages, tous passionnants, notamment sur la Révolution et l'Empire.
L'ACTION FRANÇAISE 2000 – L'irruption d'un grand journal royaliste dans le débat politique n'est-elle pas extraordinaire à un moment où la République semblait bien établie ?
JEAN TULARD – La République était beaucoup moins ferme que vous semblez le dire. Le mouvement anarchiste était encore vivace. Et puis 1908, c'est l'année de l'apparition des Pieds Nickelés, une bande dessinée d'un nouveau genre qui, à l'instar de Guignol cent ans plus tôt, apparaissait comme une réaction contre des valeurs trop établies, fussent-elles celles de la république... Se manifestait ainsi le refus d'un conformisme né de la Révolution française...
Alors L'Action Française, dans la ligne de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald, poussait plus loin la contestation, en s'en prenant à l'universalisme et à l'abstraction qu'avait développés l'idéologie des Droits de l'Homme, cette idéologie à laquelle, dès la Révolution, des hommes comme Mirabeau ou Talleyrand étaient bien trop intelligents pour adhérer. Ils avaient soutenu par exemple le principe de la distinction entre citoyens passifs et citoyens actifs qui représente une complète négation de l'universalisme révolutionnaire. De même on tolérait lors l'esclavage... Vous voyez : la Révolution n'avait pas hésité à mettre en doute les principes qu'elle proclamait. Elle s'était même bien gardée d'en appliquer certains. Mais avec le temps, ces principes avaient été pris au sérieux. L'Action Française en 1908 incarnait le premier grand rejet de la Révolution.
Il faut considérer aussi le mouvement nationaliste, la fièvre patriotique qui se manifestait depuis une dizaine d'années face aux menaces sur la nation. On avait peur cette fois que la république se laisse aller et renonce à reprendre l'Alsace et la Lorraine.Donc, le refus de l'idéologie des Droits de l'Homme allait de pair avec le refus de l'aliénation de la nation. Les deux courants se sont rejoints dans L'Action Française.
École de bon sens
L’AF 2000 – Dans quels domaines l'influence de L'Action Française vous semble-t-elle s'être le plus exercée ?
J.T. – Elle a rayonné principalement par un certain bon sens, son influence a été importante à une époque où la république était encore traversée par des courants patriotiques et où les instituteurs enseignaient l'attachement à la France. En revanche son royalisme a eu moins d'influence, la république tenait bon et ne se sentait pas menacée. Depuis 1848 où le suffrage universel avait été proclamé, le régime tenait par les engouements qu'il provoquait. Le suffrage censitaire aurait garanti une certaine modération et avec lui, sans doute serions-nous revenus à la monarchie, facteur de souplesse et de stabilité. Sans doute l'Action française a-t-elle eu en 1919 des élus députés, notamment Léon Daudet, mais ensuite elle s'est retrouvée isolée.
Savoir parler clair
L’AF 2000 – En tant qu'historien, comment jugez-vous l'apport qu'a représenté L'Action Française dans votre domaine ?
J.T. – Un apport immense. Déjà grâce à Maurras et aux perspectives qu'il ouvre dans Jeanne d'Arc, Louis XIV et Napoléon. Ensuite par le fait que ce sont des historiens d'Action française, notamment Jacques Bainville et Pierre Gaxotte, qui ont animé, à la maison Fayard, la collection Les Grandes Études historiques. Je me suis toujours réclamé des méthodes, du style, de la vision de Bainville. J’ai eu l'honneur de rééditer en 1975 La Révolution française de Gaxotte, lequel était normalien et agrégé d'histoire. Il a été attaqué, je l'ai défendu en montrant, références à l'appui, l'immensité des lectures et des recherches qu'il avait entreprises. Tout à l'opposé de l'histoire idéologique des Lefebvre ou des Soboul, représentants d'une "nouvelle histoire" chez lesquels les pages philosophiques masquent la faiblesse de pensée et de recherches.
Chez les historiens d'Action française qui mettaient l'accent sur
notre histoire nationale, l'histoire se définissait par le souci de la clarté. Pensez au Napoléon de Bainville, merveille de limpidité, ou encore à sa Petite Histoire de France, continuée par moi-même chez Valmonde. Tous possédaient une grande culture et une solide formation, ils étaient capables de traiter des sujets difficiles tout en restant clairs. Je reconnais la qualité du journalisme d'Action française à cette limpidité de l'expression et à la rigueur de la langue. Ils vivaient la vérité, ils n'avaient pas besoin de l'enjoliver pour se rendre agréables, alors que les pages hermétiques des historiens modernes sont une preuve de peur devant la vérité. Je rends hommage à Bainville et Gaxotte qui m'ont appris à être clair.
Mauvais procès
L’AF 2000 – Cher Maître, je me permets de dédier vos paroles à nos jeunes rédacteurs, que nous habituons à lire et relire Bainville et Maurras. Maintenant pouvez-vous nous dire pourquoi, selon vous, L'Action Française, en dépit de la qualité exceptionnelle des plumes qui l'ont illustrée, est aujourd'hui aussi marginalisée dans le débat politique ?
J.T. – Il y a eu l'Action française d'avant 40 et celle d'après 40. Déjà condamnée par le pape en 1926, mais réconciliée avec Rome en 1939, elle s'est retrouvée après la guerre accusée de collaboration avec les Allemands. Procès profondément injuste, car elle avait seulement soutenu le maréchal Pétain et, avec lui, des idées aussi naturelles que travail, famille, patrie. Pour Maurras, ce qu'il a appelé la « divine surprise », c'était qu'au moment où tombaient sur la France de grands malheurs, il y ait eu un maréchal républicain, sans aucun lien avec l'Action française, pour remettre à l'honneur ces idées salvatrices. On a alors lancé cette contre-vérité d'une Action française collaborationniste, d'autant plus absurde que ceux qui à Paris symbolisaient la collaboration, tels que Brasillach, et surtout Rebatet dans Les Décombres, s'en sont pris violemment à Maurras.
Le procès fait à l'Action française en 1944 entre dans le cadre de l'épuration sauvage tendant à anéantir tout ce que l'on appelait en gros la droite. Ses représentants ont été frappés d'inégibilité et une pseudo droite s'est installée : dire qu'elle hérite de l'Action française serait une plaisanterie. On a vu alors apparaître des mouvements populaires attachés à une personne (De Gaulle, qui avait une grande envergure, Poujade, Le Pen), mais auxquels il a toujours manqué le support de la volonté réelle de rétablir la monarchie, seule force de pondération possible dans un pays ballotté dans tous les sens. Il faut, pour avancer vers la "terre promise" un guide sûr, un repère. Nicolas Sarkozy avait compris qu'il fallait donner l'impression d'avoir un programme et la volonté de l'appliquer, mais il n'a peut-être pas assez de "charisme" pour cela. La France a besoin d'un arbitre : vichysme, gaullisme, Front national, sarkozysme, ne sont que des succédanés.
L'idée de nation
L’AF 2000 – Quel avenir entrevoyez-vous pour l'Action française, son journal, ses idées ?
J.T. – Je veux redire que la qualité propre à l'Action française, c'est le bon sens. C'est sans doute ce que réclament les Français, mais l'image trop répandue d'un Maurras vitupérant fait oublier que l'Action française repose sur un équilibre et qu'elle invite à remonter à l'idée de nation. Une chape de plomb tombe aujourd'hui sur nous. Le "politiquement correct" s'impose partout, il y avait plus de liberté d'expression au temps de la IIIe République. L'Action française reste une réaction contre l'universalisme révolutionnaire et pour l'idée de nation. Celle-ci est engloutie aujourd'hui par l'Europe et le mondialisme qui entendent supprimer toute barrière. Il y a de quoi être pessimiste. Mais il y a la Providence !
Propos recueillis par Michel Fromentoux L’Action Française 2000 du 19 juin au 2 juillet 2008
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire