mardi 27 mai 2014

Georges Clemenceau (1841 - 1929)On l'appelait « le Tigre »

Georges Clemenceau (*) est une figure majeure des débuts de la IIIe République et de la Première Guerre mondiale.
Il fut aussi une personnalité d'exception dans tous les sens du terme : journaliste hyperactif et spirituel, grand voyageur, collectionneur d'art féru d'Histoire ancienne et de spiritualité asiatique, amateur de femmes, duelliste etc.
Élu de gauche ou d'extrême-gauche, contestataire-né et laïc militant, il dénonça les conquêtes coloniales et l'influence du clergé.
Mais c'est seulement à 65 ans qu'il entra au gouvernement et il attendit encore quelques mois pour en prendre la tête... Songeons que c'est au même âge qu'une autre personnalité d'exception,Winston Churchill, devint Premier ministre.
Au gouvernement, Georges Clemenceau se montra un farouche partisan de l'ordreet réprima sévèrement les manifestations de mineurs ou de viticulteurs tout en déployant une intense activité réformatrice en vue d'améliorer la condition ouvrière. Il négocia aussi la séparation des Églises et de l'État 
Il donna enfin sa pleine mesure à la fin de la Grande Guerre, quand, appelé une nouvelle fois à la présidence du Conseil, il rassembla toutes les énergies en vue de la victoire finale.
André Larané

Un médecin en politique

Georges Clemenceau est né à Mouilleron-en-Pareds (Vendée) le 28 septembre 1841. Enfant, il séjourne dans le manoir médiéval de l'Aubraie. Son père, médecin, laïc et ardent républicain, par ailleurs peintre et dessinateur talentueux, le rallie très tôt à ses idées.
Étudiant à Paris, le jeune homme bénéficie de la protection d'Étienne Arago, un ami de la famille.
Il est emprisonné pendant dix semaines, sous le Second Empire, pour avoir tenté de commémorer avec ses amis l'insurrection républicainede février 1848. Incarcéré dans la prison de Mazas, sur le boulevard Diderot, à Paris, cela lui donne l'occasion de faire la connaissance d'Auguste Blanqui, un éternel insoumis.
Suite à une peine de coeur, il prend le bateau pour les États-Unis en 1865. Il va y séjourner quatre ans comme professeur de français et d'équitation et correspondant du journal Le Temps. Il en revient quatre ans plus tard avec une bonne connaissance de la langue anglaise (rarissime chez les Français de sa génération) et une jeune épouse américaine, Mary Plummer, dont il se montre très amoureux, au moins dans les premières années du mariage.
À 29 ans, il s'apprête comme son père à suivre une carrière de médecin, « monte » à Paris et ouvre un cabinet à Montmartre, 23, rue des Trois-Frères. À cette occasion, il se lie d'amitié avec Louise Michel, institutrice dans le quartier. Mais la guerre le rattrape.
Après la défaite de Sedan, l'amitié d'Étienne Arago lui vaut d'être nommé maire provisoire de Montmartre par le gouvernement de la Défense nationale, en septembre 1870. Il dénonce l'armistice de janvier 1871 qui consacre la défaite de la France face aux armées prussiennes et affiche une proclamation où l'on peut lire : « On vous a livrés sans merci. Toute résistance a été rendue impossible ».
Le 18 mars 1871, il assiste, impuissant, au massacre des généraux Lecomte et Clément-Thomas par la populace de Montmartre. De ce massacre va sortir laCommune. Révulsé par la violence de la foule, Clemenceau en comprend néanmoins l'origine : les souffrances du siège et l'exaspération devant le défaitisme des dirigeants. Il va dès lors plaider pour l'amnistie des Communards, sans cacher son mépris pour « Monsieur Thiers », propagandiste de la République conservatrice.

Un leader radical

Sous la IIIe République, en 1876, Clemenceau se fait élire député de Paris sans interrompre son activité de médecin. Grâce à ses talents d'orateur, il prend la tête de la gauche que l'on dit « intransigeante » ou« radicale ».
À cette place, il s'en tient longtemps à un rôle d'opposant actif qui lui vaut le surnom de « tombeur de ministères ». Ainsi combat-il avec succès les gouvernements « opportunistes » de Jules Ferry.
Injustement soupçonné d'avoir reçu de l'argent de Cornelius Herz, lors duscandale de Panama, il est battu aux élections et doit vendre une bonne partie de ses collections d'art asiatique pour rembourser ses dettes. 
Il se consacre dès lors au journalisme mais revient en grâce avec l'Affaire Dreyfus. Convaincu de l'innocence du capitaine par son frère Mathieu Dreyfus, il s'engage résolument dans le camp dreyfusard et, lors d'une conférence de rédaction épique, donne à l'article d'Émile Zola, dans son journal L'Aurore, le titre qui fera sa célébrité : J'Accuse !
Clemenceau retrouve enfin une tribune en étant élu sénateur du Var en 1902 et s'impose comme le chef du mouvement radical, à l'extrême-gauche de l'échiquier politique, sans pour autant s'affilier au nouveau « parti républicain radical » (ni à aucun autre parti d'ailleurs).
Le 13 mars 1906, à 65 ans, le « tombeur de ministères » accède pour la première fois à un poste ministériel.
Ministre de l'Intérieur dans le gouvernement de Ferdinand Sarrien, il est aussitôt mis à l'épreuve par la catastrophe de Courrières survenue trois jours plus tôt : après avoir courageusement tenté de raisonner les mineurs éprouvés par le drame, il fait donner la troupe pour éviter que leur grève ne paralyse le pays.
Sept mois plus tard, le 18 octobre 1906, Clemenceau forme enfin l'un des plus longs ministères de la IIIe République, du 18 octobre 1906 au 20 juillet 1909 (trente-trois mois ! un exploit sous la IIIe République). L'énergie qu'il met dans la modernisation de la police et la lutte contre les malfrats lui vaut le surnom de « Tigre » (et c'est encore le profil d'un tigre et de Clemenceau qui figure dans le logo de la police nationale !).
Dans son équipe figure pour la première fois un ministre du Travail, le socialiste René Viviani. Le ministre de la Guerre n'est autre que le général Picquart, quelques années plus tôt sanctionné par sa hiérarchie pour avoir pris fait et cause en faveur de Dreyfus.
Le président du Conseil confirme son sens particulier du dialogue social lors des manifestations de vignerons languedociens victimes de la surproduction et de la mévente du vin. Il mène aussi à son terme la séparation des Églises et de l'État avec Aristide Briand, ministre de l'Instruction publique et des Cultes.
Son ministre des Finances, Joseph Caillaux, qui deviendra pendant la guerre son ennemi inexpiable, propose l'impôt progressif sur le revenu mais le projet est bloqué par le Sénat.

Va-t-en-guerre  

De retour dans l'opposition, pendant les années qui précèdent la Grande Guerre, Clemenceau trouve le temps de faire un grand voyage en Amérique latine, notamment en Argentine et au Brésil, en 1910, où il est accueilli en héros. Mais de retour en France, il s'applique à préparer le pays à un nouveau conflit avec l'Allemagne.
En 1913, il fonde un journal L'Homme libre. On peut y lire un article intitulé « Vivre ou mourir » avec cette adresse aux jeunes (lui-même a 72 ans) : « Un jour, au plus beau moment où fleurit l'espérance... tu t'en iras... au-devant de la mort affreuse qui fauchera des vies humaines en un effroyable ouragan de fer. Et voilà qu'à ce moment suprême... ta cause te paraîtra si belle, tu seras si fier de tout donner pour elle que, blessé ou frappé à mort, tu tomberas content ! »
Dès le début de la Grande Guerre, il ne se prive pas de critiquer le gouvernement et l'état-major, l'un et l'autre trop soumis à l'autorité du général Joffre. Le 7 octobre 1914, son journal L'Homme libre devient L'Homme enchaîné, en guise de protestation contre la censure. Mais lui-même multiplie les visites sur le front, ce qui lui vaut un regain de popularité chez les combattants. 
À l'automne 1917, à un moment crucial de la guerre, son vieux rival le président Raymond Poincaré se résout à l'appeller à la tête du gouvernement, prenant acte de sa détermination à poursuivre la guerre jusqu'à la victoire totale. Georges Clemenceau rassemble alors toutes les énergies du pays en vue de lavictoire, ce qui lui vaut un nouveau surnom, « Le Père de la Victoire ». Avec affection, les combattants des tranchées l'appellent plus simplement « Le Vieux ».Jusqu'au-boutiste
Clemenceau, qui veut combattre jusqu'à l'écrasement de l'adversaire, n'hésite pas à poursuivre en justice les partisans d'une paix de compromis, tel Joseph Caillaux. Il torpille aussi les négociations de paix du jeune empereur d'Autriche Charles 1er en publiant ses lettres secrètes échangées avec le quai d'Orsay.
Mais à l'heure de la victoire, il décide, contre l'avis du président Poincaré, de signer l'armistice sans délai, renonçant à pénétrer en Allemagne, voire à gagner Berlin. Scrupule humanitaire ? Ou crainte que les Américains ne volent la victoire aux Français en arrivant les premiers à Berlin ? Les nationalistes allemands tireront plus tard argument de ce que leur territoire n'a pas été envahi pour attribuer la défaite à un « coup de poignard dans le dos » porté par des traîtres, essentiellement juifs...
Une fois le conflit terminé, Clemenceau introduit dans le traité de paix de Versailles des termes humiliants qui, à son corps défendant, serviront, plus tard, les desseins d'Adolf Hitler. Sous la pression des négociateurs anglais et américains, il ne peut  empêcher d'autre part l'éclatement de l'Autriche-Hongrie en une myriade de petits États indéfendables qui se révèleront des proies idéales pour le IIIe Reich hitlérien.
Il doit malgré tout essuyer des critiques de ceux qui lui reprochent d'avoir été trop modéré dans les négociations de paix avec les vaincus et le qualifient ironiquement de  « Perd-la-Victoire ».
Immensément populaire, Georges Clemenceau est élu par acclamation à l'Académie française - où il ne siègera jamais - et va rester à la tête du gouvernement jusqu'au 18 janvier 1920. L'attentat manqué d'un jeune anarchiste, Émile Cottin, lui vaut un surcroît de popularité... et une balle dans le poumon, qui ne sera jamais extraite. Retraite active
Quand ses amis évoquent une possible candidature à la présidence de la République, il ne s'y oppose pas car il pense de la sorte pouvoir veiller à l'application stricte du traité de Versailles, face au laxisme supposé des Anglo-Saxons. Mais comme ni la droite, ni les socialistes et Briand ne veulent de lui, il renonce à présenter sa candidature et laisse la place à Paul Deschanel. Celui-ci devra démissionner neuf mois plus tard pour raisons de santé.
Clemenceau se retire en Vendée, à Saint-Vincent-sur-Jard, dans sa « bicoque » de Bélébat, face à l'océan.
Il effectue aussi d'ultimes et grands voyages. D'abord en Orient de septembre 1920 à avril 1921, s'arrêtant dans la vallée du Nil puis traversant de bout en bout les Indes britanniques et les Indes néerlandaises (Indonésie), de Peshawar à Bali avec un détour par Ceylan et une halte aux grottes d'Ajanta (haut lieu du bouddhisme) ! Au printemps 1921, il rend visite en Angleterre à Churchill et Kipling. À l'automne 1922, il est invité aux États-Unis et acclamé par les foules.
Globe-trotter impénitent, il ne va toutefois jamais atteindre le Japon en dépit de sa passion pour le bouddhisme et la culture nippone, en phase avec le « japonisme » de son époque.
Cette passion remonte à ses années d'études, quand il se lia d'amitié avec Saionji Kinmochi, un étudiant japonais qui allait devenir lui aussi le chef du gouvernement de son pays et retrouver Clemenceau à la table de négociations du traité de Versailles, en 1919 !
Après que le « Tigre », dans ses années de jeunesse, se fut battu en duel avec un énergumène qui avait craché sur l'Olympia de Manet, il se lia avec le milieu artistique et noua une amitié durable avec le critique d'art Gustave Geoffroy.
Il conserva des rapports étroits avec les artistes de son temps comme Bourdelle ou Rodin et défendit avec la dernière énergie la peinture de son vieil ami Claude Monet, lequel, reconnaissant, offrit les Nymphéas à la République française après la Grande Guerre. Cette série de toiles monumentales bénéficie aujourd'hui d'un écrin lumineux à l'Orangerie des Tuileries (Paris) où elle a été installée officiellement le 17 mai 1927.
Georges Clemenceau meurt le 24 novembre 1929, dans son appartement parisien, 8, rue Benjamin Franklin. Inhumé dans le parc de la maison familiale de Mouchamps, auprès de son père, il emporte dans la  tombe un bouquet de fleurs que lui ont remis des poilus lors d'une visite du front et qui ne l'a jamais quitté.À la retraite, le vieil homme trouve encore le temps d'écrire. Il rédige Grandeurs et misères d'une victoire pour justifier son intervention au traité de Versailles, et également une biographie de Démosthène, sur une suggestion de sa dernière amie de coeur, Marguerite Baldensperger.

Une personnalité explosive

Georges Clemenceau ne fut pas seulement un homme d'État exceptionnel mais aussi une personnalité explosive et caustique, connue pour ses bons mots. Redoutable bretteur et doté d'un grand courage physique, Clemenceau ne rechignait pas à convoquer sur le pré ses adversaires. Il se battit ainsi en duel, au sabre ou au pistolet, avec Déroulède, Drumont et également le pauvre Deschanel.
Clemenceau nourrissait par ailleurs une grande tendresse pour les femmes, même s'il n'a pas eu autant de liaisons que lui en prête la rumeur. Il n'est que de considérer le volumineux recueil de ses Lettres à une amie, adressées dans son grand âge à Marguerite Baldensperger. Lui-même ne s'est jamais vanté de ses succès féminins et son biographe Jean-Baptiste Duroselle relève qu'aucune femme, y compris parmi les comédiennes de son entourage, n'a confessé une liaison avec le grand homme.
Il ne pardonna pas pour autant à sa propre épouse, dont il vivait séparé de fait, une fugace liaison avec le jeune précepteur normalien de ses enfants : en personne, il conduisit la police dans la chambre d'hôtel où les deux amants s'étaient réfugiés et permit que l'épouse infidèle fut envoyée en prison. Après quoi, en mars 1892, ayant obtenu le divorce et sans laisser à la pauvre Mary le temps de rentrer chez elle et voir leurs trois enfants, il la renvoya aux États-Unis avec un billet de troisième classe.
On peut lire bien évidemment de nombreuses biographies sur le « Tigre », dont celles de Jean-Baptiste Duroselle (de loin la plus complète et la plus dense) et de Michel Winock, qui met l'accent sur la personnalité du Tigre (Perrin, 2007). La biographie de Philippe Erlanger (Grasset, 1968) est sans doute la plus caustique de toutes.
Citons également un ouvrage très richement illustré : Portrait d’un homme libre (Mengès, 2005), par Jean-Noël Jeanneney, dont le grand-père Jules Jeanneney fut un proche collaborateur de Clemenceau et participa à son gouvernement de guerre.. Jean-Noël Jeanneney a aussi préfacé la réédition de Grandeurs et misères d'une victoire (Perrin, 2010).
Clemenceau et Churchill, deux génies de la guerre
À trois décennies d'écart l'un de l'autre, trois hommes d'exception ont croisé le destin de leur pays respectif, à un moment clé de l'Histoire : Lincoln (1809-1865), qui mena son camp à la victoire dans la guerre de Sécession, Clemenceau (1841-1929) dans la Grande Guerre, Churchill (1874-1965) dans la Seconde Guerre mondiale.
Il est piquant de recenser les fortes similitudes entre le Français et le Britannique... L'un et l'autre ont témoigné tout au long de leur longue vie d'une énergie hors du commun. Ils ont gagné la notoriété grâce à leurs articles et leurs livres et ont accédé enfin à un rôle historique à l'heure où la plupart des gens avaient déjà pris leur retraite.
- Clemenceau devint ministre à 65 ans et c'est à 76 ans seulement, en 1917, qu'il assuma la charge de chef de guerre qui lui valut la reconnaissance éternelle de ses concitoyens,
- Churchill accéda aux postes ministériels beaucoup plus tôt mais c'est à 66 ans, en 1940, qu'il dut à lui tout seul contenir la furie hitlérienne. 
Quelques mois décisifs ont suffi à l'un et l'autre pour gagner une place de premier plan dans l'Histoire, le premier avec le surnom de « Tigre », le second avec celui de « Vieux Lion » (en référence au symbole héraldique de la monarchie anglaise !
Relevons tout de même aussi ce qui les différencie : Clemenceau, issu d'une vieille famille de la bourgeoisie de province, a mené un train de vie honorable et sans ostentation ; Churchill, cadet d'une famille ducale, a mené un train de vie de grand aristocrate - mais avec les revenus de ses livres bien plus que de ses héritages. Le premier était opposé aux conquêtes coloniales, le second un fervent partisan de l'Empire britannique. Enfin, il semble que le premier était beaucoup plus enclin aux aventures féminines que le second
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