dimanche 18 mai 2014

Cosaques : L’origine des « guerriers libres » partie 3

Les poissons pêchés par les Cosaques étaient très demandés dans le monde extérieur, surtout en Moscovie. Un autre voyageur anglais a chanté les louanges de l’esturgeon bélouga : il était, écrivit-il, « plus blanc que du veau et plus délicieux que de la moelle… C’est l’une des plus grandes friandises qui proviennent de l’élément liquide, en particulier son ventre qui surpasse en excellence la moelle du bœuf » (33). Au terme de chaque saison, des marchands venaient de loin pour acheter des poissons et du caviar qu’ils vendaient sur les marchés de la Russie centrale.
Le Cosaque était obligé de commercer. Il pouvait avoir un surplus de poissons, des fourrures, des peaux, du miel et de la cire, il pouvait même fabriquer pour lui de l’hydromel et de la vodka, mais il lui manquait le grain, les tissus, les clous, le plomb, la graisse, la poudre et les armes qui étaient nécessaires à sa survivance. Même lorsque les Cosaques édifiaient des communautés permanentes, elles ne pouvaient jamais se suffire à elles- mêmes sur le plan économique. Lorsque les villes frontalières russes et polonaises (dont ils dépendaient pour vivre) leur furent fermées, les Cosaques transportèrent parfois leurs marchandises jusqu’à des villes turques comme Azov afin d’obtenir en échange du grain, des étoffes et des produits artisanaux. Plus souvent les marchands allaient les trouver. Des négociants russes, grecs, arméniens et persans furent bientôt des personnages familiers dans les établissements cosaques et ils devenaient quelquefois une particularité permanente dans la vie d’une communauté. Une sorte de banlieue se développa à l’extérieur de la Sitch zaporogue, où des marchands vendaient de la viande, du sel, diverses denrées alimentaires, et où des tailleurs, des bottiers, des boulangers et des brasseurs exerçaient leurs professions. Comme le nombre des fugitifs en terres cosaques augmentait, des communautés acquirent leurs propres artisans : tonneliers, forgerons, armuriers, charpentiers, voire des chapeliers et des orfèvres ; les femmes cosaques apportaient leur contribution à l’économie primitive en filant, en tissant, en faisant pousser des fruits et des légumes devant leurs huttes. Mais dans presque toutes les communautés, les non-Cosaques devaient subvenir aux besoins que les Cosaques ne pouvaient ou ne voulaient pas satisfaire tout seuls.
Si le poisson procurait un excédent commercialisable que les Cosaques pouvaient négocier avec des étrangers, les premiers Cosaques disposèrent de deux autres grandes sources de revenus : la flibuste et le mercenariat. Ils avaient appris des Tatars les techniques du pillage et des rapts ; peu à peu ils ne se contentèrent plus de pourchasser des proies faciles comme des voyageurs égarés en pays sauvage ou des marchands remontant les rivières : ils cherchèrent à soutirer de l’argent aux Turcs et aux Tatars, et leurs opérations pouvaient se révéler très profitables. Les Turcs allaient jusqu’à verser une rançon de 30.000 pièces d’or pour un pacha enlevé, et un marché d’esclaves se développa sur le Don, avec un roulement de deux mille personnes par an, chacune étant vendue de vingt à quarante roubles. Voilà pourquoi les Cosaques, grandissant en nombre et en expérience, se lancèrent dans des expéditions de piraterie en haute mer. La flibuste devint même une spécialité des Zaporogues, terreur des navires marchands ; les grandes galères turques sur la mer Noire les redoutaient plus que les tempêtes et, vers 1600, il n’était pas une ville ou un village sur ces côtes jusqu’à Constantinople même qui pouvait se sentir à l’abri de leurs raids soudains.
Les embarcations des pirates zaporogues n’étaient pas beaucoup plus que des canots de rivière ; elles étaient faites de planches ou creusées dans un tronc d’arbre. Mesurant 20 mètres de long et quatre de large avec un faible tirant d’eau, elles se tenaient très bas sur l’eau, et il fallait les soutenir avec des liasses de roseaux pour qu’elles pussent résister aux vagues de la mer. La voile n’était hissée que par beau temps. Elles étaient habituellement propulsées par des avirons — de 20 à 30 par embarcation, avec deux hommes par aviron — et de grandes pagaies de direction à l’avant et à l’arrière. Un bateau de ce genre pouvait être construit par 60 Cosaques en une quinzaine de jours. On les appelait des tchaiki, c’est-à-dire des mouettes.
Malgré leur petite taille et leur construction fruste, elles étaient assez rapides pour atteindre la côte de l’Anatolie, distante de 500 cinquante kilomètres de l’embouchure du Dniepr, en moins de deux jours; d’autre part, elles présentaient d’importants avantages par rapport aux bateaux beaucoup plus gros qui naviguaient sur la mer Noire : leur maniabilité était supérieure, et elles pouvaient virer de bord avec une facilité plus grande que les galères turques ; enfin, grâce à leur faible tirant d’eau, elles pouvaient pénétrer dans des hauts-fonds inaccessibles à leurs lourds adversaires. Les marins cosaques savaient profiter de tous ces avantages.
Une bonne centaine de tchaiki, bourrées d’hommes et d’approvisionnements, quittaient la Sitch pour une expédition d’importance; les vivres consistaient en biscuits et en millet bouilli, en poissons séchés, en eau potable, mais il n’y avait jamais à bord « d’Aqua vitae ni d’autres boissons fortes car, bien qu’ils fussent aussi prompts à s’enivrer que n’importe quelle nation nordique, ils étaient d’une sobriété miraculeuse quand ils faisaient la guerre » (34), et un Cosaque qui enfreignait cette discipline risquait d’être jeté par-dessus bord par ses camarades. Ils étaient tous bien armés de pistolets, de mousquets, de sabres, et chaque embarcation disposait d’un fauconneau. Mais ils avaient pour armes essentielles le secret et la surprise, et l’obscurité était leur meilleur allié.
La flottille descendait en silence le Dniepr pour émerger parmi les roseaux de l’estuaire dans la mer Noire, à la nuit, en général lorsque la lune en était à son dernier quartier. Lorsque les Cosaques avaient repéré un objectif vulnérable, ils le filaient sous le couvert de la nuit, ou du bord de l’horizon pendant le jour, et ils passaient à l’attaque à l’aube ou au crépuscule quand le soleil ne les gênait pas. Si leur victime choisie se révélait trop coriace, ce qui arrivait parfois, ils rompaient le combat et se réfugiaient dans des eaux peu profondes, à moins qu’ils ne remontassent un cours d’eau propice. Mais dès qu’ils avaient ramassé autant de butin qu’en pouvaient transporter leurs embarcations, ils regagnaient la Sitch avec la même rapidité et la même discrétion qu’ils en avaient mis pour partir.
Pendant tout le XVIIe siècle, les Zaporogues, qu’accompagnaient souvent les Cosaques du Don, furent un véritable fléau pour les navires et les villes côtières de la Turquie et de ses vassaux. Leurs expéditions avaient lieu avec une ampleur et une régularité qui en faisaient presque des actes de guerre, mais ils songeaient bien plus à un profit économique qu’à des avantages politiques. Vers 1600, leurs fréquents succès et la pagaille qui en découlait préoccupaient beaucoup les Turcs, mais aussi les rois de Pologne qui étaient tenus pour responsables de leurs agissements et qui n’en souhaitaient pas moins établir de bonnes relations avec la Porte. En 1604, les Zaporogues attaquèrent les villes lointaines de Trébizonde et de Sinope ; deux ans plus tard, ils descendirent sur Kilia et détruisirent pratiquement le port important de Varna sur la mer Noire. En désespoir de cause, les Turcs lancèrent une grande chaîne en travers de l’embouchure du Dniepr afin de les cantonner sur le fleuve, mais les Cosaques passèrent quand même. Lorsqu’ils ne pouvaient faire autrement, ils suivaient une route détournée par le Savim et transportaient par voie de terre leurs bateaux vers le Mious qu’ils descendaient jusqu’au Don, puis ils débouchaient dans la mer. Les Turcs semblaient tout à fait incapables de les empêcher d’opérer. En 1609, ce fut au tour des trois citadelles du Danube d’être mises à sac et, quatre ans après, les Zaporogues auxquels s’étaient joints des Cosaques appartenant à d’autres communautés se livrèrent à deux attaques d’envergure contre la Crimée dont le khan était un vassal des Turcs.
Les pirates cosaques payèrent parfois très cher leurs prises. En 1614, 2.000 d’entre eux rentraient de Sinope où ils avaient incendié l’arsenal quand ils furent surpris par la flotte turque; beaucoup périrent ou, chargés de chaînes, furent conduits à Constantinople et exécutés. Mais leurs camarades ne se découragèrent pas pour autant. L’année suivante, ils partirent à quatre mille sur leurs « mouettes » pour une expédition encore plus audacieuse afin d’aller incendier le port de Constantinople ; une flottille turque les rattrapa en 1616 après qu’ils eurent réussi à brûler le marché d’esclaves de Keffa en Crimée, mais les Cosaques se défendirent avec acharnement et obligèrent leurs ennemis à rebrousser chemin tant ils leur avaient infligé de pertes sévères. Le grand vizir fut mis à mort pour n’avoir pas pris les mesures de défense qui convenaient, et la Porte réunit une conférence en mai 1618 en vue de trouver un antidote efficace aux Cosaques. Ce fut une conférence pour rien. Les raids continuèrent de plus belle. En 1633, 6.000 Cosaques revinrent dans les environs immédiats de Constantinople; en 1634, des Zaporogues et des Cosaques du Don s’embarquèrent sur 150 « mouettes » et, malgré une flotte de 500 galères turques et une garnison de 10.000 soldats, ils réussirent à incendier toutes les installations du Bosphore (35) ; cette fois-ci, la note à payer fut lourde : ils perdirent plus de 100 « mouettes », 2.000 Cosaques périrent et près d’un millier tombèrent aux mains des Turcs. Ce revers ne parut point les affecter. Leur haine solidement implantée contre les Turcs et les Tatars s’ajoutant à leur soif inextinguible de rapines, ils ne se laissaient décourager par rien, et vers 1630 le Sultan, qui était le monarque le plus puissant du monde, se trouva réduit à demander aux Polonais de les exterminer.
Les Turcs, tout puissants qu’ils étaient, avaient fini par apprécier les qualités des Cosaques. Najim, chroniqueur turc du XVIIe siècle, écrivit : « On peut affirmer sans crainte d’être démenti qu’il est impossible de trouver sur cette terre des hommes plus audacieux qui se soucient aussi peu de la vie… et qui redoutent moins la mort. Des experts des affaires maritimes disent que… leur habileté et leur intrépidité dans des batailles navales en font des ennemis plus redoutables que n’importe qui » (36).
Les vertus militaires des Cosaques étaient aussi élevées sur terre que sur mer. Il le fallait. Les Tatars et les Turcs représentaient une menace constante même pour leurs plus gros établissements et, en 1643 encore, plusieurs villages de Cosaques du Don furent rasés par le feu, tandis que des centaines d’habitants étaient tués ou faits prisonniers. La surveillance ne pouvait pas se relâcher une minute. Des éclaireurs sortaient des postes de guet pour sonder la steppe, prêts à allumer des signaux à la moindre alerte et, s’ils apercevaient l’ennemi qui approchait, à rentrer au galop afin de se réfugier derrière les palissades et les fossés de leur village. Les femmes et les enfants étaient exercés à se joindre aux hommes pour participer à la défense de leurs foyers.
Un Cosaque était toujours prêt à l’action, et il ne sortait jamais sans ses armes. Dès qu’il savait marcher, on lui apprenait à se battre. Un garçonnet était instruit à pratiquer le galop, à faire franchir, à la nage, des rivières à son cheval, à chasser le gibier avec un arc et des flèches. Au XVIIIe siècle, un observateur des Cosaques du Yaïk notait que « depuis leur plus tendre enfance, ils étaient accoutumés à toutes sortes d’équipements difficiles, habitués au maniement des armes à feu, de la lance, et à tirer avec l’arc des hommes d’armes » (37). Les Cosaques étaient adroits au mousquet, au pistolet, au sabre, à la lance, à la pique et même dans l’emploi de l’artillerie. Comme ils préféraient l’attaque à la défensive, ils portaient rarement des cuirasses et, exercés à l’école de guerre tatare, ils étaient enclins à sortir pour écraser l’ennemi plutôt qu’à l’attendre chez eux pour le repousser. La surprise était l’élément fondamental de leur méthode. Pour surprendre, la mobilité représentait l’atout maître, et le cheval était sur terre leur moyen de mobilité par excellence.
Le serviteur convenait parfaitement à son maître. Pour des Occidentaux, le cheval non ferré de la steppe avait tout l’air d’un cheval sauvage, mais il était robuste et il pouvait partager la vie rude de son cavalier. Petit, léger, ardent, il était résistant, il avait un dos solide et il mangeait n’importe quoi. Il était capable de survivre à un hiver rigoureux sur la steppe sans abri, car il trouvait sa propre subsistance (pas grand-chose) sous la neige ; quand il le fallait cependant, il pouvait franchir sous son cavalier quatre-vingts kilomètres par jour pendant deux semaines successives. « Propre, excellent, endurant, rapide, jamais méchant, commode pour supporter de grandes épreuves » (38), voilà comment le définit un voyageur de l’époque.
Les Cosaques étaient de splendides cavaliers ; audacieux, ils rivalisaient avec les Mongols dans l’amour de l’équitation. Seuls les Zaporogues passaient pour meilleurs fantassins que cavaliers, et ils étaient des marins incomparables. Leur activité se manifesta pourtant aussi bien sur terre que sur mer, car ils maintenaient une pression constante sur les Tatars de Crimée, et ils exécutaient souvent des expéditions en Moldavie et sur les territoires polonais.
Les Cosaques mirent au point des formations et des tactiques spéciales, conformes aux conditions dans lesquelles ils devaient se battre. Ils partaient en campagne en une colonne que flanquaient leurs chariots de bagages et leur artillerie qui avançaient en une ligne parallèle ; cette formation était conçue pour procurer une rapide protection d’ensemble sur la steppe dégagée contre l’attaque subite d’une force tatare plus importante. Lorsqu’ils se heurtaient à l’ennemi, les deux files opéraient leur jonction en tête pour former une pointe, pendant qu’à l’arrière les chariots se déployaient et constituaient la base d’un triangle. Les Cosaques se dépêchaient alors d’enchaîner les chariots les uns aux autres ; s’ils en avaient le temps, ils les retournaient et les enfonçaient dans le sol. En quelques minutes, ils improvisaient un système de défense sans la moindre fissure sur toute la ligne ; ils l’appelaient letabor ; ce système était plus facile à constituer qu’une défense en carré ou en cercle ; semblable par sa conception au corral de chariots du Far West, il avait pour but de faire face à des situations analogues, car les cavaliers tatars pratiquaient à peu près la même tactique que les Indiens de l’Amérique du Nord : sans trop s’approcher de l’obstacle, ils décrivaient de grands cercles tout autour en l’arrosant de flèches dans l’espoir d’user les Cosaques avant de lancer une charge finale dévastatrice. Les Cosaques, quant à eux, utilisaient leurs meilleurs tireurs pour abattre le plus de Tatars possible, les moins bons les approvisionnant sans défaillance en fusils à pierre chargés ; lorsque les Cosaques estimaient que l’ennemi commençait à perdre de son agressivité, ou s’ils se trouvaient à court de munitions, ils effectuaient une sortie en brandissant piques et sabres. Un millier de Zaporogues en formation de tabor pouvaient maintenir à distance 6.000 cavaliers tatars et constituer un obstacle formidable même pour des soldats instruits à l’école occidentale.
La formation habituelle de la cavalerie cosaque était la lava, c’est-à-dire une ligne incurvée à l’intérieur et, de préférence, assez longue pour s’étendre au-delà des flancs de l’ennemi. Trois lignes chargeaient successivement ; les cavaliers se détournaient vite des points forts du front ennemi pour s’infiltrer par les points faibles comme de l’eau s’écoulant d’une citerne percée. Les Cosaques se rendirent célèbres pour leurs embuscades, pour l’impétuosité bruyante de leurs assauts sur les flancs ou l’arrière de l’adversaire, pour leur maîtrise dans les pratiques les plus perfides de l’art de la ouerre. Si, dans l’ensemble, ils préféraient l’attaque fougueuse à une défense passive, ils étaient néanmoins capables le cas échéant de faire montre d’une patience suffisante pour soutenir un siège prolongé.
Les talents guerriers des Cosaques, sur l’eau comme sur la terre ferme, étaient si reconnus qu’on les recherchait beaucoup pour en faire des soldats payés. Leur habileté à se retrancher et à organiser une défense mobile, leur courage, leur esprit jamais à court de ressources, leur aptitude à supporter des privations sans se plaindre devinrent proverbiaux et, dès qu’ils se furent établis, ils reçurent de multiples invitations à combattre pour d’autres peuples ; les magnats, les barons des marches, des princes et des rois les employèrent en qualité de mercenaires.
Les Polonais les engagèrent toujours individuellement, car ils ne reconnurent jamais une communauté cosaque comme un ensemble, et ils les enrôlaient pour un service permanent, ce qui était un moyen de les intégrer dans la texture générale de l’État. Une loi de recrutement des Cosaques ukrainiens pour l’armée polonaise fut promulguée dès 1524 et, en 1572, le roi Étienne Bathory leva tout un régiment en remettant à chaque Cosaque un coupon d’étoffe et 14 zlotys par an. De temps à autre, lorsque les événements laissaient prévoir d’importantes opérations militaires, les Polonais enrôlaient aussi des Cosaques à titre temporaire. C’est ainsi qu’en 1574 ils en engagèrent un certain nombre pour une campagne en Moldavie et qu’en 1578-1579 ils en recrutèrent davantage encore pour la guerre contre la Russie ; chaque Cosaque reçut 15 florins et du tissu pour deux uniformes. Lorsque la trésorerie de la Couronne le permit, les rois de Pologne immatriculèrent beaucoup plus de Cosaques pour du service permanent, et ils les organisèrent en s’inspirant des méthodes des nouvelles armées de l’Europe occidentale. En 1625, il y avait 6.000 « Polonais » inscrits comme Cosaques, organisés en 6 régiments de 1.000 hommes ; chaque régiment était commandé par un colonel et subdivisé en centuries sous les ordres d’un centurion.
L’immatriculation (ou l’enregistrement) n’était pas seulement un moyen de lever des soldats ; en nommant les officiers et en offrant aux plus courageux des récompenses sous forme de terres, de titres et de privilèges spéciaux, les rois de Pologne pouvaient apprivoiser la masse indisciplinée de la communauté cosaque de l’Ukraine. Les 6.000 Cosaques inscrits sur les registres de l’armée ne représentaient que le dixième de tous les Cosaques aptes à servir, et l’érosion progressive des libertés des neuf autres dixièmes — ou de ceux qui ne fuirent pas pour rejoindre leurs camarades de la Sitch zaporogue — n’allait pas tarder à créer un foyer de révolte en Ukraine.
La Moscovie elle aussi employa des Cosaques « de ville » à titre individuel, mais elle recruta également des soldats parmi les Cosaques libres. En 1552, un certain nombre de ces derniers — sans doute les mêmes « brigands » qui avaient causé tant d’embarras à la Moscovie dans ses relations pacifiques avec les Tatars — avaient aidé Ivan le Terrible à s’emparer de Kazan. Ils servirent le Tsar à Astrakhan et pendant la campagne livonienne de 1579. La Moscovie recruta aussi des Cosaques ukrainiens, dont 500 d’entre eux combattirent pour elle contre le roi de Pologne à Pskov en 1581.
Le gouvernement moscovite négociait les conditions de service par l’intermédiaire des atamans cosaques; il traitait avec eux tout à fait comme un industriel traite avec des délégués syndicaux. En échange de ces services, les communautés cosaques recevaient du salpêtre et du plomb, de l’argent, du grain, de la vodka et d’autres approvisionnements. Plusieurs accords de ce genre furent conclus avec les Cosaques du Don ou du Yaïk entre 1571 et 1600, et l’engagement de Cosaques par les Tsars pour des campagnes particulières devint bientôt une pratique courante qui procurait à diverses communautés libres une source régulière de revenus. Mais il n’y eut pas d’immatriculation comme celle que les Polonais avaient instaurée auprès de leurs Cosaques en Ukraine. L’ambassadeur de Moscovie en Turquie qui alla voir les Cosaques du Don en se rendant à Constantinople en 1592 leur demanda, plus qu’il leur commanda, de vivre en paix avec la garnison turque d’Azov  ; lorsque le Tsar essaya de mettre à la tête de leur contingent militaire un homme à lui, Pierre Khrouchtchev, les Cosaques répliquèrent : « Nous avons déjà servi le Tsar, mais jamais sous un autre chef que l’un des nôtres. Nous serons heureux de servir sous les ordres de nos propres chefs, mais pas sous les ordres de Khrouchtchev » (39).

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