Helléniste française de renom
international, membre de l’Académie Française, Jacqueline de Romilly est
décédée en 2010. Quelques mois avant sa mort, elle écrivit (ou plutôt
dicta) cet essai qui répondait à son triste constat quant à la réalité
de notre époque : le niveau culturel baisse inexorablement et les textes
antiques ne sont plus lus. Or, pour l’auteure, il est impératif de se
ressourcer auprès de ces grands textes afin d’y trouver les réponses sur
nous-mêmes et de préparer notre futur car « nous vivons une époque
d’inquiétude, de tourments, de crise économique, et –par suite- de crise
morale ». Cette louable préoccupation, qu’on retrouvait également chez
Dominique Venner, explique pourquoi je me suis intéressé à cet ouvrage
dont je vais tenter d’extraire plus bas les aspects qui m’ont le plus
marqué.
1. Que signifie, pour les
auteurs grecs de l’époque de Périclès (Vème siècle avant JC), cette
idée, exprimée pour la première fois sans doute, de grandeur de
l’homme ?
Jacqueline
de Romilly se base ici sur Sophocle et surtout Thucydide où elle décèle
les éléments d’une sagesse politique tendant à des vérités valables
pour le présent mais aussi l’avenir.
La grandeur de l’homme s’entend comme
l’agrégat de plusieurs éléments: en plus de l’intelligence et de
l’ingéniosité propres aux hellènes, c’est ce sentiment que la nature
humaine dans ce qu’elle a de plus « humain » (égoïsme, paresse, passions
–au mauvais sens du terme- diverses) se doit d’être dominée. « La
grandeur de l’homme, nous dit effectivement J. de Romilly, c’est de
s’élever contre sa nature ».
Dans sa Guerre du Péloponnèse,
Thucydide faisait justement remarquer que nombre des acteurs politiques
de l’époque étaient souvent mus par de bas mais très humains motifs
personnels au lieu de rechercher avant tout le bien commun. Il
soulignait par ailleurs que Périclès, à la différence de ceux-là, était
honnête et incorruptible. Il disait la vérité au peuple et cherchait à
le guider pour le bien de la cité. Voilà ce qu’est un dirigeant
valable : un homme rempli de qualités morales qui fera rejaillir
celles-ci chez le peuple qui a besoin de tels meneurs. Seul, le peuple
ne peut en effet ni dominer sa nature ni tendre vers le supérieur car il
lui manque des responsables exemplaires, disposant de hautes vertus, et
donc, capables de le conduire vers davantage de grandeur. En effet, le
peuple est trop marqué par sa nature profonde, sa légèreté et son manque
de réflexion (il est ainsi capable de s’enthousiasmer facilement pour
le premier démagogue venu), pour évoluer sans guides. Toute réussite
politique est donc le fruit de la recherche du bien commun couplé à une
morale forte. Elle implique la rencontre d’esprits éclairés et d’une
base réceptive.
D’ailleurs, les points principaux de
l’idéal politique de Périclès se retrouvent chez Thucydide (dans son
oraison funèbre des morts, Livre II) : le respect des gens et de la loi,
l’absence de trop de coercition, la participation à la vie publique
(tout en ayant une vie privée), la célébration des fêtes, le respect des
morts et de leur gloire passée, le courage et le dévouement à la cité.
Cet ensemble de rites et de vertus cimentent la communauté dans la
recherche du bien pour le plus grand nombre. Les citoyens sont donc
fiers, responsables et peuvent mener un mode de vie éclairé par la
liberté, ce qui les mène sur les chemins de la grandeur.
On pourrait par ailleurs ajouter à ce
tableau idéal les idées que l’auteure n’évoque que trop rapidement : la
morale qui perle à cette époque à propos de la solidarité, de
l’indulgence et du pardon ou encore ce qu’on retrouve dans Socrate et
Platon qui, d’un point de vue religieux, placent le but de l’homme dans
son « assimilation à Dieu »…
2. En quoi la figure du héros tragique nous aide à mieux cerner ce qu’est la grandeur de l’homme ?
Se basant également sur les tragédies de
la même époque se rapportant aux héros grecs, la grande helléniste nous
montre un autre aspect de cette grandeur de l’homme à travers l’étude
de leur sort. Dans les tragédies d’Eschyle ou d’Euripide, les héros et
leurs proches sont tous frappés de désastres et souffrent allégrement.
Bien sûr, des personnages aussi différents qu’Œdipe ou Médée sont très
souvent emportés par leurs passions, la première tue ses enfants pour se
venger de Jason et le second (chez Euripide) tue toute sa famille.
Pourtant, et ce point est fondamental, ils ne sont que des victimes de
la volonté divine. Les dieux, par châtiment ou hostilité, inspirent
démesure, folie ou actes insensés aux hommes et aux héros qui subissent
cet « égarement » qu’ils craignent au plus haut point tant il est une
menace pour leur dignité et leur grandeur. C’est un fait, l’homme (ou le
héros qui est une sorte de demi-dieu) est fragile, voire minuscule face
aux dieux.
Pourtant, même abattu ou humilié, le
héros ne perd pas de sa grandeur. Le malheur le rend encore plus grand à
nos yeux car il n’est pas synonyme d’abandon. Il prouve que le héros de
la tragédie est prêt à tout pour atteindre son but : il accepte les
épreuves et le sacrifice ultime : la mort.
Le spectacle répété des tragédies
amenait ainsi le public à accéder à un monde de grandeur où se déroulait
ce que Jacqueline de Romilly appelle « la contagion des héroïsmes ». La
grandeur des héros pénétrait les habitudes de pensée des Grecs et
influait sur leurs esprits et leurs idéaux. Savoir se sacrifier alors
qu’on sait n’être que fragilité face aux dieux magnifie d’autant plus,
chez l’homme, sa grandeur. D’ailleurs, l’exemple d’Ulysse qui fait face
au courroux de Poséidon et à mille autres dangers le montre bien.
Les grecs n’étaient pas des optimistes
béats et avaient bien conscience que l’homme mène une vie difficile où
les épreuves et les pièges sont légions, avant tout à cause de sa
fragilité et de sa nature intrinsèque. Pourtant, ils avaient fait le
choix de dominer cela et de se vouer à un idéal supérieur, durable et
beau, atteignable seulement par un travail constant sur soi impliquant
efforts et triomphe de la volonté. Ils nous montraient un chemin, un
élan intérieur, que nous devrions chacun essayer de suivre avec ardeur
car tendre vers cette grandeur est un désir que nous nous devons de
poursuivre en tant qu’Européens conscients de notre héritage et désireux
de construire notre avenir. Car notre premier travail, il est à faire
sur nous-mêmes. Et nous sommes notre premier ennemi.
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