dimanche 20 avril 2014

Bernanos et le sentiment de la patrie

« On a substitué au sentiment de la patrie la notion juridique de l’Etat. Aucun homme de bon sens ne saurait, naturellement, traiter l’Etat en camarade. On a volé aux Français sinon la Patrie, du moins l’image qu’ils en avaient dans le cœur. Se former une image de l’Etat n’est certes pas à la portée des pauvres diables. Autant leur demander de se faire une idée de l’Eglise sans le Christ et les Evangiles – sorte de spéculation réservée aux initiés maurrassiens. – On a volé la Patrie aux bonnes gens, et ce n’est pas là une expression poétique, car il serait très facile de la remplacer par quelque autre beaucoup plus terre à terre. Les bonnes gens ont de moins en moins l’occasion de prononcer le nom de leur pays avec un certain accent – celui qu’ils prenaient jadis pour répéter entre eux la phrase traditionnelle, l’exclamation familière à tous les pauvres types embêtés par les puissants de ce monde : « Ah ! si le roi savait ! » - « Si la France savait ! » est une espèce d’appel empathique à l’Histoire, totalement hors de la portée des pauvres types. « Si l’Etat savait ! » aurait plutôt un sens sinistre, car les pauvres types savent que l’Etat n’intervient jamais que pour réclamer la part du lion, ne s’agirait-il que d’une modeste croûte de pain. 
On a volé leur patrie aux Français aux Français, on la leur a littéralement arrachée des mains, et si ce fait semble continuer à passer presque inaperçu des bourgeois, c’est qu’ils ont moins besoin que les bonnes gens d’une expérience concrète de la patrie, leur sensibilité est faite aux abstractions. Ils conviendront aisément, par exemple, qu’on a volé aux Français leurs provinces, mais ils ne se demanderont pas, ou ils se demanderont rarement, si l’on n’a pas privé ainsi les bonnes gens d’une fidélité intermédiaire indispensable. Qu’un cataclysme anéantisse demain, avec toute vie paroissiale, les curés, les petites sœurs et généralement tout ce qui permet à l’Eglise d’exercer son ministère de charité, ils trouveraient sans doute extraordinaire que le peuple perdît jusqu’au souvenir du nom chrétien, ils l’inviteraient gravement à méditer sur les fondements de l’Ordre catholique romain, à lire et à relire le célèbre préface de M. Charles Maurras. 
On a volé leur patrie aux Français, je veux dire qu’on la leur a rendue méconnaissable. Elle n’évoque même plus pour eux l’idée d’honneur ou de justice – car l’Etat ne connaît ni honneur ni justice – elle a la face austère du Devoir, du Devoir absolu, de la Summa Lex, impitoyable aux pécheurs. La France ne ressemble plus aux Français, elle n’a ni leurs vertus ni leurs vices, ni aucun de ces défauts qui leur sont plus chers que leurs vices ou leurs vertus, elle ne parle même pas leur langage, elle ne dit rien, elle est l’idole muette d’un peuple bavard. L’Etat s’est substitué à la Patrie comme l’administration cléricale se serait substituée, depuis longtemps – si Dieu n’y mettait ordre – à la moribonde Chrétienté. Et les courtiers de ce troc, les légistes crasseux de la Renaissance, barbouillés de grec et de latin, ont mené l’opération avec toute la clairvoyance de la haine. Car ils haïssaient l’ancienne France, ils dédaignaient son idiome, ils méprisaient ses mœurs, ses arts, sa foi, ils l’eussent donnée tout entière pour la moindre des républiques transalpines – la France moderne a été faite par des gens qui tenaient l’ancienne en mépris ».

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