À
en croire l'historien Jacques Le Goff, l'histoire c'est comme les
rognons. On nous l'a longtemps servie en émincé, « découpée en tranches
». Mais il faudra s'habituer à être plus sobre dans la découpe, car les
constantes l'emportent toujours sur les Révolutions.
Depuis son vieux livre toujours d'actualité sur Les intellectuels au Moyen-Âge (1re éd. 1957), Jacques Le Goff a beaucoup travaillé à faire sortir ledit Moyen-Âge de l'ostracisme et du discrédit où il avait été jeté. Il fallait en finir avec les Dark Ages colportés par les Anglais. Pris au piège de cette appellation sinistre, les historiens d'Outre-Manche n'y vont toujours pas avec le dos de la cuiller en matière de Moyen Age. Ainsi R.C. Davis et E. Lindsmith commencent-ils leur essai sur la Renaissance par ces mots : « Cinq siècles après avoir illuminé le paysage culturel de l'Europe, la Renaissance continue d'apparaître comme le printemps de la modernité, le moment où les peurs et les folies du Moyen-Âge firent place à l'Espérance. » Fermez le ban ! Ce texte a été traduit en français en... 2011. Bref les historiens n'ont toujours rien compris.
Une prodigieuse opération de communication
Spéciale dédicace à ces enfumeurs de Dark Ages, dans le livre foisonnant de Jacques Le Goff, nous avons droit à quelques pages sur Shakespeare (1564-1616) que l'on découvre en auteur... médiéval. Du Moyen-Âge il est complètement, d'abord par ses personnages, par son langage, et puis par le projet littéraire qui fait revivre Richard II, Richard III, Hamlet etc., bref tout le Moyen-Âge anglais.
Il y a, c'est vrai, une extraordinaire modernité du Moyen-Âge... Que ce soit du point de vue des grandes inventions (l'horloge, la boussole, le gouvernail d'étambot), des techniques agricoles (le soc de charrue en métal et le cheval comme animal de trait), de la conception de l’État, du développement des théories économiques, de l'invention du Codex remplaçant les rouleaux
antiques trop difficiles à consulter, on peut dire que les médiévaux ont tout inventé. La Renaissance ? Pour Jacques Le Goff, ce n'est qu'une des renaissances (la plus importante sans doute) qui ait ponctué le Moyen-Âge, période que l'on peut étendre sans inconvénient jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
Quant aux raisons des médiévistes classiques en faveur d'une dialectique Moyen-Âge-Renaissance, elles tiennent à une prodigieuse opération de communication, orchestrée par Pétrarque au XIVe siècle et reprise, pour la corporation, par les artistes du siècle suivant. Plus tard, c'est le lyrisme très subjectif de l'historien français Jules Michelet qu'il faut mettre en cause. C'est lui qui a opposé le Moyen-Âge et la Renaissance dans une sorte de téléologie de la Modernité attendue, Modernité dont la Renaissance du XVe siècle, dans une sorte de lecture rétrospective, serait comme la première épiphanie.
Pour Jacques Le Goff, la modernité est avant tout histoire d'épistémologie : c'est « le rationalisme plus ou moins irréligieux » qui caractérise l’Âge moderne dont l'Encyclopédie de Diderot est comme le Manifeste. Rien à voir avec la dite renaissance, qui est une époque éminemment religieuse, en ce sens beaucoup plus en symbiose avec les siècles précédents que nous ne l'imaginons.
Un regret : que ni Jacques Heers (auteur de Le Moyen-Âge cette imposture), ni Régine Pernoud (Lumière du Moyen-Âge), ni Jean Gimpel (auteur dès 1975 de La Révolution industrielle du Moyen-Âge) ne soient cités à l'appui de thèses qui sont somme toute moins révolutionnaires qu'elles ne veulent le paraître.
Joël Prieur monde & vie 4 février 2014
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment couper l'histoire en tranches ? éd.du Seuil 2014
Depuis son vieux livre toujours d'actualité sur Les intellectuels au Moyen-Âge (1re éd. 1957), Jacques Le Goff a beaucoup travaillé à faire sortir ledit Moyen-Âge de l'ostracisme et du discrédit où il avait été jeté. Il fallait en finir avec les Dark Ages colportés par les Anglais. Pris au piège de cette appellation sinistre, les historiens d'Outre-Manche n'y vont toujours pas avec le dos de la cuiller en matière de Moyen Age. Ainsi R.C. Davis et E. Lindsmith commencent-ils leur essai sur la Renaissance par ces mots : « Cinq siècles après avoir illuminé le paysage culturel de l'Europe, la Renaissance continue d'apparaître comme le printemps de la modernité, le moment où les peurs et les folies du Moyen-Âge firent place à l'Espérance. » Fermez le ban ! Ce texte a été traduit en français en... 2011. Bref les historiens n'ont toujours rien compris.
Une prodigieuse opération de communication
Spéciale dédicace à ces enfumeurs de Dark Ages, dans le livre foisonnant de Jacques Le Goff, nous avons droit à quelques pages sur Shakespeare (1564-1616) que l'on découvre en auteur... médiéval. Du Moyen-Âge il est complètement, d'abord par ses personnages, par son langage, et puis par le projet littéraire qui fait revivre Richard II, Richard III, Hamlet etc., bref tout le Moyen-Âge anglais.
Il y a, c'est vrai, une extraordinaire modernité du Moyen-Âge... Que ce soit du point de vue des grandes inventions (l'horloge, la boussole, le gouvernail d'étambot), des techniques agricoles (le soc de charrue en métal et le cheval comme animal de trait), de la conception de l’État, du développement des théories économiques, de l'invention du Codex remplaçant les rouleaux
antiques trop difficiles à consulter, on peut dire que les médiévaux ont tout inventé. La Renaissance ? Pour Jacques Le Goff, ce n'est qu'une des renaissances (la plus importante sans doute) qui ait ponctué le Moyen-Âge, période que l'on peut étendre sans inconvénient jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
Quant aux raisons des médiévistes classiques en faveur d'une dialectique Moyen-Âge-Renaissance, elles tiennent à une prodigieuse opération de communication, orchestrée par Pétrarque au XIVe siècle et reprise, pour la corporation, par les artistes du siècle suivant. Plus tard, c'est le lyrisme très subjectif de l'historien français Jules Michelet qu'il faut mettre en cause. C'est lui qui a opposé le Moyen-Âge et la Renaissance dans une sorte de téléologie de la Modernité attendue, Modernité dont la Renaissance du XVe siècle, dans une sorte de lecture rétrospective, serait comme la première épiphanie.
Pour Jacques Le Goff, la modernité est avant tout histoire d'épistémologie : c'est « le rationalisme plus ou moins irréligieux » qui caractérise l’Âge moderne dont l'Encyclopédie de Diderot est comme le Manifeste. Rien à voir avec la dite renaissance, qui est une époque éminemment religieuse, en ce sens beaucoup plus en symbiose avec les siècles précédents que nous ne l'imaginons.
Un regret : que ni Jacques Heers (auteur de Le Moyen-Âge cette imposture), ni Régine Pernoud (Lumière du Moyen-Âge), ni Jean Gimpel (auteur dès 1975 de La Révolution industrielle du Moyen-Âge) ne soient cités à l'appui de thèses qui sont somme toute moins révolutionnaires qu'elles ne veulent le paraître.
Joël Prieur monde & vie 4 février 2014
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment couper l'histoire en tranches ? éd.du Seuil 2014
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