Courant est-il d’attribuer aux forces politiques de gauche
une culture particulière de la rue et de ses représentations :
manifestations et émeutes se bousculent ainsi dans l’imaginaire national
comme symboles d’un activisme entré dans les mœurs de la gauche.
La Commune de 1871, les cortèges syndicaux du 12 février 1934, les
éclatements populaires de 1936 et les événements de mai 1968 martèlent
ainsi nos mémoires et contribuent à faire oublier que si la gauche
acquis certaines de ses gloires sur le pavé, ce fut bien pourtant la
droite qui usa copieusement de ce moyen de pression à l’encontre du
pouvoir politique : au centre de cette affirmation réside
l’efflorescence des ligues de l’entre-deux-guerres, les imposants
cortèges du boulangisme (1885-1889), la défense de l’école libre en 1984
ainsi que les récents mobilisations de la Manif’ Pour Tous. Mais s’il
est encore trop tôt pour clairement percevoir les conséquences des
récentes manifestations sociales, l’Histoire célèbre néanmoins les 80
ans d’un événement associé aux droites françaises et qui, au soir du 6
février, faillit bien emporter la IIIe République.
I. Un climat politique en ébullition
Depuis la fin de la Grande Guerre le climat international se
manifeste par une montée des régimes autoritaires : alors que le coup
d’État marxiste d’octobre 1917 soude les droites parlementaires dans la
crainte de l’extension du bolchevisme, les fascistes accèdent au pouvoir
italien en 1922 (marche sur Rome) tandis que l’amiral Horthy établit la
dictature en Hongrie dès août 1919. En 1923, le général Miguel Primo de
Rivera exécute un pronunciamiento débouchant sur un Directoire
militaire alors qu’en 1928 António Salazar obtient les pouvoirs
extraordinaires au Portugal. Un an plus tard, le roi Alexandre Ier érige
son autocratie sur la Grèce. En 1930 la République dominicaine est
dominée par le pouvoir sans partage de Rafael Trujillo. L’Allemagne suit
ce chemin en 1933, la Bulgarie en 1934, à la fois la Roumanie
(dictature carliste) et l’Autriche (Anschluss) en 1938, et l’Espagne en
avril 1939. Alors les démocraties n’apparaissent-elles plus que comme
des îlots de liberté.
De nombreuses ligues et formations politiques françaises se créent
afin de faire barrage à la montée du communisme et de critiquer un
régime parlementaire qu’elles jugent trop faible face au péril rouge : à
cet égard signalons-nous le départ de Marcel Déat de la SFIO et le
réformisme engageant par lequel se signale André Tardieu. En ce climat
de tension idéologique où les frontières politiques semblent poreuses
(voir le Cercle Proudhon et le parcours de Georges Valois) s’établissent
plusieurs acteurs aux fins politiques différentes : au premier rang
d’entre-eux Charles Maurras, royaliste ayant juré la perte de la
République. Son organisation, l’Action Française, tient un journal tiré à
cent mille exemplaires et qui, à l’aide d’une rare violence verbale,
entretient un climat d’hostilité à l’égard du régime. Mais, loin de là,
l’Action n’est pas l’unique formation à prospérer sur le terreau de
l’époque, d’autant que sa condamnation par le pape intervenue en 1926
lui porte un coup dur. Toutefois les royalistes disposent-ils encore en
1934 d’une grande force de frappe.
Viennent ensuite les Jeunesses Patriotes fondées en 1924 par Pierre
Taittinger, un des derniers députés bonapartistes de la IIIe république
et élu en 1919 en Charente-Inférieure. Dotés d’une vague doctrine et
revêtues d’un uniforme (une chemise bleue par opposition à la chemise
rouge des sections socialistes de la jeunesse), les membres de cette
ligue désirent un État fort et efficace couplé à un recours régulier à
la souveraineté populaire par le biais du référendum-plébiscite. Mais si
cette organisation bonapartiste s’inspire du fascisme italien, cette
imitation ne se borne qu’à de pures formes : la ligue assure notamment
le service d’ordre durant les défilés et les réunions des autres partis
de droite. Taittinger temporise l’activisme de sa structure politique
quand intervient en 1926 la victoire des droites traditionnelles ce qui
lui permet de survivre jusqu’en 1932, date de la victoire électorale du
Cartel des Gauches. En 1934 Pierre Taittinger recueille un maximum de
cent mille membres.
Il convient également de présenter la Solidarité Française, un
groupement de citoyens unis par le parfumeur milliardaire François Coty
et fondé en 1933. Celui-ci tient un journal populiste vendu dix centimes
et nommé L’ami du peuple. Coty finance d’autres ligues, comme « Le Faisceau » de Georges Valois et les « Croix de Feu ».
Organisation anticommuniste de masse regroupant près d’un million
d’adhérents et préfigurant le Parti Social Français, les Croix de Feu,
ouverts initialement aux seuls décorés du conflit, ont fini par
s’élargir à tous les combattants tout en érigeant un certain nombre de
filiales comme les Volontaires nationaux (dont sera membre, pendant
trois ans, François Mitterrand). Le lieutenant-colonel de la Rocque,
ancien combattant catholique de la Première Guerre mondiale élevé au
rang de Commandeur de l’ordre de la Légion d’Honneur, et dont le culte
de la personnalité prévaut au sein des Croix de Feu, n’est pas a
contrario de ses voisins nationalistes un ennemi du système républicain :
ni fasciste ni monarchiste, La Rocque souhaite établir en France un
régime républicain inédit qui soit à la fois autoritaire,
social-chrétien et paternaliste. « Nous n’appartenons à personne.
Les imitations fascistes ou national-socialistes, en imposant à la
France un régime contraire à ses aspirations, à son génie, contraire au
respect de la personnalité, la jetteraient immanquablement dans les
horreurs de la révolution rouge » dit-il.
II. Le scandale Stavisky et ses répercussions
L’affaire Stavisky s’amorce en décembre 1933. Serge-Alexandre
Stavisky, escroc originaire de Russie, s’attaque aux financiers et aux
hommes politiques de haut rang. Sa magouille la plus brillante demeure
celle du crédit municipal de Bayonne : l’on découvre ainsi que l’escroc
en question était parvenu à dépouiller une partie de l’argent communal
en ouvrant un crédit municipal alors que, pour ce faire, cela suppose
une autorisation du maire. Cela signifie-t-il que le premier magistrat
de Bayonne est mouillé dans une affaire de détournement ? Pour la presse
la réponse est incontestable, aussi lorsque la nouvelle du décès de
Stavisky, réputé suicidé dans un châlet de Chamonix, s’épanche dans le
pays, les journaux tournent-ils en dérision le corps politique : « Un trépas opportun » titre le Figaro, tandis que le Canard enchaîné ajoute « Stavisky s’est suicidé d’une balle de revolver qui lui a été tiré à bout portant ».
Les radicaux sont particulièrement visés. Aussi tout le mois de janvier
les troupes de choc de l’Action Française (Camelots du Roi) sont dans
la rue : souvent y sont-elles rejointes par des manifestations du
colonel de La Rocque. Camille Chautemps, chef du Gouvernement, donne sa
démission ; Lebrun se décide à le remplacer par le seul chef radical
encore non-compromis, Édouard Daladier.
Le nouveau président du Conseil décide d’éloigner de la capitale le
préfet de police de Paris Jean Chiappe, et pour cela le promeut préfet
de la province du Maroc le 3 février. Mais Daladier se heurte au refus
de son préfet de police, qui proteste par une lettre dont les journaux
relatent quelques extraits : « Je ne puis, pour faciliter une
opération politique, car il n’est pas d’autres mobiles à votre décision,
vous sacrifier ma réputation personnelle et le prestige que j’étais
parvenu à donner à mon poste et à mon titre. L’inexplicable promotion
qui m’est trop généreusement offerte n’est, à mes yeux, qu’une mesure de
défiance. C’est pourquoi je vous oppose mon refus… ».
Qu’à cela ne tienne : Daladier se décide à le révoquer purement et
simplement dès le lendemain. L’argument officiel du nouveau Gouvernement
est que Jean Chiappe a démontré des négligences (qui d’ailleurs sont
claires) dans le traitement de l’affaire Stavisky. Mais le réel motif
consiste à sanctionner un préfet qui, par populisme ou par réseau,
s’était rapproché des ligues. Quittant la préfecture de police sous
quelques acclamations, Chiappe déclare au Gouvernement : « On me retrouvera dans la rue ».
Le 4 février, La Rocque est à Dunkerque : là-bas le chef des Croix de
Feu prend connaissance de l’acte administratif concernant Jean Chiappe.
Renonçant à se rendre à Marseille le 5, il retourne à Paris le même
jour et place ses anciens combattants en état d’alerte. Le colonel de la
Rocque écrit ensuite au président de la République Albert Lebrun : «
Conscient de mes lourdes responsabilité, j’ai décidé de faire
aujourd’hui descendre dans la rue, pour une manifestation visible, les
irréprochables combattants de première ligne que sont les Croix de Feu ».
Le jour dit, l’organisation para-militaire de La Rocque s’en va,
indépendamment des autres ligues, signifier son mécontentement à partir
de vingt heures, place de la Madeleine. Plusieurs centaines de poitrines
décorées arpentent ensuite la capitale jusqu’à la place de l’Étoile
avant de gagner l’avenue Matignon où retentissent des « Vive La Rocque ! » et des « Daladier, démission ! »
Mais bientôt les gardes républicains à cheval repoussent les premiers
rangs. Certains manifestants jettent alors du sable dans les yeux des
montures qui, se cabrant, renversent leurs cavaliers. L’un d’eux lacère
malencontreusement de son sabre le drapeau républicain : « Sacrilège ! »
s’écrie-t-on à la vue de ce spectacle. Et le garde, dont s’emparent
menu-militari les Croix de Feu, est déculotté et forcé à s’agenouiller
devant le drapeau. Cet incident clos, les troupes de La Rocque se
dispersent dans la nuit et le calme. Le même jour apprend-t-on que
l’UNC, association d’anciens combattants, manifestera le lendemain. Le
royaliste Léon Daudet, le fils du célèbre Alphonse, écrit dans son
éditorial de l’Action Française : « Je peux dire qu’à cette heure-ci nous tenons Paris, nous, royalistes ; demain, nous tiendrons le pays tout entier ». Près de 99 ligues, majeures, mineures, appellent leurs membres à manifester dans toute la France.
III. L’émeute du 6 février
Les journaux du matin annoncent que le Gouvernement essayera
d’obtenir son investiture et ce, sous la protection de la force armée.
Les Croix de Feu de La Rocque prennent position sur la rive gauche où
s’élève l’édifice de la Chambre des Députés. La Rocque, en homme
méfiant, a fait répondre la veille par son secrétaire particulier qu’il
s’est octroyé quelques vacances. Il sait que sa ligne téléphonique est
sur écoute. Vers quinze heures de l’après-midi, la foule de manifestants
déferle en désordre sur la place de la Concorde depuis la rue Royale.
Dès dix-huit heures certaines blessures, sévères pour la plupart
d’entre-elles, sont infligées aux forces de police tandis que l’on
raconte, en ville, que la Chambre est cernée. Aux ligues se joignent
également de nombreux badauds qui, convergeant des quatre coins de
Paris, souhaitent montrer leur écœurement vis-à-vis des dérives du
régime. Certains ministres se lèvent de leur banc pour s’enquérir du
déroulement de la manifestation des ligues. Une barricade tout à fait
sommaire, constituée de chaises et de kiosques à journaux, est élevée du
côté des Tuileries : depuis ce point, des émeutiers lancent des
morceaux de bois et de fonte sur le service d’ordre. Les policiers
blessés sont transférés d’urgence dans le sous-sol de l’Assemblée
nationale transformé en infirmerie tandis qu’on les remplace. Devant les
yeux des parlementaires défilent, un à un, les blessés en uniforme.
L’Union Nationale des Combattants (UNC) souhaite stationner devant le
palais-présidentiel en vue de transmettre au président Lebrun une liste
de revendications et un appel de la France combattante à la propreté du
pays. Malgré les deux barrages de gardes mobiles, la colonne de l’UNC
arpente toujours les rues. Le troisième barrage est en vue : à travers
le choc de la rencontre, des manifestants parviennent à passer et la
colonne perce enfin le barrage. L’avance persiste, et des gardiens de la
paix sont appelés en renfort. Déboulant de chaque côté des rues,
s’infiltrant au beau milieu de la manifestation, les forces de l’ordre
frappent aveuglément avec leurs matraques. Que faire avec des poings
nus, face à des bâtons et des sabres ? Battant en retraite, l’UNC reflue
vers la place de la Concorde, entraînant avec elle des dizaines
d’autres mécontents : des « Marseillaise » s’élèvent de la multitude.
Bientôt, l’obélisque de la Concorde est en vue et l’UNC, à son tour,
s’engouffre dans les mouvements de foule que les policiers, débordés et
en nombre visiblement insuffisant, s’escriment tant bien que mal à
contenir.
De l’autre côté du pont, précisément sur le quai d’Orsay, l’Assemblée
nationale a concentré sur elle toute la rancœur populaire : en face du
barrage du pont un vieil homme la pointe de sa canne, lançant à la volée
« Nous allons les virer en fanfare ! », ce à quoi un jeune royaliste lui réplique « Alors commençons la musique ! »
Et à dix-neuf heures et demie, tandis que des coups de feu espacés
retentissent du côté des Champs-Élysées, des milliers de manifestants,
en majeure partie des Camelots du Roi, se lancent à l’assaut du pont de
la Concorde et se ruent en plusieurs vagues sur le Palais-Bourbon. À
dater de cet instant, le député de la Gironde Philippe Henriot décrit à
sa manière le bal de mort qui s’ensuit : « La nuit était maintenant tout à fait venue. Collant leurs fronts aux vitres, ils [les députés]
la contemplaient, sinistre et froide, comme un ennemi de plus.
Incapables de mater leurs nerfs, avides de se rendre compte par
eux-mêmes du spectacle qu’offrait vraiment la rue, certains faisaient
vingt fois le trajet qui les menait à la terrasse du quai. Un murmure
confus, assourdi et fondu par l’éloignement, venait battre les murs
comme une mer. Les silhouettes silencieuses des gardes se détachaient à
peine de l’ombre. Des sentinelles veillaient partout. Mais pourquoi ce
spectacle ne rassurait-il pas ? Et pourquoi croyait-on deviner jusque
dans leur attitude figée, on ne savait quelle réprobation pour les
hommes qu’ils étaient chargés de défendre ? Parfois, dans ce grondement
de conque, des bruits plus précis émergeaient soudain : un faisceau de
cris s’élevait vers le ciel comme une gerbe de fusées ; le bruit net et
précipité d’une charge de cavalerie semblait une chute de grêle sur
l’immense parvis sonore. Puis tout s’apaisait… Les reins rompus et les
épaules lourdes, les observateurs s’en revenaient d’un pas plus las vers
la lumière crue de l’hémicycle. À la tribune, des orateurs parlaient
dans le vacarme. »
On s’invective, on se menace, et la tempête sur le Palais-Bourbon,
dont l’évolution est rapportée à chaque instant par les huissiers, fait
pâlir les visages des ministres qui, à leur banc, souhaitent quitter les
lieux : ce spectacle réveille les spectateurs qui du haut des tribunes,
observent avec une attention palpable le tragicomique de la scène.
Parmi les observateurs : un jeune homme brun de même pas vingt-trois
ans, Georges Pompidou. Mais à l’extérieur de l’édifice se trouve aussi
l’avocat de droite Jean-Louis Tixier-Vignancour qui souhaite, comme ses
camarades, expulser du Palais-Bourbon les parlementaires présents. Deux
ans plus tard Tixier-Vignancour entrera certes à l’Assemblée… mais comme
député. Henriot là encore nous fait part de sa plume : «
‘Passeront-ils ?’ se demandaient avec une angoisse visible -seule note
comique de ces heures émouvantes- des députés qui se voyaient déjà
saisis, déshabillés, fouettés, jetés à la Seine… On les rassurait :
l’armée renforçait la police. Vingt-deux régiments avaient été alertés
par le Gouvernement : Reims, Angers, Compiègne, Montauban… […]
D’autre part, des avions de bombardement avaient été rassemblés à Orly. À
Satory, le 503e régiment de chars d’assaut devait se diriger sur Paris
avec ses tanks. Le 21e colonial, stationné à la porte de Clignancourt,
avait reçu l’ordre de se tenir prêt à partir avec dix-huit cartouches
par homme et des paquets de pansements. Les unités qui venaient de
province devaient emporter leurs armes automatiques. Tout cela dépassait
singulièrement les mesures préventives prises habituellement devant une
manifestation. L’odeur de la guerre civile chargeait cette atmosphère
et jusque dans l’enceinte de l’Assemblée, les plus sceptiques, ceux même
qui ne voulaient pas l’avouer, la percevaient nettement. La hâte du
Gouvernement était grande d’en finir. »
La manifestation est violente dans la rue Royale (quai des
Tuileries), dont une extrémité débouche sur la place de la Madeleine et
l’autre sur la place de la Concorde. Le café Weber a été transformé pour
l’occasion en hôpital de fortune où les blessés affluent, qu’ils soient
gardiens de l’ordre ou manifestants. De simples curieux se font rouer
de coups par la police. Daladier donne l’ordre par téléphone d’aller
s’enquérir des blessés mais il interdit aux médecins dépêchés sur place
de donner le nom des armes utilisés ainsi que le calibre des balles
extraites. Durant ce laps de temps, au sein de la Société de Géographie,
à Paris, se tient une conférence réunissant des gens du Grand Orient :
plusieurs Camelots du Roi y sont entrés auparavant et chacun d’eux
occupe une place de garde, tous les quatre sièges. Selon Guy Steinbach,
aujourd’hui doyen des Camelots du Roi, « ils essayaient de se sauver
: n’importe quoi pourvu qu’ils puissent partir. Les voir se cavaler
comme ça, je ne l’ai jamais vu. Et pourtant on n’était pas méchant ».
Les ligues de contribuables, du moins celles autoproclamées comme tel,
défilent sur les Champs-Élysées, l’artère traditionnel de la
manifestation de droite, mais ne tournent pas au pont de la Concorde où
chargent indistinctement les monarchistes et bonapartistes, les
communistes (l’ARAC) et les fascistes (Solidarité Française, Parti
franciste) : elles tournent à gauche pour prendre le métro à la
Madeleine et retourner sur les grands boulevards.
À la Concorde un autobus est assailli par les émeutiers qui en
sortent le conducteur. Un homme élégant tente d’y mettre le feu avec des
journaux, sans succès ; un second arrache le réservoir d’essence et y
jette une allumette. Quelques minutes après, le car n’est plus qu’un
gigantesque brasier dont les puissantes flammes s’en vont lécher
l’obélisque où dansent des reflets de feu. Une bagarre éclate sur la
rive gauche, entre Croix de Feu et policiers, pour déboucher sur la
prise complète de la rue de Bourgogne située juste à l’arrière de la
Chambre des Députés, par les ex-combattants : ils y sont deux mille. Un
barrage insuffisant, cinquante gardes mobiles, les empêchent de passer
dans la rue Saint-Dominique qui, une fois prise, permettrait à La Rocque
de transférer ses Croix de Feu sur la place Édouard Herriot où se
trouve une mince porte d’entrée pour pénétrer dans l’enceinte arrière du
Palais-Bourbon. Les actions des Croix de Feu sont ordonnées par leur
chef qui a établi on-ne-sait-où son QG : de là, il recommande par
téléphone tel mouvement et envoie également des estafettes porter des
messages. François de la Rocque prend quelquefois des nouvelles du
déroulement de la manifestation sur la Concorde.
À vingt heures, quatre conseillers municipaux proches des Jeunesses
Patriotes et bardés de leur écharpe tricolore parviennent, après avoir
tant bien que mal franchi les barrages, à entrer à la Chambre, à y
rencontrer Édouard Daladier pour lui demander de cesser le tir contre la
foule ainsi que de démissionner. Refus net de l’intéressé. Déjà
s’était-il murmuré au cours de la journée que si le Gouvernement
refusait de partir, les conseillers municipaux de Paris opteraient alors
pour la constitution d’un Comité de Salut Public à l’Hôtel de Ville.
À vingt heures trente, les gardes à cheval se retirent du combat,
harassés et ensanglantés, la plupart de leurs chevaux mutilés : les
charges de ces derniers sont l’occasion pour certains manifestants
d’user de leurs cannes armées de rasoirs afin de couper les jarrets des
chevaux ; d’autres encore se jettent à la bride pour stopper net le
galop des bêtes, tandis que d’autres encore versent à proximité des
cavaliers de petites billes d’acier dont le but est de faire glisser
leurs montures. À la même heure la consigne du Gouvernement est on ne
peut plus claire : si le barrage du pont de la Concorde est forcé, si le
Palais-Bourbon est livré à la colère des manifestants, la garde
républicaine, dernier rempart, doit impérativement ouvrir le feu. Il est
vingt-et-une heure quand un député pris de panique suggère d’éteindre
les lumières de l’Assemblée afin que les émeutiers croient les
constituants partis : la séance est terminée, Daladier a obtenu son
investiture avec une avance de cent voix.
Bien loin de la place de la Concorde, depuis leur lieu éloigné d’où
néanmoins la rumeur populaire se fait plus grondante, les troupes de La
Rocque, qui sont incontestablement les plus organisées et les plus
nombreuses, attendent les ordres du chef. Or ce chef scrupuleux de la
légalité donne l’ordre de se disperser dans le calme et la nuit : c’est à
cette conduite disciplinée qu’il attribuera le mérite du faible nombre
de blessés, exactement cent-vingt, parmi les Croix de Feu.
Reste donc les ligues dures s’escrimant vainement à briser la
résistance policière afin de se rendre à l’hémicycle. Au moment même où
les ligues s’apprêtent à effectuer une dernière charge qu’elles espèrent
décisive, un homme, le colonel Simon, décide de prendre en main les
opérations : « Ne vous inquiétez pas messieurs, ce sera votre dernière charge »
lance-t-il à l’adresse des gardes à cheval, auxquels il demande de
charger jusqu’à l’entrée de la rue Royale. Prenant la tête d’un
détachement de policiers, Simon va sortir son revolver et autoriser ses
compagnons à tirer à vue (du moins c’est ce que disent les membres de
son escouade qui seront ensuite interrogés par la commission
parlementaire chargée d’enquêter sur le 6 février). Le colonel Simon va,
en vérité, pousser bien plus loin que prévu, et sur toute la longueur
de la rue Royale l’escouade policière et les manifestants vont sans
cesse échanger des balles. Certains civils, blessés, se font ensuite
copieusement rouer de coups, y compris un touriste américain venu
assister à l’émeute : « Fous-le dans la Seine, ça fera un salaud de moins ! »
crie le service d’ordre. Tout manifestant en vue se voit infligé un
tir. Bien vite la place de la Concorde se trouve déblayée de toute
velléité populaire : la Chambre des députés est définitivement sauvée.
IV. La fin
Le lendemain du 6 février, les journaux se déchirent quant à la
signification à donner aux émeutes ayant ensanglanté Paris alors qu’à
proximité du Palais-Bourbon, plusieurs régiments de militaires affluent
sur les ordres du Gouvernement Daladier. Le peuple de Paris constate les
dégâts. Les forces de l’ordre, encore présentes, se font injurier par
les badauds.
Les enquêtes menées à la va-vite à cette occasion par les
Renseignements Généraux, indiquent que tout est à craindre pour la
stabilité nationale : un armurier parisien, interrogé par la police,
déclare qu’il n’a « jamais vendu autant d’armes que ce matin ».
Le spectre de la guerre civile réapparaît pour la première fois depuis
la Commune de 1871. Il se murmure même que les Croix de Feu ont condamné
le ministre Frot à la peine capitale. Le journal l’Humanité, quotidien affilié au Parti Communiste Français, titre que « Le coup de force fasciste a échoué », la revue Candide lui objectant qu’ « On a tiré sur d’honnêtes citoyens qui réclamaient justice » et l’Action Française déclarant « Après les voleurs, les assassins ». Léon Daudet se déclare « prêt à verser [s]on sang pour l’anéantissement du régime de mort appelé république et pour le Roi qui seul peut nous délivrer ! » Le journal Paris Soir
réclame un changement de Gouvernement afin de sauver la République
alors qu’un écrivain déjà célèbre, Joseph Kessel, livre le récit de
cette sanglante journée : « À la Concorde, je vis un spectacle qui
jamais ne s’effacera de ma mémoire. Les agents étaient massés au milieu
de la place ; contre cette cuirasse humaine battait le flot d’une foule
hurlant ‘Assassins !’ Tous enragés, ils ont rompu les barrages, bousculé
les agents, coupé les jarrets des chevaux et forcé l’entrée du pont
menant à l’Assemblée. Alors, les gardes mobiles ont perdu la tête : ils
ont tiré. » Le Populaire, organe de presse de la SFIO, relate un moment critique de la manifestation en disant qu’il s’agissait d’ « une vague hurlante de manifestants part[ant] à l’assaut du pont de la Concorde. […] Les gardes à cheval qui, seuls maintenant, [devaient] assurer la défense du pont, [furent] débordés et contraints de se replier vers le Palais Bourbon. »
S’agissant de la droite nationaliste, La Rocque est désormais perçu
comme un traître qui, s’il s’était décidé à lancer ses anciens
combattants sur le Palais-Bourbon, aurait aisément pu l’envahir puisque
protégé par un service d’ordre très insuffisant : devant la commission
d’enquête parlementaire, Léon Blum avoue que si la colonne des Croix de
Feu, sur la rive gauche, s’était décidé à pénétrer dans l’enceinte de
l’Assemblée, les barrages de police n’auraient pu tenir le choc.
Daladier, désœuvré, reçoit Léon Blum qui lui conseille de rester et de faire face, alors que son propre ministre de l’Intérieur Eugène Frot opte pour la démission. Le président du Conseil, déclarant qu’il se refuse à faire davantage couler le sang, remet finalement sa lettre de démission au président de la République Albert Lebrun.
Daladier, désœuvré, reçoit Léon Blum qui lui conseille de rester et de faire face, alors que son propre ministre de l’Intérieur Eugène Frot opte pour la démission. Le président du Conseil, déclarant qu’il se refuse à faire davantage couler le sang, remet finalement sa lettre de démission au président de la République Albert Lebrun.
Le 9 février, le Parti Communiste appelle à son tour à descendre dans
la rue. En dépit d’une résistance forcenée des manifestants qui
dressent en plusieurs points des barricades y compris devant l’église
Saint-Ambroise (à proximité du boulevard Voltaire), malgré le soutien
apporté par certains locataires ouvriers n’hésitant pas à jeter sur les
gardiens de la paix des pots de chambre et des pots de fleurs, l’émeute
est matée elle aussi. Néanmoins les revolvers ont été dégainés des deux
côtés des barricades et un policier a le crâne ouvert. Le 12 février,
quatre cortèges de la SFIO, de la CGTU, du PCF et de la CGT (alors très
proche de l’Internationale Ouvrière) finissent par se réunir, regroupant
cent mille à cent-cinquante mille personnes : c’est la première
esquisse du Front Populaire surnommé à l’époque Front Commun, qui
remportera les élections générales de 1936 propulsant Léon Blum à la
présidence du Conseil.
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