Gustave
Thibon, philosophe catholique du XXe siècle, fut toute sa vie empreint
d’une forme assez particulière d’anarchisme. Dès son enfance, dit-il
souvent, il a conjugué sa grande curiosité avec une nette tendance à
l’insoumission.
Dès lors, il semble presque évident que ce personnage, très contrasté et profond, ait flirté avec le thème de la révolution.
Quoi de mieux pour commencer une longue vie au service de la foi et de la vérité que d’avoir eu pour maîtres, non pas l’école de la République de cette fin de la IIIe République, mais des livres de toute sorte.
Ses modèles ne furent pas les hussards noirs de la République, mais les trésors de la bibliothèque d’un voisin, à Saint-Marcel-d’Ardèche.
« J’eus le bonheur d’avoir un voisin qui laissa à ma disposition une bonne bibliothèque. J’emmagasinai philosophie, mathématiques, langues étrangères, latin, un peu de grec, jusqu’à une crise suscitée par le surmenage, qui a brisé quelque chose en moi, et ne m’a plus permis d’avoir une seule journée d’euphorie. » [1]
On a souvent dit de lui qu’il était un autodidacte parce qu’il avait plus appris auprès des penseurs qu’il lisait tout seul qu’à l’école, lieu qu’il avait d’ailleurs rapidement abandonné. Certes, il n’est jamais entré en Université, mais sa curiosité l’a conduit à prendre pour mentors tous ces auteurs de l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle, de Jules César à Nietzsche, en passant par Platon, Hölderlin ou Cervantès[2]. Il fut d’ailleurs lecteur de ces auteurs dans leur langue originale. Le latin, le grec, l’espagnol, l’italien et l’allemand sont tout autant des langues qu’il put apprendre seul ou auprès de personnes rencontrées lors de ses voyages[3].
En somme, il reçut plus une libre éducation qu’une instruction libre.
Déjà, dans ses jeunes années, G. Thibon montrait une certaine tendance à l’inhabituel, à la provocation sinon à l’indépendance. Il n’est pas étonnant d’apprendre, dans ses écrits où il évoque sa jeunesse, qu’il quitta la foi catholique pour l’agnosticisme vers l’âge de 14 ans avant d’y retourner dans la vingtaine.
Pour bien des gens de l’époque, c’était déjà un signe de protestation contre l’ordre et la société, surtout rurale, très marquée par les mœurs et la morale catholique.
Sa vie durant, G. Thibon oscilla entre les extrêmes, entre l’illusion de Dieu et l’urgence du retour de la morale chrétienne, entre le silence et le témoignage, entre le temporel et le spirituel, entre les sens et l’esprit.
« Deux instincts coïncident dans mon esprit : l’un (qui tient à mon tempérament) et qui tend vers la révolte, le non-conformisme, et l’autre (qui procède de ma raison) qui adhère à l’ordre et à la tradition. Dans une époque normale, je me sentirais déchiré entre ces deux vocations contradictoires. Mais le malheur des temps fait qu’aujourd’hui elles se confondent. Le désordre et la folie étant installés au pouvoir et dans les mœurs et devenus l’objet d’un nouveau conformisme (conformisme de la révolution en politique, du péché en morale, du néant et de l’absurde en philosophie, etc.), les amants de l’ordre et de la raison se trouvent nécessairement rejetés dans le camp des révoltés. Quel privilège de pouvoir unir dans le même élan l’anticonformisme et le bon sens ! »[4]
Entre 1933, date de la publication de son premier ouvrage intitulé La science du caractère (l’œuvre de Ludwig Klages), et L’illusion féconde, parue en 1995, soit 6 ans avant son décès, G. Thibon n’a eu de cesse d’évoquer l’équilibre et surtout l’harmonie dans l’envie – voire même la nécessité que partagent ou partageaient beaucoup de ses contemporains – pour la révolution en ces temps où la société se putréfie de l’intérieur.
Mais, de paradoxe en paradoxe, d’aphorisme en aphorisme, se dessine une définition de la révolution qui tend moins vers cette agitation de surface, chère à Fernand Braudel, que vers les remous lents et profonds des Cieux et de l’âme.
C’est d’abord dans son ouvrage Diagnostics. Essai de physiologie sociale (1940) que Thibon aborde en profondeur la question de la révolution, dans son chapitre XIV intitulé « la biologie des révolutions. » Cet ouvrage, qui est un recueil de textes écrits entre 1936 et 1939 et réunis par Gabriel Marcel, est assez fondamental pour comprendre le point de vue de G. Thibon à propos des révolutions.
Dans ce chapitre, il réfléchit sur la révolution, non pas de façon générale, mais en tant que « la révolte des masses contre l’autorité, plus précisément le bouleversement social de type démocratique (comme par exemple la révolution française de 1789 ou la révolution russe de 1917) »[5]. Pour lui, les révolutions antiques étaient surtout le fait d’une rivalité de chefs, et elles ne prenaient lieu que dans l’élite. Le peuple, ou l’armée, n’avait finalement qu’un rôle instrumental au milieu d’un conflit de pouvoir.
Pour Thibon, la révolution doit être comparée à une maladie infectieuse. Il reprend d’ailleurs les mots de Jacques Bainville qui aurait « dit quelques part que le peuple français, en commémorant la prise de la Bastille, ressemblait à un homme qui fêterait l’anniversaire du jour où il aurait pris la fièvre typhoïde. » Cette utilisation du terme de fièvre typhoïde d’ailleurs est utile à Thibon qui l’élargit en justifiant que cette fièvre est certes un mal, mais un mal qui possède aussi la capacité de purger et rénover l’organisme, se posant comme prélude à une phase de santé plus pure et plus riche. [6]
Le cœur de son idée est donc d’accepter le fait qu’une révolution ne se réalise pleinement que lorsqu’elle laisse sa place.
« L’expression « bienfaits d’une révolution » implique à la fois la mort de cette révolution et la survie (au moins dans ce qu’il a de conforme aux exigences essentielles de la nature humaine) de l’état social que cette révolution a voulu tuer. »[7]
Ainsi, à la suite de ces propos, Thibon explique que l’idolâtrie révolutionnaire consiste à vouloir « éterniser, comme conforme au bien suprême de l’homme, un régime de purgation et de désintégration, un état de crise. »[8]
La révolution doit être donc appréciée pour sa « vertu purgative, mais non nutritive », en somme comme « toute erreur, toute aberration, tout mal. »[9]
L’idéal de la « révolution permanente » chère à Lénine, ainsi que Gide, apparait alors à ses yeux comme une folie. En tant que maladie, la révolution ne peut fournir « le fondement naturel de la vie de la Cité »[10].
Dans un second temps, il s’intéresse à la fonction des révolutions.
Normalement, dit-il, les révolutions servent à « purger et à assainir un ordre politique plus ou moins caduc et corrompu. » Mais « ces crises révolutionnaires finissent généralement très mal et cèdent la place en mourant à un régime plus impur que le régime qu’elles ont tué. » « La fièvre révolutionnaire peut conduire à une santé parfaite. Mais à condition d’en guérir, – et d’en guérir complètement ! »[11]
Le problème réside donc dans le fait que les sociétés guérissent mal des révolutions.
Ce problème révolutionnaire se pose d’autant plus que la masse tend à vouloir renverser les grands pour faire comme eux, c’est-à-dire participer « au festin de la corruption. »[12]
Pour Thibon, le mal vient donc simultanément d’en haut et d’en bas, des chefs et du peuple. Mais, à ses yeux, ce sont les élites qui ont une responsabilité plus lourde que celle du peuple[13].
Parallèlement à cette réflexion, mais dans son prolongement, Thibon développe le fait que pour le chrétien, la révolution n’est pas une solution :
« Il est une chose à laquelle les chrétiens ne réfléchissent peut-être jamais assez : un Dieu tout puissant, créateur d’un monde si impur, n’a jamais détruit ni recréé ce monde !
Mais les hommes impuissants ne redoutent pas de détruire (…). Il est amèrement instructif de les observer [certains amants de l’humanité] : au nom d’un scandale à supprimer, d’une injustice à réparer, ils n’hésitent pas à trancher les racines millénaires de la vie sociale ; ils provoquent un cancer pour guérir une égratignure ! »[14]
Pour Thibon, « une seule révolution partie d’en bas a vraiment transfiguré l’humanité : le christianisme ».[15]
A partir de ce constat, Thibon développe l’idée selon laquelle s’il doit y avoir une révolution (dont il définira plus loin l’objectif, la finalité), elle ne peut venir que des élites.
En outre, la solution qu’il envisage aux lacunes du pouvoir temporel, n’est pas la révolution ni l’anarchie mais la correction sinon l’avertissement de la part d’une autorité spirituelle. Il cite Joseph De Maistre à ce sujet. Selon lui, entre les excès des oppresseurs et la revanche des opprimés, le spectacle de ces deux abîmes ne doit pas susciter en nous une sorte de désespoir politique. Il existe un chemin de crête par où on échappe, en les dominant, à ces deux gouffres opposés : c’est celui de la réforme mue et dirigée par un haut. Et lorsque le pouvoir temporel manque à sa mission, il faut qu’il soit averti et corrigé, non par l’anarchie des peuples, mais par l’autorité spirituelle. [16]
Mais Thibon signale :
« Le devoir des forces spirituelles, c’est de porter Dieu aux grands et aux masses ; leur pêché, c’est de chercher Dieu tantôt dans les grands, tantôt dans les masses. »[17]
Et conclue en expliquant ce que devraient être les échanges entre les divers organismes sociaux :
« L’inférieur exhaussé vers le supérieur, non pour détruire, mais pour recevoir, et le supérieur incliné sur l’inférieur pour donner, et non pour opprimer. »[18]
Cet ensemble de réflexions est intéressant en bien des points.
Le premier point, qui est d’ailleurs fondamental, est que l’approche thibonnienne de la révolution ne peut être séparée du christianisme. Pour G. Thibon, il est impossible de détacher l’analyse du phénomène révolutionnaire en mettant de côté l’héritage, l’influence, puis la négation du christianisme.
Il l’explique d’ailleurs très bien dans ses Nouveaux diagnostics. Retour au réel, de 1943 :
« Le révolutionnaire, beaucoup plus pauvre que l’homme de la Renaissance, n’attend plus le ciel de la « délivrance » de sa propre personnalité. Mais il est tout aussi ennemi de la transcendance et de la croix, et ce salut qui n’existe que dans le Christ qui est tous les hommes, il le demande à la société, à l’homo collectivus qui n’est personne. Il a besoin d’une rédemption facile, de plain-pied ; il veut être sauvé sans quitter le rez-de-chaussée ou le passage à niveau. Et il prêche la révolution sociale parce qu’il est incapable de révolution personnelle ; il est révolutionnaire à l’extérieur pour se dispenser de l’être en lui-même. La fièvre révolutionnaire surgit ainsi comme une sorte d’ersatz de l’âme altérée d’une impossible conversion. »[19]
Ce passage, qui est issu du chapitre intitulé « Christianisme et mystique démocratique » fut rédigé, non pas pendant le régime de Vichy, mais quelques années avant, en 1937 des mots de l’auteur, et publié une première fois en 1939 dans la Revue catholique des idées et des faits.
C’est à la lueur de ce chapitre qu’apparaît plus distinctement l’ambition de Thibon au sujet du corps social et de la révolution.
En effet, Thibon n’est pas fondamentalement contre le principe révolutionnaire, si tant est qu’elle laisse sa place à une société purgée de ses vices, libérées de membres malades, et prête au développement de ses vertus naturelles. Ce qu’il condamne, par contre, c’est l’absence de révolution intérieure, au profit d’une révolution extérieure où triomphe la loi du nombre et du pouvoir des masses. A ce titre, d’ailleurs, il se revendique comme plus révolutionnaire que « beaucoup d’hommes de gauche » :
« Nous voudrions substituer à la société atomisée des bourgeois et des aspirants bourgeois (Péguy avait déjà souligné cette agonie du vrai peuple) une société organisée où chaque homme puisse déployer, à l’intérieur de ses limites et en communion avec ses semblables (les frontières, à condition qu’on les respecte, sont aussi des traits d’union), une activité vraiment qualifiée et irremplaçable. Nous somme pour l’unité qui rassemble contre le nombre qui disperse. En toute chose, nous voulons subordonner l’avoir à l’être. Il ne nous suffit pas que chacun ait une place, nous voulons encore que chacun soit à sa place. » [20]
L’analyse de Thibon à l’égard de la révolution, dans ce sens précis qu’il donne dans ses premiers Diagnostics publiés par Gabriel Marcel en 1940, se développe donc tout au long de ses publications des années 40 et restent la même tout au long de sa vie.
C’est quelques années avant sa mort, dans les mémoires recueillis et présentés par Danièle Masson, Gustave Thibon, au soir de ma vie (Plon, 1993), qu’il nous est possible de lire un résumé efficace de sa vision de la révolution et des révolutionnaires.
Dans un chapitre au titre évocateur (« Regards sur notre temps »), il aborde les « Mythes et réalités du progrès » et développe « l’une des tares majeures de notre époque », à savoir cette exigences des révolutionnaires qui est de « demander au temps de tenir les promesses de l’éternel. »[21]
Et c’est en guise de conclusion partielle que l’on peut citer dans les quelques dizaines de lignes qui suivent cette sous partie sur les mythes et les réalités du progrès, l’essentiel des thèses avancées par Thibon tout au long de ces années 40, et de son œuvre en général :
« [Les révolutionnaires] veulent purger un ordre politique caduc et corrompu. La fièvre révolutionnaire peut conduire à une santé plus parfaite. Mais à condition d’en guérir. Or, les sociétés enfantées par les révolutions sont généralement pires que celles qu’elles ont détruites. Car la fibre secrète que touchent les meneurs révolutionnaires, c’est la soif, chez l’opprimé, de partager la corruption de l’oppresseur. J’ai horreur des oppresseurs. Et tout autant de la revanche des opprimés. Et je me demande si la prétention de tout reconstruire après une destruction totale n’est pas le masque d’une volonté d’anéantir.
Dieu tout puissant, créateur d’un monde si imparfait, n’a pourtant jamais détruit ni recréé ce monde.
Dans la passion révolutionnaire, il y a une prostitution du christianisme. La béatitude nous est promise dans l’au-delà : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde mais dans l’autre. » Les révolutionnaires la veulent sur cette terre, dussent-ils la promettre, comme Lénine, pour dans mille ans. (…) Le mythe du progrès est une projection caricaturale, dans l’ordre profane et temporel, de la foi et de l’espérance chrétienne. Les révolutionnaires ne songent pas que les limites du progrès sont les limites mêmes de l’homme.
Loin de moi l’idée de nier, au nom de ces limites, tout progrès historique. L’esclave s’est changé en serf, le serf en sujet et le sujet en électeur. La femme, échappant à la tutelle absolue du père de famille, a conquis sa dignité. Les lois de la guerre, du moins avant l’ère des guerres modernes, se sont adoucies. Mais je me demande si le prolétaire moderne, sans lien, sans attaches, nanti d’un bulletin de vote mais courbé sous la férule d’un capitalisme ou d’un étatisme sans entrailles, mène une vie tellement plus humaine que l’esclave antique. »[22]
Ainsi, au-delà de la révolution et des révolutionnaires, Thibon replace dans ces maux – qui dessèchent la société et dont l’envie de les purger se faire sentir – l’urgence de l’équilibre, et surtout de l’harmonie chrétienne qui voit en la société une portée de notes à la hauteur et au son différents. Animées d’une même volonté de conversion (et non de révolution) intérieure, ces personnes pourraient reconstituer un corps social sain, tourné vers une élite temporelle et spirituelle/morale elle-même inclinée vers ce peuple.
Évidemment, Thibon n’exclue pas les tensions, au contraire d’ailleurs puisque son œuvre toute entière en dévoile la nécessité dans l’élévation intérieure.
[1] Au soir de ma vie, PLON, février 1993, page 48.
[2] Ibid, page 16.
[3] Ibid, page 49.
[4] Gustave Thibon, CHABANIS Christian, page 20.
[5] Diagnostics, essais de physiologie sociale, préface de Gabriel Marcel, Paris, Librairie de Médicis, 1940, édition Arthème Fayard, 1985, page 105.
[6] Ibid, page 106.
[7] Ibid, page 107.
[8] Ibid, page 107.
[9] Ibid, pages 108-109.
[10] Ibid, pages 108-109.
[11] Ibid, page 109.
[12] Ibid, page 111.
[13] Ibid, page 113.
[14] Ibid, page 115.
[15] Ibid, page 117.
[16] Ibid, page 120.
[17] Ibid, page 124.
[18] Ibid, page 127.
[19] Retour au réel. Nouveaux diagnostics, H. Lardanchet, 1944, pages 103-104.
[20] Retour au Réel, avant-propos, page XV.
[21] Gustave Thibon, au soir de ma vie, mémoires recueillis et présentés par Danièle Masson, Plon, 1993, page 158.
[22] Ibid, pages 158-159.
Aristide/CNC
http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2014/01/23/thibon-entre-revolution-et-harmonie-5279824.html
Dès lors, il semble presque évident que ce personnage, très contrasté et profond, ait flirté avec le thème de la révolution.
Quoi de mieux pour commencer une longue vie au service de la foi et de la vérité que d’avoir eu pour maîtres, non pas l’école de la République de cette fin de la IIIe République, mais des livres de toute sorte.
Ses modèles ne furent pas les hussards noirs de la République, mais les trésors de la bibliothèque d’un voisin, à Saint-Marcel-d’Ardèche.
« J’eus le bonheur d’avoir un voisin qui laissa à ma disposition une bonne bibliothèque. J’emmagasinai philosophie, mathématiques, langues étrangères, latin, un peu de grec, jusqu’à une crise suscitée par le surmenage, qui a brisé quelque chose en moi, et ne m’a plus permis d’avoir une seule journée d’euphorie. » [1]
On a souvent dit de lui qu’il était un autodidacte parce qu’il avait plus appris auprès des penseurs qu’il lisait tout seul qu’à l’école, lieu qu’il avait d’ailleurs rapidement abandonné. Certes, il n’est jamais entré en Université, mais sa curiosité l’a conduit à prendre pour mentors tous ces auteurs de l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle, de Jules César à Nietzsche, en passant par Platon, Hölderlin ou Cervantès[2]. Il fut d’ailleurs lecteur de ces auteurs dans leur langue originale. Le latin, le grec, l’espagnol, l’italien et l’allemand sont tout autant des langues qu’il put apprendre seul ou auprès de personnes rencontrées lors de ses voyages[3].
En somme, il reçut plus une libre éducation qu’une instruction libre.
Déjà, dans ses jeunes années, G. Thibon montrait une certaine tendance à l’inhabituel, à la provocation sinon à l’indépendance. Il n’est pas étonnant d’apprendre, dans ses écrits où il évoque sa jeunesse, qu’il quitta la foi catholique pour l’agnosticisme vers l’âge de 14 ans avant d’y retourner dans la vingtaine.
Pour bien des gens de l’époque, c’était déjà un signe de protestation contre l’ordre et la société, surtout rurale, très marquée par les mœurs et la morale catholique.
Sa vie durant, G. Thibon oscilla entre les extrêmes, entre l’illusion de Dieu et l’urgence du retour de la morale chrétienne, entre le silence et le témoignage, entre le temporel et le spirituel, entre les sens et l’esprit.
« Deux instincts coïncident dans mon esprit : l’un (qui tient à mon tempérament) et qui tend vers la révolte, le non-conformisme, et l’autre (qui procède de ma raison) qui adhère à l’ordre et à la tradition. Dans une époque normale, je me sentirais déchiré entre ces deux vocations contradictoires. Mais le malheur des temps fait qu’aujourd’hui elles se confondent. Le désordre et la folie étant installés au pouvoir et dans les mœurs et devenus l’objet d’un nouveau conformisme (conformisme de la révolution en politique, du péché en morale, du néant et de l’absurde en philosophie, etc.), les amants de l’ordre et de la raison se trouvent nécessairement rejetés dans le camp des révoltés. Quel privilège de pouvoir unir dans le même élan l’anticonformisme et le bon sens ! »[4]
Entre 1933, date de la publication de son premier ouvrage intitulé La science du caractère (l’œuvre de Ludwig Klages), et L’illusion féconde, parue en 1995, soit 6 ans avant son décès, G. Thibon n’a eu de cesse d’évoquer l’équilibre et surtout l’harmonie dans l’envie – voire même la nécessité que partagent ou partageaient beaucoup de ses contemporains – pour la révolution en ces temps où la société se putréfie de l’intérieur.
Mais, de paradoxe en paradoxe, d’aphorisme en aphorisme, se dessine une définition de la révolution qui tend moins vers cette agitation de surface, chère à Fernand Braudel, que vers les remous lents et profonds des Cieux et de l’âme.
C’est d’abord dans son ouvrage Diagnostics. Essai de physiologie sociale (1940) que Thibon aborde en profondeur la question de la révolution, dans son chapitre XIV intitulé « la biologie des révolutions. » Cet ouvrage, qui est un recueil de textes écrits entre 1936 et 1939 et réunis par Gabriel Marcel, est assez fondamental pour comprendre le point de vue de G. Thibon à propos des révolutions.
Dans ce chapitre, il réfléchit sur la révolution, non pas de façon générale, mais en tant que « la révolte des masses contre l’autorité, plus précisément le bouleversement social de type démocratique (comme par exemple la révolution française de 1789 ou la révolution russe de 1917) »[5]. Pour lui, les révolutions antiques étaient surtout le fait d’une rivalité de chefs, et elles ne prenaient lieu que dans l’élite. Le peuple, ou l’armée, n’avait finalement qu’un rôle instrumental au milieu d’un conflit de pouvoir.
Pour Thibon, la révolution doit être comparée à une maladie infectieuse. Il reprend d’ailleurs les mots de Jacques Bainville qui aurait « dit quelques part que le peuple français, en commémorant la prise de la Bastille, ressemblait à un homme qui fêterait l’anniversaire du jour où il aurait pris la fièvre typhoïde. » Cette utilisation du terme de fièvre typhoïde d’ailleurs est utile à Thibon qui l’élargit en justifiant que cette fièvre est certes un mal, mais un mal qui possède aussi la capacité de purger et rénover l’organisme, se posant comme prélude à une phase de santé plus pure et plus riche. [6]
Le cœur de son idée est donc d’accepter le fait qu’une révolution ne se réalise pleinement que lorsqu’elle laisse sa place.
« L’expression « bienfaits d’une révolution » implique à la fois la mort de cette révolution et la survie (au moins dans ce qu’il a de conforme aux exigences essentielles de la nature humaine) de l’état social que cette révolution a voulu tuer. »[7]
Ainsi, à la suite de ces propos, Thibon explique que l’idolâtrie révolutionnaire consiste à vouloir « éterniser, comme conforme au bien suprême de l’homme, un régime de purgation et de désintégration, un état de crise. »[8]
La révolution doit être donc appréciée pour sa « vertu purgative, mais non nutritive », en somme comme « toute erreur, toute aberration, tout mal. »[9]
L’idéal de la « révolution permanente » chère à Lénine, ainsi que Gide, apparait alors à ses yeux comme une folie. En tant que maladie, la révolution ne peut fournir « le fondement naturel de la vie de la Cité »[10].
Dans un second temps, il s’intéresse à la fonction des révolutions.
Normalement, dit-il, les révolutions servent à « purger et à assainir un ordre politique plus ou moins caduc et corrompu. » Mais « ces crises révolutionnaires finissent généralement très mal et cèdent la place en mourant à un régime plus impur que le régime qu’elles ont tué. » « La fièvre révolutionnaire peut conduire à une santé parfaite. Mais à condition d’en guérir, – et d’en guérir complètement ! »[11]
Le problème réside donc dans le fait que les sociétés guérissent mal des révolutions.
Ce problème révolutionnaire se pose d’autant plus que la masse tend à vouloir renverser les grands pour faire comme eux, c’est-à-dire participer « au festin de la corruption. »[12]
Pour Thibon, le mal vient donc simultanément d’en haut et d’en bas, des chefs et du peuple. Mais, à ses yeux, ce sont les élites qui ont une responsabilité plus lourde que celle du peuple[13].
Parallèlement à cette réflexion, mais dans son prolongement, Thibon développe le fait que pour le chrétien, la révolution n’est pas une solution :
« Il est une chose à laquelle les chrétiens ne réfléchissent peut-être jamais assez : un Dieu tout puissant, créateur d’un monde si impur, n’a jamais détruit ni recréé ce monde !
Mais les hommes impuissants ne redoutent pas de détruire (…). Il est amèrement instructif de les observer [certains amants de l’humanité] : au nom d’un scandale à supprimer, d’une injustice à réparer, ils n’hésitent pas à trancher les racines millénaires de la vie sociale ; ils provoquent un cancer pour guérir une égratignure ! »[14]
Pour Thibon, « une seule révolution partie d’en bas a vraiment transfiguré l’humanité : le christianisme ».[15]
A partir de ce constat, Thibon développe l’idée selon laquelle s’il doit y avoir une révolution (dont il définira plus loin l’objectif, la finalité), elle ne peut venir que des élites.
En outre, la solution qu’il envisage aux lacunes du pouvoir temporel, n’est pas la révolution ni l’anarchie mais la correction sinon l’avertissement de la part d’une autorité spirituelle. Il cite Joseph De Maistre à ce sujet. Selon lui, entre les excès des oppresseurs et la revanche des opprimés, le spectacle de ces deux abîmes ne doit pas susciter en nous une sorte de désespoir politique. Il existe un chemin de crête par où on échappe, en les dominant, à ces deux gouffres opposés : c’est celui de la réforme mue et dirigée par un haut. Et lorsque le pouvoir temporel manque à sa mission, il faut qu’il soit averti et corrigé, non par l’anarchie des peuples, mais par l’autorité spirituelle. [16]
Mais Thibon signale :
« Le devoir des forces spirituelles, c’est de porter Dieu aux grands et aux masses ; leur pêché, c’est de chercher Dieu tantôt dans les grands, tantôt dans les masses. »[17]
Et conclue en expliquant ce que devraient être les échanges entre les divers organismes sociaux :
« L’inférieur exhaussé vers le supérieur, non pour détruire, mais pour recevoir, et le supérieur incliné sur l’inférieur pour donner, et non pour opprimer. »[18]
Cet ensemble de réflexions est intéressant en bien des points.
Le premier point, qui est d’ailleurs fondamental, est que l’approche thibonnienne de la révolution ne peut être séparée du christianisme. Pour G. Thibon, il est impossible de détacher l’analyse du phénomène révolutionnaire en mettant de côté l’héritage, l’influence, puis la négation du christianisme.
Il l’explique d’ailleurs très bien dans ses Nouveaux diagnostics. Retour au réel, de 1943 :
« Le révolutionnaire, beaucoup plus pauvre que l’homme de la Renaissance, n’attend plus le ciel de la « délivrance » de sa propre personnalité. Mais il est tout aussi ennemi de la transcendance et de la croix, et ce salut qui n’existe que dans le Christ qui est tous les hommes, il le demande à la société, à l’homo collectivus qui n’est personne. Il a besoin d’une rédemption facile, de plain-pied ; il veut être sauvé sans quitter le rez-de-chaussée ou le passage à niveau. Et il prêche la révolution sociale parce qu’il est incapable de révolution personnelle ; il est révolutionnaire à l’extérieur pour se dispenser de l’être en lui-même. La fièvre révolutionnaire surgit ainsi comme une sorte d’ersatz de l’âme altérée d’une impossible conversion. »[19]
Ce passage, qui est issu du chapitre intitulé « Christianisme et mystique démocratique » fut rédigé, non pas pendant le régime de Vichy, mais quelques années avant, en 1937 des mots de l’auteur, et publié une première fois en 1939 dans la Revue catholique des idées et des faits.
C’est à la lueur de ce chapitre qu’apparaît plus distinctement l’ambition de Thibon au sujet du corps social et de la révolution.
En effet, Thibon n’est pas fondamentalement contre le principe révolutionnaire, si tant est qu’elle laisse sa place à une société purgée de ses vices, libérées de membres malades, et prête au développement de ses vertus naturelles. Ce qu’il condamne, par contre, c’est l’absence de révolution intérieure, au profit d’une révolution extérieure où triomphe la loi du nombre et du pouvoir des masses. A ce titre, d’ailleurs, il se revendique comme plus révolutionnaire que « beaucoup d’hommes de gauche » :
« Nous voudrions substituer à la société atomisée des bourgeois et des aspirants bourgeois (Péguy avait déjà souligné cette agonie du vrai peuple) une société organisée où chaque homme puisse déployer, à l’intérieur de ses limites et en communion avec ses semblables (les frontières, à condition qu’on les respecte, sont aussi des traits d’union), une activité vraiment qualifiée et irremplaçable. Nous somme pour l’unité qui rassemble contre le nombre qui disperse. En toute chose, nous voulons subordonner l’avoir à l’être. Il ne nous suffit pas que chacun ait une place, nous voulons encore que chacun soit à sa place. » [20]
L’analyse de Thibon à l’égard de la révolution, dans ce sens précis qu’il donne dans ses premiers Diagnostics publiés par Gabriel Marcel en 1940, se développe donc tout au long de ses publications des années 40 et restent la même tout au long de sa vie.
C’est quelques années avant sa mort, dans les mémoires recueillis et présentés par Danièle Masson, Gustave Thibon, au soir de ma vie (Plon, 1993), qu’il nous est possible de lire un résumé efficace de sa vision de la révolution et des révolutionnaires.
Dans un chapitre au titre évocateur (« Regards sur notre temps »), il aborde les « Mythes et réalités du progrès » et développe « l’une des tares majeures de notre époque », à savoir cette exigences des révolutionnaires qui est de « demander au temps de tenir les promesses de l’éternel. »[21]
Et c’est en guise de conclusion partielle que l’on peut citer dans les quelques dizaines de lignes qui suivent cette sous partie sur les mythes et les réalités du progrès, l’essentiel des thèses avancées par Thibon tout au long de ces années 40, et de son œuvre en général :
« [Les révolutionnaires] veulent purger un ordre politique caduc et corrompu. La fièvre révolutionnaire peut conduire à une santé plus parfaite. Mais à condition d’en guérir. Or, les sociétés enfantées par les révolutions sont généralement pires que celles qu’elles ont détruites. Car la fibre secrète que touchent les meneurs révolutionnaires, c’est la soif, chez l’opprimé, de partager la corruption de l’oppresseur. J’ai horreur des oppresseurs. Et tout autant de la revanche des opprimés. Et je me demande si la prétention de tout reconstruire après une destruction totale n’est pas le masque d’une volonté d’anéantir.
Dieu tout puissant, créateur d’un monde si imparfait, n’a pourtant jamais détruit ni recréé ce monde.
Dans la passion révolutionnaire, il y a une prostitution du christianisme. La béatitude nous est promise dans l’au-delà : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde mais dans l’autre. » Les révolutionnaires la veulent sur cette terre, dussent-ils la promettre, comme Lénine, pour dans mille ans. (…) Le mythe du progrès est une projection caricaturale, dans l’ordre profane et temporel, de la foi et de l’espérance chrétienne. Les révolutionnaires ne songent pas que les limites du progrès sont les limites mêmes de l’homme.
Loin de moi l’idée de nier, au nom de ces limites, tout progrès historique. L’esclave s’est changé en serf, le serf en sujet et le sujet en électeur. La femme, échappant à la tutelle absolue du père de famille, a conquis sa dignité. Les lois de la guerre, du moins avant l’ère des guerres modernes, se sont adoucies. Mais je me demande si le prolétaire moderne, sans lien, sans attaches, nanti d’un bulletin de vote mais courbé sous la férule d’un capitalisme ou d’un étatisme sans entrailles, mène une vie tellement plus humaine que l’esclave antique. »[22]
Ainsi, au-delà de la révolution et des révolutionnaires, Thibon replace dans ces maux – qui dessèchent la société et dont l’envie de les purger se faire sentir – l’urgence de l’équilibre, et surtout de l’harmonie chrétienne qui voit en la société une portée de notes à la hauteur et au son différents. Animées d’une même volonté de conversion (et non de révolution) intérieure, ces personnes pourraient reconstituer un corps social sain, tourné vers une élite temporelle et spirituelle/morale elle-même inclinée vers ce peuple.
Évidemment, Thibon n’exclue pas les tensions, au contraire d’ailleurs puisque son œuvre toute entière en dévoile la nécessité dans l’élévation intérieure.
[1] Au soir de ma vie, PLON, février 1993, page 48.
[2] Ibid, page 16.
[3] Ibid, page 49.
[4] Gustave Thibon, CHABANIS Christian, page 20.
[5] Diagnostics, essais de physiologie sociale, préface de Gabriel Marcel, Paris, Librairie de Médicis, 1940, édition Arthème Fayard, 1985, page 105.
[6] Ibid, page 106.
[7] Ibid, page 107.
[8] Ibid, page 107.
[9] Ibid, pages 108-109.
[10] Ibid, pages 108-109.
[11] Ibid, page 109.
[12] Ibid, page 111.
[13] Ibid, page 113.
[14] Ibid, page 115.
[15] Ibid, page 117.
[16] Ibid, page 120.
[17] Ibid, page 124.
[18] Ibid, page 127.
[19] Retour au réel. Nouveaux diagnostics, H. Lardanchet, 1944, pages 103-104.
[20] Retour au Réel, avant-propos, page XV.
[21] Gustave Thibon, au soir de ma vie, mémoires recueillis et présentés par Danièle Masson, Plon, 1993, page 158.
[22] Ibid, pages 158-159.
Aristide/CNC
http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2014/01/23/thibon-entre-revolution-et-harmonie-5279824.html
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