« L’ensemble de la Loi a pour but
deux choses, à savoir le bien-être de l’âme et celui du corps. Quant au
bien-être de l’âme, il consiste en ce que tous les hommes aient des
idées saines […]. Quant au bien-être du corps, il s’obtient par
l’amélioration des manières de vivre des hommes les uns avec les autres.
On arrive à ce résultat par deux choses : premièrement en faisant
disparaître la violence réciproque parmi les hommes, de manière que
l’individu ne puisse se permettre d’agir selon son bon plaisir et selon
le pouvoir qu’il possède, mais qu’il soit forcé de faire ce qui est
utile à tous ; secondement, en faisant acquérir à chaque individu des
moeurs utiles à la vie sociale, pour que les intérêts de la société
soient bien réglés.
Il faut savoir que, de ces deux buts (de la Loi), l’un est indubitablement d’un ordre plus élevé, à savoir le bien-être de l’âme, ou l’acquisition des idées saines. Mais le second le précède dans l’ordre de la nature et du temps ; c’est le bien-être du corps, qui consiste à ce que la société soit bien gouvernée et que l’état de tous les individus qui la composent s’améliore autant que possible. »
Maïmonide
La “Loi” dont il est ici question est celle de l’ancien Testament, et Maïmonide, qui en dégage les deux finalités, est le docteur juif du XIIe siècle auquel saint Thomas se référait avec respect dans la Summa theologica. Quoique abolie parce qu’”accomplie”, la Loi vétéro-testamentaire a souvent servi de source d’inspiration majeure pour la pensée politique chrétienne. Pensons encore une fois à saint Thomas mais aussi, avant lui, à saint Augustin, et, dans la postérité des deux, à Bossuet et à son admirable Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Pour les légistes royaux également, la “Loi de Moïse” pouvait servir à l’occasion de norme.
Examinons si ce dernier texte de Maïmonide ne pourrait pas en retour nous donner des leçons propres à illustrer ou recommander quelques intuitions de la politique chrétienne.
Finalités de la Loi mosaïque
Pour Maïmonide, la Loi a deux finalités : rendre possible par l’accomplissement des commandements deux perfections, celle de l’”âme” et celle du “corps”. Par “âme” il faut comprendre l’intellect, au sens aristotélicien et scolastique du terme, seul capable, en s’unissant à l’”Intellect Agent” divin, d’avoir des idées vraies (“saines”) sur Dieu. Pour Maïmonide, en effet, Dieu n’est pas connu comme Agapé, par le moyen surnaturel de la grâce, mais comme Celui – l’”Unique” –, dont il faut nier tous les pseudo “attributs” qui l’assimilent volens nolens à la créature, qu’Il transcende absolument, sans aucune analogie possible. Or cette opération de négation, qui est aussi de piété vraie, est de nature intellectuelle.
Jusque-là, on ne voit guère de rapport avec la politique ! Mais on ne saurait ignorer l’ordre du “corps” qui désigne ici, de manière très générale, tout ce par quoi l’âme unique de l’homme, outre sa part intellectuelle, entretient un rapport avec la “matière”, qu’il s’agisse de celle du monde, de la sienne propre ou de celle des autres hommes pris comme “prochains” ou membres du Corps politique.
Maïmonide explique ailleurs que, pour que son intellect fonctionne pleinement et puisse donc connaître Dieu, il faut que l’homme assujettisse – toujours grâce aux préceptes pédagogiques de la Loi – ses passions et son imagination : par exemple on ne peut à la fois être colérique et avoir un usage sain de l’intellect ; cela, non parce qu’être en colère serait moralement un “mal”, mais parce que l’intellect en serait perpétuellement troublé et empêché. Mais cette rectification de soi ne suffit pas : l’homme doit être en paix avec ses concitoyens ; il doit entretenir des rapports de justice avec eux ; il lui incombe encore, renonçant à son individualisme, de leur être “utile”.
Si la perfection de l’homme – connaître Dieu – se réalise toujours au niveau de l’individu dont les idées vraies forment son bien propre, acquis au prix d’un immense effort tant de rectification de soi qu’intellectuel, elle passe nécessairement par une harmonie sociale, c’est-à-dire collective. Comme le dit ailleurs Maïmonide, l’homme qui est tourmenté par la faim, qui vit dans une société corrompue (et donc corruptrice) et qui doit fuir la persécution ne peut accomplir sa perfection.
Bienfait spirituel de l’ordre politique
Cette manière de penser la nécessité de la société dont Maïmonide rappelle, comme le feront toujours les chrétiens à la suite d’Aristote, qu’elle est “naturelle” à l’homme, n’est pas sans présenter des points de convergence mais aussi de divergence avec la politique chrétienne : pour cette dernière la “tranquillité de l’ordre” (définition de la paix pour saint Augustin) est un bien en soi et un bien en tant qu’elle favorise la recherche du “salut” de l’”âme” spirituelle ; pour l’autre, la société n’est pas un bien en soi – étant indifférente axiologiquement – mais elle en est au moins un de relatif (et de nécessaire) en tant qu’elle assure l’usage convenable de l’intellect. Et Maïmonide ajoute qu’il faut commencer par là !
Ces leçons sont à retenir : celui qui serait tenté de mépriser l’ordre politique au nom d’une vérité supérieure, de nature intellectuelle ou spirituelle, encourt fort le risque de ne gagner rien, étant en passe d’être rattrapé par des désordres mortels. La célèbre formule de Pascal : « qui fait l’ange fait la bête » n’est pas sans présenter une possible résonance politique.
Francis Venant L’Action Française 2000 du 5 au 18 juillet 2007
Il faut savoir que, de ces deux buts (de la Loi), l’un est indubitablement d’un ordre plus élevé, à savoir le bien-être de l’âme, ou l’acquisition des idées saines. Mais le second le précède dans l’ordre de la nature et du temps ; c’est le bien-être du corps, qui consiste à ce que la société soit bien gouvernée et que l’état de tous les individus qui la composent s’améliore autant que possible. »
Maïmonide
La “Loi” dont il est ici question est celle de l’ancien Testament, et Maïmonide, qui en dégage les deux finalités, est le docteur juif du XIIe siècle auquel saint Thomas se référait avec respect dans la Summa theologica. Quoique abolie parce qu’”accomplie”, la Loi vétéro-testamentaire a souvent servi de source d’inspiration majeure pour la pensée politique chrétienne. Pensons encore une fois à saint Thomas mais aussi, avant lui, à saint Augustin, et, dans la postérité des deux, à Bossuet et à son admirable Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Pour les légistes royaux également, la “Loi de Moïse” pouvait servir à l’occasion de norme.
Examinons si ce dernier texte de Maïmonide ne pourrait pas en retour nous donner des leçons propres à illustrer ou recommander quelques intuitions de la politique chrétienne.
Finalités de la Loi mosaïque
Pour Maïmonide, la Loi a deux finalités : rendre possible par l’accomplissement des commandements deux perfections, celle de l’”âme” et celle du “corps”. Par “âme” il faut comprendre l’intellect, au sens aristotélicien et scolastique du terme, seul capable, en s’unissant à l’”Intellect Agent” divin, d’avoir des idées vraies (“saines”) sur Dieu. Pour Maïmonide, en effet, Dieu n’est pas connu comme Agapé, par le moyen surnaturel de la grâce, mais comme Celui – l’”Unique” –, dont il faut nier tous les pseudo “attributs” qui l’assimilent volens nolens à la créature, qu’Il transcende absolument, sans aucune analogie possible. Or cette opération de négation, qui est aussi de piété vraie, est de nature intellectuelle.
Jusque-là, on ne voit guère de rapport avec la politique ! Mais on ne saurait ignorer l’ordre du “corps” qui désigne ici, de manière très générale, tout ce par quoi l’âme unique de l’homme, outre sa part intellectuelle, entretient un rapport avec la “matière”, qu’il s’agisse de celle du monde, de la sienne propre ou de celle des autres hommes pris comme “prochains” ou membres du Corps politique.
Maïmonide explique ailleurs que, pour que son intellect fonctionne pleinement et puisse donc connaître Dieu, il faut que l’homme assujettisse – toujours grâce aux préceptes pédagogiques de la Loi – ses passions et son imagination : par exemple on ne peut à la fois être colérique et avoir un usage sain de l’intellect ; cela, non parce qu’être en colère serait moralement un “mal”, mais parce que l’intellect en serait perpétuellement troublé et empêché. Mais cette rectification de soi ne suffit pas : l’homme doit être en paix avec ses concitoyens ; il doit entretenir des rapports de justice avec eux ; il lui incombe encore, renonçant à son individualisme, de leur être “utile”.
Si la perfection de l’homme – connaître Dieu – se réalise toujours au niveau de l’individu dont les idées vraies forment son bien propre, acquis au prix d’un immense effort tant de rectification de soi qu’intellectuel, elle passe nécessairement par une harmonie sociale, c’est-à-dire collective. Comme le dit ailleurs Maïmonide, l’homme qui est tourmenté par la faim, qui vit dans une société corrompue (et donc corruptrice) et qui doit fuir la persécution ne peut accomplir sa perfection.
Bienfait spirituel de l’ordre politique
Cette manière de penser la nécessité de la société dont Maïmonide rappelle, comme le feront toujours les chrétiens à la suite d’Aristote, qu’elle est “naturelle” à l’homme, n’est pas sans présenter des points de convergence mais aussi de divergence avec la politique chrétienne : pour cette dernière la “tranquillité de l’ordre” (définition de la paix pour saint Augustin) est un bien en soi et un bien en tant qu’elle favorise la recherche du “salut” de l’”âme” spirituelle ; pour l’autre, la société n’est pas un bien en soi – étant indifférente axiologiquement – mais elle en est au moins un de relatif (et de nécessaire) en tant qu’elle assure l’usage convenable de l’intellect. Et Maïmonide ajoute qu’il faut commencer par là !
Ces leçons sont à retenir : celui qui serait tenté de mépriser l’ordre politique au nom d’une vérité supérieure, de nature intellectuelle ou spirituelle, encourt fort le risque de ne gagner rien, étant en passe d’être rattrapé par des désordres mortels. La célèbre formule de Pascal : « qui fait l’ange fait la bête » n’est pas sans présenter une possible résonance politique.
Francis Venant L’Action Française 2000 du 5 au 18 juillet 2007
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