La question du destin humain est résolue
depuis longtemps : ce destin n’existe pas, et nul n’a jamais réfuté le
troisième livre de Lucrèce. Le christianisme n’a conquis Rome qu’à la
faveur d’une névrose de masse, d’un aveuglement consenti. Les ignorants
s’en sont servis pour prendre une basse revanche sur les lucides, dont
le courage intellectuel les offensait, tout en se donnant le plaisir de
s’attribuer une vie éternelle aussi vulgaire et stupide qu’eux-mêmes ;
et les gauchistes de l’époque (Saint-Augustin et consorts) en ont
profité pour céder voluptueusement, servilement et morbidement, au
vertige de la bêtise, reniant leur intelligence et organisant le
massacre de tous ceux qui refusaient de trahir…
Cette irrésistible ascension de la
bigoterie, dans un monde qui avait pourtant lu Épicure, est pour nous un
enseignement précieux, qui doit nous vacciner à jamais contre
l’illusion voltairienne du « progrès des Lumières ». En fait, les
véridiques sont toujours une minorité. Quand par hasard un groupe humain
se débarrasse des faux dieux (et quels dieux ne sont pas faux ?),
presque aussitôt survient une révolution « démocratique », sociale,
populaire, qui replonge les masses dans leur élément de prédilection :
dogmatisme, puritanisme, ignorance, optimisme, sadisme, agressivité,
héroïsme au service de l’erreur, goût du martyre et de la tyrannie…
Ibsen, bien avant moi, l’avait remarqué : l’homme qui dit la vérité est
un « ennemi du peuple ».
Cette haine des masses pour le Vrai, qui
est universelle et de tous les temps, finit par en devenir touchante.
Je suis vraiment ému quand je pense aux trésors d’imagination que
l’homme a dépensés pour se cacher à lui-même l’évidence, savoir :
qu’Épicure était dans le vrai, que la vie est un accident, qu’il n’y a
pas de psychisme sans corps, que l’humanité finira comme elle a
commencé, dans l’indifférence cosmique. Religions et idéologies n’ont
été fabriquées, enseignées, imposées que pour jeter un voile sur ces
vérités si simples, et il semble bien qu’elles remplissent, dans
l’histoire, une sorte de fonction vitale. Osiris, Ishtar, Baal, Moïse,
Jésus, Mahomet, Karl Marx, Lénine et Mao-Tsé-toung ne sont pas seulement
des crétiniseurs de peuples : ce sont aussi des consolateurs, car il
faut bien nous rendre à l’évidence : l’humanité aime encore mieux subir
l’Inquisition ou le NKVD que d’y voir clair. Sur ce point, le gros Marx
et le maigre Jésus sont bien de la même race d’imposteurs chaleureux :
ils se conduisent envers l’homme comme la famille apitoyée d’un
cancéreux qui doit ignorer, à tout prix, son état véritable. Il y a,
dans leur cas, beaucoup de cuistrerie, de prétention et d’ignorance,
mais aussi une sincère pitié pour la bête du troupeau, la bête violente
et malade, qui ne veut pas savoir ce qui l’attend.
C’est dire que l’Erreur est invincible,
qu’elle renaîtra toujours, multiple, protéiforme, increvable, sous forme
d’une infinité d’églises, de partis, de sectes contradictoires, mais
qui auront toujours en commun la même volonté d’imposer le silence à
ceux qui ont compris…
En tant qu’écrivain fantastique, le
simple jeu de l’imagination me fascine. Rien de ce qui est fabuleux ne
m’est étranger, et je ne peux rester indifférent à tous ces
univers-fantômes que l’homme s’est créé pour ne pas voir le vrai,
décidément trop triste. Mon seul regret, c’est que le monde, en
vieillissant, devienne trop raisonnable, et que ses mythes se
dessèchent, s’appauvrissent… L’univers de Karl Marx est à périr d’ennui,
comparé à celui de la Bible, et ce dernier paraît bien étriqué auprès
des grandes mythologies sémitiques (cananéenne et babylonienne) dont il
dérive. Et quelle richesse dans l’Edda, dans Homère, Hésiode, les
tragiques grecs, dans le Ramayana, dans le pullulement poétique et
familier des kami du shintô japonais primitif !
Une fois de plus nous assistons à une
régression, là où nos démocrates bien-pensants voudraient nous faire
croire à une évolution. Car enfin au nom de qui, de quoi, devrions-nous
considérer le monothéisme comme représentant un progrès sur le
polythéisme ? Même philosophiquement, c’est faux. Le monde d’Homère –
monde héroïque et pessimiste s’il en fut – est un monde dont le principe
n’est pas la volonté des dieux, mais la causalité (anankè).
Les dieux eux-mêmes y sont soumis et l’homme, en fin de compte, est « la
plus misérable des créatures qui respirent et qui rampent sur la terre
». C’est Zeus en personne qui le dit, au chant 17 de l’Iliade ! Si de là
nous passons à la Bible, que voyons-nous ? Un petit dieu hargneux,
possessif, populacier, gonzesse, qui prétend se faire passer pour le
Principe unique, l’ordonnateur du cosmos (auquel il n’a rien compris),
le créateur de l’hippopotame et du crocodile, dont il donne, à la fin du
livre de Job, une description d’un grotesque achevé, sur un ton de
vantardise et d’impudence qui donne envie de lire le texte avec l’accent
de Marseille, en ajoutant un té !, un vaï ! ou un ouop putéing ! à la
fin de chaque phrase. Et dans le Nouveau Testament, ce dieu galéjeur
prétend nous rendre immortels afin de nous obliger à le fayoter
grossièrement in saecula saeculorum… Fort heureusement nous sommes périssables, et par bonheur il n’y peut rien !
Enfin ! À quelque chose malheur est bon !
Les idéologies officielles devenant de plus en plus mornes, il nous
reste la consolation de nous raconter, en pleine connaissance de cause,
des histoires de fantômes, de vampires et de Martiens, qui nous
consoleront quelque peu, sans pour autant nous faire renoncer à la
saine, réconfortante et salubre pensée du néant qui nous attend tous.
Pierre Gripari, Éléments n°16, 1976.
http://grece-fr.com/?p=3703
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