Le
terme guérilla est entré aujourd’hui dans le langage commun en plusieurs
langues : guerrilla warfare en anglais, guerriglia en italien,
Guerrillakrieg ou simplement Guerrilla en allemand, guerrilha en
portugais, langue qui toutefois emploie aussi le terme guerra subversiva
(2). La signification attribuée au mot est – par convention – désormais
reconnue et acceptée partout. La définition la plus complète à ma
connaissance parle de « lutte illégale d’organisations ou groupes non
autorisés à des opérations militaires, contre le pouvoir légitime de
l’État ou contre une puissance d’occupation » (3). De toute évidence
cette définition est rigoureusement juridique, puisqu’en effet, tout
groupe de civils armés qui s’adonne à des opérations militaires agit de
manière « illégale ». Ce n’est pas le lieu d’entamer ici une discussion
concernant l’absence de reconnaissance de la guérilla par les
conventions de guerre, même les plus récentes.
Un texte célèbre – Guerrilla -, rédigé par un homme qui appliqua avec intelligence et hardiesse ses théories sur le terrain, est celui de T. E. Lawrence, pour la quatorzième édition de l’Encyclopaedia Britannica (1929). Le texte était précédé d’un premier paragraphe analytique, signé par Sir Thomas Barclay, vice-président de l’International Law Association (4).
Mais d’où vient ce mot à consonance espagnole, et surtout pourquoi l’emploie-t-on aujourd’hui dans l’acception que l’on vient de citer ? Il s’agit de l’adaptation française du diminutif espagnol guerrilla (petite guerre) du terme guerra, qui n’a pas besoin de traduction. En espagnol, le mot guerrilla est défini pour la première fois en 1611, dans le célèbre dictionnaire de Covarrubias (5). Plus tard, dans les différentes éditions (1734, 1780, 1783 et 1791) du Diccionario de la Real Academia de España, le terme signifie « encuentro ligero de armas » (choc léger d’armes), « contrariedad de dictámenes de poca entidad » (contrariété d’opinions, ou de rapports, de faible importance), et on cite aussi un jeu de cartes nommé guerrilla. Comme diminutif du mot guerre, il fut employé pour traduire en espagnol le fameux ouvrage de Grandmaison, La petite guerre ou traité du service des troupes légères en campagne, certainement le plus connu des nombreux traités parus en la matière (6) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (7). L’ouvrage jouit d’une fortune aussi démesurée que surprenante, et devint très rapidement un texte de référence, cité et traduit partout8. La première traduction espagnole fut publiée en 1780, sous le titre La Guerrilla ó Tratado del servicio de las Tropas ligeras en Campaña (9). De là vient l’équivalence entre guerrilla et petite guerre, et l’expression partidas de guerrilla fut employée pour désigner les petits détachements d’infanterie destinés aux attaques par surprise ou aux actions de reconnaissance. On faisait donc référence à des opérations de troupes légères régulières, ordinairement en petites formations, homologues alors des partis français, ou des partite italiennes (10). Les deux termes furent utilisés avec cette signification au début de la Guerra de la Independencia, comme dans le bulletin du Général Castaños, après la bataille de Bailén, le 27 juillet 1808 (11), comme aussi dans des écrits de 1814, qu’il s’agisse d’une biographie de l’Empecinado (12), ou de Mémoires contemporains restés longtemps inédits (13). On peut donc dire qu’en 1808, au début de la guerre en Espagne, le terme guerrillaindiquait des opérations militaires secondaires, et l’on continua encore à l’employer dans ce sens pendant un certain temps. Cependant l’usage en était de plus en plus répandu, et entrait avec force dans les autres langues, avec la signification moderne de lutte armée de civils encadrés en formations irrégulières, contre un ennemi envahisseur et aussi, comme en Espagne, contre un gouvernement national considéré comme illégal et usurpant le pouvoir légitime (14).
Les Français, même s’ils furent les premiers à expérimenter la terrible nouveauté, continuèrent longtemps à désigner les combattants irréguliers espagnols comme des brigands, bandits, ou malfaiteurs (15), comme en témoigne la correspondance du comte de La Forest, ambassadeur de France à Madrid, qui, en juillet 1808, se plaignait déjà de la difficulté des communications postales.
« Mais, […] les lettres, les courriers sont toujours arrêtés dans un point quelconque, sur les routes mêmes où il y a une chaîne de postes militaires. Ce sont des brigands, des voleurs, des déserteurs […] qui réussissent d’un côté ou de l’autre à couper les communications. » (16)
« J’ai déjà eu occasion de dire […] que le zèle des paysans, les déserteurs […], les partis de vagabonds armés, laissent peu de chances non seulement aux courriers, mais même aux espions. » (17)
Il faut attendre 1812 pour trouver la première trace en français de l’emploi du mot guérilla, sous la plume de Joseph de Maistre, envoyé du roi de Sardaigne à la cour du Tzar. Dans une Relation pour S. M. le Roi Victor-Emmanuel, il note : « Ces paysans […] changés en véritables guérillas et ne sachant plus que tuer, reviendront-ils des serfs dociles ? » (18)
Par contre, les autorités espagnoles au service du roi Joseph, même en ayant souvent recours aux termes bandoleros (brigands), bandidos (bandits) ou malhechores (malfaiteurs) pour désigner les civils armés qui contestaient l’occupation, utilisèrent assez tôt guerrilla dans l’acception moderne (19). En anglais, le même terme fut employé pour la première fois le 8 août 1809, dans une dépêche du général Arthur Wellesley, futur duc de Wellington, au premier ministre britannique Castlereagh (20). On pourra trouver ailleurs le cheminement du mot en italien et dans d’autres langues européennes (21).
L’efficacité militaire de la guérilla
Quels furent le poids et l’importance militaire de la guérilla dans la guerre que, suivant les historiens espagnols, nous appellerons Guerre de l’Indépendance ? La discussion sur ce point, toujours très controversé, porte aujourd’hui essentiellement sur la question de savoir si les hommes qui, pour des raisons très diverses, participèrent à la guerre dans les bandes de guerrilleros, n’auraient pas été plus utiles à la cause espagnole en s’engageant dans les armées organisées à plusieurs reprises par le gouvernement légitime. Dans ce cas, leurs milices irrégulières auraient agi au détriment plutôt qu’à l’avantage de la cause. Le partisan de cette thèse est l’historien anglais Charles Esdaile (22), qui, tout au long de sa production scientifique, n’a cessé d’affirmer que :
» … in the crucial period from the end of 1808 to the beginning of 1812, the guerrillas probably did inflict more harm on the Allied cause than they did good, for, by undermining the resistance of the regular army, they hastened the day when the French would have been able to turn overwhelming forces upon first them and then the army of the Duke of Wellington. » (23)
Pourtant, Charles Esdaile n’appartient pas, comme cette citation pourrait incliner à le penser, au courant historiographique des historiens britanniques, qui, très nombreux, et poursuivant une tradition commencée avec l’ouvrage célèbre de W.F.P. Napier (24), n’évoquent la guérilla, quand ils le font, que comme le fait de ramassis de bandits et de pillards. Tout en accordant dans ses études une large place à la guérilla et en en reconnaissant l’importance, Esdaile considère néanmoins que la contribution militaire des partidas a joué, dans l’ensemble, un rôle plus négatif que positif. En désaccord avec lui sur ce point capital (25), je ne soutiendrai pas pour autant que l’action des guérillas puisse avoir été la cause principale de la défaite des Français en Espagne, ce qui n’a été affirmé que par quelques historiens libéraux espagnols du XIXe siècle. Je reste toutefois profondément persuadé que, sans la guérilla, les Français auraient pu réussir à soumettre l’Espagne très rapidement, comme ils l’avaient fait d’autres pays d’Europe continentale. Dans cette perspective, quatre questions sensibles seront abordées : celle de l’estimation tant des pertes infligées par la guérilla aux troupes impériales que des effectifs des guerrilleros ; les problèmes et les obstacles rencontrés en matière de communications ; les entraves opposées aux réquisitions de vivres et de récoltes et à la perception des impôts ; la nécessité imposée aux Français d’immobiliser un grand nombre de troupes pour le contrôle du territoire, affaiblissant de ce fait la force disponible pour s’opposer aux armées alliées dans les grandes batailles rangées, qui, finalement, décidèrent de l’issue de la guerre dans la péninsule ibérique.
Un texte célèbre – Guerrilla -, rédigé par un homme qui appliqua avec intelligence et hardiesse ses théories sur le terrain, est celui de T. E. Lawrence, pour la quatorzième édition de l’Encyclopaedia Britannica (1929). Le texte était précédé d’un premier paragraphe analytique, signé par Sir Thomas Barclay, vice-président de l’International Law Association (4).
Mais d’où vient ce mot à consonance espagnole, et surtout pourquoi l’emploie-t-on aujourd’hui dans l’acception que l’on vient de citer ? Il s’agit de l’adaptation française du diminutif espagnol guerrilla (petite guerre) du terme guerra, qui n’a pas besoin de traduction. En espagnol, le mot guerrilla est défini pour la première fois en 1611, dans le célèbre dictionnaire de Covarrubias (5). Plus tard, dans les différentes éditions (1734, 1780, 1783 et 1791) du Diccionario de la Real Academia de España, le terme signifie « encuentro ligero de armas » (choc léger d’armes), « contrariedad de dictámenes de poca entidad » (contrariété d’opinions, ou de rapports, de faible importance), et on cite aussi un jeu de cartes nommé guerrilla. Comme diminutif du mot guerre, il fut employé pour traduire en espagnol le fameux ouvrage de Grandmaison, La petite guerre ou traité du service des troupes légères en campagne, certainement le plus connu des nombreux traités parus en la matière (6) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (7). L’ouvrage jouit d’une fortune aussi démesurée que surprenante, et devint très rapidement un texte de référence, cité et traduit partout8. La première traduction espagnole fut publiée en 1780, sous le titre La Guerrilla ó Tratado del servicio de las Tropas ligeras en Campaña (9). De là vient l’équivalence entre guerrilla et petite guerre, et l’expression partidas de guerrilla fut employée pour désigner les petits détachements d’infanterie destinés aux attaques par surprise ou aux actions de reconnaissance. On faisait donc référence à des opérations de troupes légères régulières, ordinairement en petites formations, homologues alors des partis français, ou des partite italiennes (10). Les deux termes furent utilisés avec cette signification au début de la Guerra de la Independencia, comme dans le bulletin du Général Castaños, après la bataille de Bailén, le 27 juillet 1808 (11), comme aussi dans des écrits de 1814, qu’il s’agisse d’une biographie de l’Empecinado (12), ou de Mémoires contemporains restés longtemps inédits (13). On peut donc dire qu’en 1808, au début de la guerre en Espagne, le terme guerrillaindiquait des opérations militaires secondaires, et l’on continua encore à l’employer dans ce sens pendant un certain temps. Cependant l’usage en était de plus en plus répandu, et entrait avec force dans les autres langues, avec la signification moderne de lutte armée de civils encadrés en formations irrégulières, contre un ennemi envahisseur et aussi, comme en Espagne, contre un gouvernement national considéré comme illégal et usurpant le pouvoir légitime (14).
Les Français, même s’ils furent les premiers à expérimenter la terrible nouveauté, continuèrent longtemps à désigner les combattants irréguliers espagnols comme des brigands, bandits, ou malfaiteurs (15), comme en témoigne la correspondance du comte de La Forest, ambassadeur de France à Madrid, qui, en juillet 1808, se plaignait déjà de la difficulté des communications postales.
« Mais, […] les lettres, les courriers sont toujours arrêtés dans un point quelconque, sur les routes mêmes où il y a une chaîne de postes militaires. Ce sont des brigands, des voleurs, des déserteurs […] qui réussissent d’un côté ou de l’autre à couper les communications. » (16)
« J’ai déjà eu occasion de dire […] que le zèle des paysans, les déserteurs […], les partis de vagabonds armés, laissent peu de chances non seulement aux courriers, mais même aux espions. » (17)
Il faut attendre 1812 pour trouver la première trace en français de l’emploi du mot guérilla, sous la plume de Joseph de Maistre, envoyé du roi de Sardaigne à la cour du Tzar. Dans une Relation pour S. M. le Roi Victor-Emmanuel, il note : « Ces paysans […] changés en véritables guérillas et ne sachant plus que tuer, reviendront-ils des serfs dociles ? » (18)
Par contre, les autorités espagnoles au service du roi Joseph, même en ayant souvent recours aux termes bandoleros (brigands), bandidos (bandits) ou malhechores (malfaiteurs) pour désigner les civils armés qui contestaient l’occupation, utilisèrent assez tôt guerrilla dans l’acception moderne (19). En anglais, le même terme fut employé pour la première fois le 8 août 1809, dans une dépêche du général Arthur Wellesley, futur duc de Wellington, au premier ministre britannique Castlereagh (20). On pourra trouver ailleurs le cheminement du mot en italien et dans d’autres langues européennes (21).
L’efficacité militaire de la guérilla
Quels furent le poids et l’importance militaire de la guérilla dans la guerre que, suivant les historiens espagnols, nous appellerons Guerre de l’Indépendance ? La discussion sur ce point, toujours très controversé, porte aujourd’hui essentiellement sur la question de savoir si les hommes qui, pour des raisons très diverses, participèrent à la guerre dans les bandes de guerrilleros, n’auraient pas été plus utiles à la cause espagnole en s’engageant dans les armées organisées à plusieurs reprises par le gouvernement légitime. Dans ce cas, leurs milices irrégulières auraient agi au détriment plutôt qu’à l’avantage de la cause. Le partisan de cette thèse est l’historien anglais Charles Esdaile (22), qui, tout au long de sa production scientifique, n’a cessé d’affirmer que :
» … in the crucial period from the end of 1808 to the beginning of 1812, the guerrillas probably did inflict more harm on the Allied cause than they did good, for, by undermining the resistance of the regular army, they hastened the day when the French would have been able to turn overwhelming forces upon first them and then the army of the Duke of Wellington. » (23)
Pourtant, Charles Esdaile n’appartient pas, comme cette citation pourrait incliner à le penser, au courant historiographique des historiens britanniques, qui, très nombreux, et poursuivant une tradition commencée avec l’ouvrage célèbre de W.F.P. Napier (24), n’évoquent la guérilla, quand ils le font, que comme le fait de ramassis de bandits et de pillards. Tout en accordant dans ses études une large place à la guérilla et en en reconnaissant l’importance, Esdaile considère néanmoins que la contribution militaire des partidas a joué, dans l’ensemble, un rôle plus négatif que positif. En désaccord avec lui sur ce point capital (25), je ne soutiendrai pas pour autant que l’action des guérillas puisse avoir été la cause principale de la défaite des Français en Espagne, ce qui n’a été affirmé que par quelques historiens libéraux espagnols du XIXe siècle. Je reste toutefois profondément persuadé que, sans la guérilla, les Français auraient pu réussir à soumettre l’Espagne très rapidement, comme ils l’avaient fait d’autres pays d’Europe continentale. Dans cette perspective, quatre questions sensibles seront abordées : celle de l’estimation tant des pertes infligées par la guérilla aux troupes impériales que des effectifs des guerrilleros ; les problèmes et les obstacles rencontrés en matière de communications ; les entraves opposées aux réquisitions de vivres et de récoltes et à la perception des impôts ; la nécessité imposée aux Français d’immobiliser un grand nombre de troupes pour le contrôle du territoire, affaiblissant de ce fait la force disponible pour s’opposer aux armées alliées dans les grandes batailles rangées, qui, finalement, décidèrent de l’issue de la guerre dans la péninsule ibérique.
À suivre
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