Les monothéismes ont développé une vision linéaire de l’histoire.
Leur interprétation laïcisée a débouché sur des idéologies affirmant l’existence d’un sens de l’histoire. Le marxisme et le capitalisme de marché ont même cru pouvoir annoncer la fin de l’histoire. Le communisme a disparu. Le mondialisme anglo-saxon est en crise financière et militaire. L’histoire pourrait revenir au grand galop et ouvrir la voie à de nouveaux cycles. Dans un ouvrage brillant Jean-Francois Gautier apporte un éclairage philosophique sur la théorie des cycles. Bruno Guillard présente ici pour Polémia « Le sens de l’histoire ».
Jean-François Gautier, docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la musique et aux sciences, a publié aux éditions Ellipses un ouvrage intitulé Le sens de l’Histoire dans lequel il nous décrit les différentes formes qu’a prises l’idée selon laquelle l’Histoire serait « fléchée ». Cette étude concerne essentiellement les religions et les idéologies du Moyen-Orient et d’Europe.
Sens de l’Histoire et religions
L’idée que l’histoire pourrait avoir un sens est apparue incontestablement et principalement au sein de la pensée hébraïque : « C’est elle qui a inventé, avec d’autres à la même époque, mais qui eurent moins de force dans l’expression, le sens de l’histoire, c’est-à-dire l’annonce de ce qui se passera au cours de lendemains tout à la fois inquiétants et a priori indéchiffrables par l’ordinaire des hommes, mais néanmoins focalisés par l’éternité d’un salut dans l’au-delà ». Tous les judéo-christianismes, d’Alexandrie, d’Antioche ou de Rome, ont hérité et transmis cette vision orientée de l’histoire qui est présente également du côté de l’Orient compliqué dans le gnosticisme, le marcianisme, le manichéisme et le docétisme. Cette idée d’une Histoire fléchée était totalement nouvelle dans le monde gréco-romain et « C’est bien à propos du sens de l’histoire, et sur le fait même qu’elle eût un sens, que les oppositions se cristallisaient. Une religiosité traditionnelle, tout à la fois sensible, particulière et politique s’opposait à une autre, nouvelle, abstraite et universelle ».
Les différents courants du christianisme ne sont pas les seules religions à être dotées d’une conception orientée de l’Histoire : « D’une manière générale, tant le sunnisme que les différents chiismes sont des religions professant une théologie eschatologique, c’est-à-dire une croyance en une histoire orientée par une flèche du temps, elle-même dirigée vers le salut terminal, ou vers la damnation pour les infidèles ».
Sens de l’Histoire et idéologies modernes
Certains analystes modernes tels Jacob Taubes ou Karl Löwith ont fait un rapprochement entre les théologies judéo-chrétiennes et les idéologies modernes ; ils en ont conclu que ces dernières avaient emprunté aux premières l’idée de rédemption finale et de libération des maux terrestres. « Ainsi les marxismes sont-ils considérés par eux comme des versions sécularisées, ou laïcisées, des espérances messianiques propres aux religions qui les ont précédées. La comparaison peut paraître explicative. Elle ne l’est pas. Ou plutôt : elle ne suffit pas ». En effet, s’il y a effectivement une réelle analogie entre les religions judéo-chrétiennes et les idéologies modernes parce que les unes et les autres attribuent à l’histoire un fil conducteur tendu entre une origine et une fin , il n’en reste pas moins que le marxisme, notamment, n’emprunte rien d’autre à la matière judéo-chrétienne ; il n’est pas une religion, même s’il contient bien, comme les autres idéologies modernes, une transposition de l’ « eschaton » judéo-chrétien, « de la croyance en une avancée collective vers un moment terminal libérateur ». « De ce point de vue, la pensée de Marx et celle de Engels reprennent à n’en pas douter un schème général dessiné en filigrane par Saint Paul et Saint Augustin, et systématisé par Joachim de Flore : la lecture du passé (…) permet de dire que le temps présent prépare un futur très proche qui verra la pacification de relations inter-humaines jusqu’alors conflictuelles ».
À l’instar de Jean-Jacques Rousseau, les marxistes considèrent qu’aux commencements de notre histoire nous connûmes un âge d’or qui fut rompu par la surdétermination économique et matérielle intervenue ensuite dans les rapports humains, laquelle fut la source de tous les maux sociaux et politiques. « Ils assurent en outre comme les révolutionnaires français et les tenants des Lumières, que l’on peut dans l’histoire de l’humanité repérer un essor de la Raison et des sciences, et que cette progression-là est le signe que se préparent des conditions propices à l’apparition de révolutions ouvrant, dans un premier temps, vers la dictature du prolétariat, puis vers une phase terminale des aventures de l’humanité : sa sortie de l’Histoire ».
Sens de l’Histoire et marché
L’idéologie occidentale contemporaine, que l’on peut appeler l’idéologie du marché, a en commun avec le marxisme, entre autres choses, l’idée d’une sortie de l’histoire ; la fin de l’histoire a d’ailleurs été annoncée de manière péremptoire par l’idéologue libéral Francis Fukuyama au début des années 1990. Mais au-delà de cela, la logique du Marché présente une certaine parenté avec la théorie augustinienne selon laquelle « mieux valait admettre le destin tressé par le Dieu unique plutôt que de mobiliser inutilement des volontés contre ce qui ne peut être modifié ». On trouve également ce fatalisme augustinien dans l’Islam médiéval et dans le jansénisme : « ce qui advient au jour le jour ne procède pas de nous, sauf les conséquences de nos propres erreurs , de nos inconséquences…. La logique du Marché est construite de manière identique. Chaque fois que la réalité historique s’éloigne des espérances placées en elle, des experts affirment qu’un excès de règlementation, ou des erreurs techniques, voire des intentions coupables ont détérioré l’expression des fonctions bénéfiques de la main invisible et conciliatrice, ce complément indispensable du marché autorégulé. Pour qui n’y prend garde, l’idée - qui semble pourtant salutaire aux esprits modernes – d’une autorégulation salvatrice est la stricte prolongation, idéologique, politique ou économique, d’une métaphysique du sens de l’Histoire affirmant que le Bien s’impose de soi, sans qu’on touche à quoi que ce soit, puisqu’un destin positif est déjà inscrit quelque part ».
Sens de l’Histoire et civilisation gréco-romaine
Les civilisations grecque et romaine sont restées étrangères à toute idée d’une histoire fléchée aussi longtemps qu’elles sont restées elles-mêmes, c’est-à-dire préchrétiennes. Ainsi « la religion romaine est une religion citoyenne, ce que l’afflux de dieux privés, venus d’ailleurs, ne contredit pas. En toute hypothèse, une flèche du temps orientée vers l’éternité est pratiquement étrangère aux religions du monde gréco-latin. Le stoïcisme, qui sacralise l’imperturbabilité de l’ordre cosmique, est pour ce motif même l’une des philosophies religieuses les mieux adaptées à la mentalité romaine ». A la différence des religions du Moyen-Orient qui sont préoccupées avant toute autre chose par le salut individuel, l’au-delà de la mort et la fin des temps, « l’ordre du religieux indo-européen dont Rome a hérité est celui de la cité. Le collectif y prévaut sur l’individuel. Et le temps présent prime sur tout le reste : lui seul est le lieu des urgences ». Il y a là une différence essentielle entre d’une part, la vue-du-monde des Grecs et des Romains de l’Antiquité (qui était aussi celle des Celtes, des Germains…. qui sont moins bien connues ), et d’autre part, celles des religions révélées du Moyen-Orient mais aussi celles des idéologies progressistes issues de la philosophie des Lumières et du marxisme.
Bruno Guillard, 31/10/2013
Jean-François Gautier, Le sens de l’Histoire, éditions Ellipses, mars 2013, 240 pages.
http://www.polemia.com/le-sens-de-lhistoire-de-jean-francois-gautier/
Leur interprétation laïcisée a débouché sur des idéologies affirmant l’existence d’un sens de l’histoire. Le marxisme et le capitalisme de marché ont même cru pouvoir annoncer la fin de l’histoire. Le communisme a disparu. Le mondialisme anglo-saxon est en crise financière et militaire. L’histoire pourrait revenir au grand galop et ouvrir la voie à de nouveaux cycles. Dans un ouvrage brillant Jean-Francois Gautier apporte un éclairage philosophique sur la théorie des cycles. Bruno Guillard présente ici pour Polémia « Le sens de l’histoire ».
Jean-François Gautier, docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la musique et aux sciences, a publié aux éditions Ellipses un ouvrage intitulé Le sens de l’Histoire dans lequel il nous décrit les différentes formes qu’a prises l’idée selon laquelle l’Histoire serait « fléchée ». Cette étude concerne essentiellement les religions et les idéologies du Moyen-Orient et d’Europe.
Sens de l’Histoire et religions
L’idée que l’histoire pourrait avoir un sens est apparue incontestablement et principalement au sein de la pensée hébraïque : « C’est elle qui a inventé, avec d’autres à la même époque, mais qui eurent moins de force dans l’expression, le sens de l’histoire, c’est-à-dire l’annonce de ce qui se passera au cours de lendemains tout à la fois inquiétants et a priori indéchiffrables par l’ordinaire des hommes, mais néanmoins focalisés par l’éternité d’un salut dans l’au-delà ». Tous les judéo-christianismes, d’Alexandrie, d’Antioche ou de Rome, ont hérité et transmis cette vision orientée de l’histoire qui est présente également du côté de l’Orient compliqué dans le gnosticisme, le marcianisme, le manichéisme et le docétisme. Cette idée d’une Histoire fléchée était totalement nouvelle dans le monde gréco-romain et « C’est bien à propos du sens de l’histoire, et sur le fait même qu’elle eût un sens, que les oppositions se cristallisaient. Une religiosité traditionnelle, tout à la fois sensible, particulière et politique s’opposait à une autre, nouvelle, abstraite et universelle ».
Les différents courants du christianisme ne sont pas les seules religions à être dotées d’une conception orientée de l’Histoire : « D’une manière générale, tant le sunnisme que les différents chiismes sont des religions professant une théologie eschatologique, c’est-à-dire une croyance en une histoire orientée par une flèche du temps, elle-même dirigée vers le salut terminal, ou vers la damnation pour les infidèles ».
Sens de l’Histoire et idéologies modernes
Certains analystes modernes tels Jacob Taubes ou Karl Löwith ont fait un rapprochement entre les théologies judéo-chrétiennes et les idéologies modernes ; ils en ont conclu que ces dernières avaient emprunté aux premières l’idée de rédemption finale et de libération des maux terrestres. « Ainsi les marxismes sont-ils considérés par eux comme des versions sécularisées, ou laïcisées, des espérances messianiques propres aux religions qui les ont précédées. La comparaison peut paraître explicative. Elle ne l’est pas. Ou plutôt : elle ne suffit pas ». En effet, s’il y a effectivement une réelle analogie entre les religions judéo-chrétiennes et les idéologies modernes parce que les unes et les autres attribuent à l’histoire un fil conducteur tendu entre une origine et une fin , il n’en reste pas moins que le marxisme, notamment, n’emprunte rien d’autre à la matière judéo-chrétienne ; il n’est pas une religion, même s’il contient bien, comme les autres idéologies modernes, une transposition de l’ « eschaton » judéo-chrétien, « de la croyance en une avancée collective vers un moment terminal libérateur ». « De ce point de vue, la pensée de Marx et celle de Engels reprennent à n’en pas douter un schème général dessiné en filigrane par Saint Paul et Saint Augustin, et systématisé par Joachim de Flore : la lecture du passé (…) permet de dire que le temps présent prépare un futur très proche qui verra la pacification de relations inter-humaines jusqu’alors conflictuelles ».
À l’instar de Jean-Jacques Rousseau, les marxistes considèrent qu’aux commencements de notre histoire nous connûmes un âge d’or qui fut rompu par la surdétermination économique et matérielle intervenue ensuite dans les rapports humains, laquelle fut la source de tous les maux sociaux et politiques. « Ils assurent en outre comme les révolutionnaires français et les tenants des Lumières, que l’on peut dans l’histoire de l’humanité repérer un essor de la Raison et des sciences, et que cette progression-là est le signe que se préparent des conditions propices à l’apparition de révolutions ouvrant, dans un premier temps, vers la dictature du prolétariat, puis vers une phase terminale des aventures de l’humanité : sa sortie de l’Histoire ».
Sens de l’Histoire et marché
L’idéologie occidentale contemporaine, que l’on peut appeler l’idéologie du marché, a en commun avec le marxisme, entre autres choses, l’idée d’une sortie de l’histoire ; la fin de l’histoire a d’ailleurs été annoncée de manière péremptoire par l’idéologue libéral Francis Fukuyama au début des années 1990. Mais au-delà de cela, la logique du Marché présente une certaine parenté avec la théorie augustinienne selon laquelle « mieux valait admettre le destin tressé par le Dieu unique plutôt que de mobiliser inutilement des volontés contre ce qui ne peut être modifié ». On trouve également ce fatalisme augustinien dans l’Islam médiéval et dans le jansénisme : « ce qui advient au jour le jour ne procède pas de nous, sauf les conséquences de nos propres erreurs , de nos inconséquences…. La logique du Marché est construite de manière identique. Chaque fois que la réalité historique s’éloigne des espérances placées en elle, des experts affirment qu’un excès de règlementation, ou des erreurs techniques, voire des intentions coupables ont détérioré l’expression des fonctions bénéfiques de la main invisible et conciliatrice, ce complément indispensable du marché autorégulé. Pour qui n’y prend garde, l’idée - qui semble pourtant salutaire aux esprits modernes – d’une autorégulation salvatrice est la stricte prolongation, idéologique, politique ou économique, d’une métaphysique du sens de l’Histoire affirmant que le Bien s’impose de soi, sans qu’on touche à quoi que ce soit, puisqu’un destin positif est déjà inscrit quelque part ».
Sens de l’Histoire et civilisation gréco-romaine
Les civilisations grecque et romaine sont restées étrangères à toute idée d’une histoire fléchée aussi longtemps qu’elles sont restées elles-mêmes, c’est-à-dire préchrétiennes. Ainsi « la religion romaine est une religion citoyenne, ce que l’afflux de dieux privés, venus d’ailleurs, ne contredit pas. En toute hypothèse, une flèche du temps orientée vers l’éternité est pratiquement étrangère aux religions du monde gréco-latin. Le stoïcisme, qui sacralise l’imperturbabilité de l’ordre cosmique, est pour ce motif même l’une des philosophies religieuses les mieux adaptées à la mentalité romaine ». A la différence des religions du Moyen-Orient qui sont préoccupées avant toute autre chose par le salut individuel, l’au-delà de la mort et la fin des temps, « l’ordre du religieux indo-européen dont Rome a hérité est celui de la cité. Le collectif y prévaut sur l’individuel. Et le temps présent prime sur tout le reste : lui seul est le lieu des urgences ». Il y a là une différence essentielle entre d’une part, la vue-du-monde des Grecs et des Romains de l’Antiquité (qui était aussi celle des Celtes, des Germains…. qui sont moins bien connues ), et d’autre part, celles des religions révélées du Moyen-Orient mais aussi celles des idéologies progressistes issues de la philosophie des Lumières et du marxisme.
Bruno Guillard, 31/10/2013
Jean-François Gautier, Le sens de l’Histoire, éditions Ellipses, mars 2013, 240 pages.
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