Si
l’idée de société semble encore une abstraction de notre intelligence,
c’est surtout en vertu de l’ancien régime philosophique ; car, à vrai
dire, c’est à l’idée d’individu qu’appartient un tel caractère, du
moins chez notre espèce. L’ensemble de la nouvelle philosophie tendra
toujours à faire ressortir, aussi bien dans la vie active que dans la
vie spéculative, la liaison de chacun à tous, sous une foule d’aspects
divers, de manière à rendre involontairement familier le sentiment
intime de la solidarité sociale, convenablement étendue à tous les temps
et à tous les lieux. Non seulement l’active recherche du bien public
sera sans cesse représentée comme le mode le plus propre à assurer
communément le bonheur privé : mais, par une influence à la fois plus
directe et plus pure, finalement plus efficace, le plus complet exercice
possible des penchants généreux deviendra la principale source de fait
de la félicité personnelle, quand même il ne devrait procurer
exceptionnellement d’autre récompense qu’une inévitable satisfaction
intérieure.
Auguste COMTE, Discours sur l’esprit positif (1844)
Auguste Comte aura été l’un des grands inspirateurs de Charles Maurras et d’autres penseurs de l’Action française au premier rang desquels on trouve Léon de Montesquiou. Le premier lui a consacré un long et beau et portrait (1) ; le second, plusieurs ouvrages (2) reprenant des conférences données à l’Institut d’Action française. Le texte ici introduit permettra d’expliquer une des raisons majeures de l’influence qu’aura exercée le fondateur du positivisme sur la pensée nationale : sa critique de l’individualisme. Mais on s’interrogera aussi pour savoir si l’ample projet comtien, qui affleure dans ce même texte, ne dépasse pas les visées, sans doute plus modestes et mesurées, de l’Action française.
Le christianisme individualiste ?
Commençons par quelques précisions de vocabulaire et de doctrine, l’un et l’autre très précis chez Comte. « L’ancien régime philosophique » désigne soit l’état théologique, propre au Moyen-Âge, soit l « ’état métaphysique » dont les penseurs des Lumières furent l’acmé - qui en constitua la dissolution mentale et sociale. Sachons que Comte valorise toujours fortement le premier par rapport au second (3), considéré comme anarchique et destructeur de la société organique. Cependant, il n’en affirme pas moins qu’en dernière instance, la pensée théologique est essentiellement individuelle, et jamais directement collective.
En effet, ajoute-t-il dans le même Discours : « Aux yeux de la foi, surtout monothéïque (sic), la vie sociale n’existe pas, à défaut d’un but qui lui soit propre ; la société humaine ne peut alors offrir immédiatement qu’une simple agglomération d’individus, dont la réunion est presque aussi fortuite que passagère et qui, occupés chacun de son seul salut, ne conçoivent la participation à celui d’autrui que comme un puissant moyen de mieux mériter le leur, en obéissant aux prescriptions suprêmes qui en ont imposé l’obligation. »
La critique de Comte est pour le moins excessive et trouve son origine probable dans son absence totale de foi personnelle et d’expérience proprement ecclésiale ; or, l’Église l’ekklesia n’est-elle pas, par nature, une communauté et n’en acquiert-elle pas dès lors et le sens (sensus societatis) et, si l’on peut dire, la logique ? Le Royaume de Dieu n’est-il pas lui-même une société céleste ? Il reste cependant que, pour l’Église, chacun homme a bien une âme (à sauver) et que, sous ce rapport, tout individu existe concrètement et est détenteur dune valeur insigne.
Favoriser la sociabilité
Pour autant, Comte a raison d’affirmer que, dun point de vue proprement politique, ce dernier serait plutôt une abstraction par rapport à la société. Maurras reprochera de même à l’individualisme libéral, non pas tant finalement de valoriser l’individu (les dirigeants d’Action française n’étaient-ils pas de belles et fortes personnalités, libres et créatrices !) que d’ignorer le fait que ce sujet autonome et souvent plein d’enflure est un héritier ; que son efflorescence a pour condition le capital d’une civilisation qui, par nature, présente un caractère collectif ; et qu’il est dès lors interdit à ce même individu qui voudrait se faire la mesure de tout de se privilégier absolument tant pour son propre intérêt bien compris que pour des raisons d’ordre moral.
Mais revenons à Comte : sa nouvelle philosophie politique consistera, mieux que le catholicisme pense-t-il, à favoriser ce qu’il appelle ailleurs les « sentiments sympathiques » et ici les « penchants généreux ». Comment ? En montrant de façon systématique à quel point les hommes sont liés aussi bien dans tous les lieux (c’est-à-dire dans les différents groupes humains) que dans le temps, c’est-à-dire à travers l’Histoire. D’où son concept majeur d’Humanité (ou Grand Être") qui, loin d’être celui, abstrait, d’une essence (cf. Aristote) ou de "droits" postulés ou reconnus dans tous les individus humains, affirme le grand fait social, aussi essentiel que méconnu à ses yeux, dune liaison organique et prolongée entre les générations successives, dont les inévitables progrès mentaux ou sociaux sont communs et affectent tous les individus : des individus que l’on peut, mais dans un second temps seulement, abstraire en son sein.
Ceci étant compris et popularisé, Comte pense et espère que chacun trouvera effectivement son bonheur privé dans la « recherche du bien public » et sa félicité personnelle dans l’exercice des penchants généreux.
Pour une religion de l’Humanité ?
Admirable vision ! Noble projet ! Nous avons dit combien nos maîtres y ont été sensibles. Leur intelligence nationale y a trouvé de nouvelles ou d’autres raisons d’apprécier (au sens comtien du terme) un patrimoine commun, de dépasser la fausse évidence libérale du primat absolu de l’individu, et de chercher les moyens de garantir le premier en lui donnant le régime propre à le conserver et à l’accroître d’avantage. Et leur cœur a été ému de la belle âme d’Auguste Comte. Mais il reste que les moyens trouvés par l’empirisme organisateur n’étaient pas ceux de ce dernier : nulle « nouvelle philosophie », prétendument finale, n’était proposée - tout juste une nouvelle manière de considérer organiquement la société et les lois de sa prospérité, d’une part, et une fidélité maintenue à l’Église de l’ordre et à sa doctrine sociale, d’autre part.
De même, le royalisme d’Action française ne cherche-t-il pas à promouvoir d’emblée une « régénération », laquelle doit plutôt résulter d’un régime enfin remis à l’endroit et d’institutions adéquates que du magistère d’un nouveau principe spirituel dont Comte lui-même serait le Grand Prêtre...
Francis Venant L’Action Française 2000 du 18 au 31 janvier 2007
(1) Paru dans la seconde partie de L’avenir de l’intelligence ; repris dans L’allée des philosophes (œuvres capitales, 1954, vol. III, pp. 459-504).
(2) Notamment : Le système politique d’Auguste Comte (Paris, 1910) dont nous avons fait état dans le Trésor de l’Action française, Paris, 2006, pp.113-115 ; Auguste Comte : Quelques principes de conservation sociale (Paris, 1911) ; Les consécrations positivistes de la vie humaine (Paris, 1913).
(3) Pour autant, Comte estimait que l’état théologique, historiquement nécessaire mais actuellement dépassé devait disparaître. La Révolution accomplit cette bonne œuvre dans une première phase ; depuis, elle prolonge un état critique abusif, incapable de rien fonder, et inorganique. Sous ce rapport, la société du Moyen-Âge est un meilleur modèle pour la société future.
Auguste COMTE, Discours sur l’esprit positif (1844)
Auguste Comte aura été l’un des grands inspirateurs de Charles Maurras et d’autres penseurs de l’Action française au premier rang desquels on trouve Léon de Montesquiou. Le premier lui a consacré un long et beau et portrait (1) ; le second, plusieurs ouvrages (2) reprenant des conférences données à l’Institut d’Action française. Le texte ici introduit permettra d’expliquer une des raisons majeures de l’influence qu’aura exercée le fondateur du positivisme sur la pensée nationale : sa critique de l’individualisme. Mais on s’interrogera aussi pour savoir si l’ample projet comtien, qui affleure dans ce même texte, ne dépasse pas les visées, sans doute plus modestes et mesurées, de l’Action française.
Le christianisme individualiste ?
Commençons par quelques précisions de vocabulaire et de doctrine, l’un et l’autre très précis chez Comte. « L’ancien régime philosophique » désigne soit l’état théologique, propre au Moyen-Âge, soit l « ’état métaphysique » dont les penseurs des Lumières furent l’acmé - qui en constitua la dissolution mentale et sociale. Sachons que Comte valorise toujours fortement le premier par rapport au second (3), considéré comme anarchique et destructeur de la société organique. Cependant, il n’en affirme pas moins qu’en dernière instance, la pensée théologique est essentiellement individuelle, et jamais directement collective.
En effet, ajoute-t-il dans le même Discours : « Aux yeux de la foi, surtout monothéïque (sic), la vie sociale n’existe pas, à défaut d’un but qui lui soit propre ; la société humaine ne peut alors offrir immédiatement qu’une simple agglomération d’individus, dont la réunion est presque aussi fortuite que passagère et qui, occupés chacun de son seul salut, ne conçoivent la participation à celui d’autrui que comme un puissant moyen de mieux mériter le leur, en obéissant aux prescriptions suprêmes qui en ont imposé l’obligation. »
La critique de Comte est pour le moins excessive et trouve son origine probable dans son absence totale de foi personnelle et d’expérience proprement ecclésiale ; or, l’Église l’ekklesia n’est-elle pas, par nature, une communauté et n’en acquiert-elle pas dès lors et le sens (sensus societatis) et, si l’on peut dire, la logique ? Le Royaume de Dieu n’est-il pas lui-même une société céleste ? Il reste cependant que, pour l’Église, chacun homme a bien une âme (à sauver) et que, sous ce rapport, tout individu existe concrètement et est détenteur dune valeur insigne.
Favoriser la sociabilité
Pour autant, Comte a raison d’affirmer que, dun point de vue proprement politique, ce dernier serait plutôt une abstraction par rapport à la société. Maurras reprochera de même à l’individualisme libéral, non pas tant finalement de valoriser l’individu (les dirigeants d’Action française n’étaient-ils pas de belles et fortes personnalités, libres et créatrices !) que d’ignorer le fait que ce sujet autonome et souvent plein d’enflure est un héritier ; que son efflorescence a pour condition le capital d’une civilisation qui, par nature, présente un caractère collectif ; et qu’il est dès lors interdit à ce même individu qui voudrait se faire la mesure de tout de se privilégier absolument tant pour son propre intérêt bien compris que pour des raisons d’ordre moral.
Mais revenons à Comte : sa nouvelle philosophie politique consistera, mieux que le catholicisme pense-t-il, à favoriser ce qu’il appelle ailleurs les « sentiments sympathiques » et ici les « penchants généreux ». Comment ? En montrant de façon systématique à quel point les hommes sont liés aussi bien dans tous les lieux (c’est-à-dire dans les différents groupes humains) que dans le temps, c’est-à-dire à travers l’Histoire. D’où son concept majeur d’Humanité (ou Grand Être") qui, loin d’être celui, abstrait, d’une essence (cf. Aristote) ou de "droits" postulés ou reconnus dans tous les individus humains, affirme le grand fait social, aussi essentiel que méconnu à ses yeux, dune liaison organique et prolongée entre les générations successives, dont les inévitables progrès mentaux ou sociaux sont communs et affectent tous les individus : des individus que l’on peut, mais dans un second temps seulement, abstraire en son sein.
Ceci étant compris et popularisé, Comte pense et espère que chacun trouvera effectivement son bonheur privé dans la « recherche du bien public » et sa félicité personnelle dans l’exercice des penchants généreux.
Pour une religion de l’Humanité ?
Admirable vision ! Noble projet ! Nous avons dit combien nos maîtres y ont été sensibles. Leur intelligence nationale y a trouvé de nouvelles ou d’autres raisons d’apprécier (au sens comtien du terme) un patrimoine commun, de dépasser la fausse évidence libérale du primat absolu de l’individu, et de chercher les moyens de garantir le premier en lui donnant le régime propre à le conserver et à l’accroître d’avantage. Et leur cœur a été ému de la belle âme d’Auguste Comte. Mais il reste que les moyens trouvés par l’empirisme organisateur n’étaient pas ceux de ce dernier : nulle « nouvelle philosophie », prétendument finale, n’était proposée - tout juste une nouvelle manière de considérer organiquement la société et les lois de sa prospérité, d’une part, et une fidélité maintenue à l’Église de l’ordre et à sa doctrine sociale, d’autre part.
De même, le royalisme d’Action française ne cherche-t-il pas à promouvoir d’emblée une « régénération », laquelle doit plutôt résulter d’un régime enfin remis à l’endroit et d’institutions adéquates que du magistère d’un nouveau principe spirituel dont Comte lui-même serait le Grand Prêtre...
Francis Venant L’Action Française 2000 du 18 au 31 janvier 2007
(1) Paru dans la seconde partie de L’avenir de l’intelligence ; repris dans L’allée des philosophes (œuvres capitales, 1954, vol. III, pp. 459-504).
(2) Notamment : Le système politique d’Auguste Comte (Paris, 1910) dont nous avons fait état dans le Trésor de l’Action française, Paris, 2006, pp.113-115 ; Auguste Comte : Quelques principes de conservation sociale (Paris, 1911) ; Les consécrations positivistes de la vie humaine (Paris, 1913).
(3) Pour autant, Comte estimait que l’état théologique, historiquement nécessaire mais actuellement dépassé devait disparaître. La Révolution accomplit cette bonne œuvre dans une première phase ; depuis, elle prolonge un état critique abusif, incapable de rien fonder, et inorganique. Sous ce rapport, la société du Moyen-Âge est un meilleur modèle pour la société future.
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