Nietzsche
disait : « Toutes les braves choses se portent volontaires et plongent
de joie dans l’existence (Zarathoustra). » Pour l’homme, cela a toujours
été plus compliqué que pour « les braves choses » – et « les braves
bêtes » doit-on ajouter. C’est sans doute pour cela que l’homme a créé
l’humanisme. Comment le définir ? Par l’affirmation de l’humain. Quelles
sont ses formes et ses limites ? C’est la question à laquelle Rémi
Brague a tenté de répondre. La Renaissance, puis les Lumières ont été
les étapes de l’humanisme européen. On attend en vain un nouveau
souffle, un troisième humanisme. John N. Gray note justement : « Dans la
période de la modernité tardive dans laquelle nous vivons, on affirme
le projet des Lumières surtout par crainte des conséquences de son
abandon. […] Nos cultures sont des cultures des Lumières non par
conviction mais par défaut. »
Comment
en est-on arrivé là ? L’histoire de l’idée humaniste, c’est-à-dire de
l’idée d’un propre de l’homme, comporte plusieurs étapes. La première
est l’affirmation de la différence humaine par rapport aux autres
vivants : l’homme travaille, et non seulement il meurt comme tous les
vivants, mais il sait qu’il va mourir. L’affirmation de la supériorité
de l’homme intervient ensuite : l’homme est « le meilleur parmi les
êtres vivants » (Aristote). Ce qui ne veut pas (encore) dire qu’il est
le meilleur être du monde. Troisième étape : Francis Bacon et René
Descartes annoncent le règne de l’homme sur le monde. L’exaltation du
travail est au centre de cette conquête du monde par l’homme. L’homme
doit travailler « sans peur, avec plaisir, avec joie » (J. G. Fichte).
La quatrième et dernière étape est l’exclusion de l’être de tout ce qui
n’est pas humain. C’est l’humanisme exclusif. L’homme devient l’Être
suprême, et même l’Être unique.
Cette
logique philosophique de l’humanisme a amené deux types de réponses.
L’une est l’anti-humanisme. L’autre est l’interrogation sur le sol sur
lequel fonder l’humanisme. Abordons d’abord la question de
l’anti-humanisme. Il a deux aspects. D’un côté, la technique semble
rendre l’humain superflu (Heidegger, Günther Anders), d’un autre côté,
la généalogie de l’homme aboutit à le soupçonner d’une origine impure.
S’engouffrant dans la brèche, certains auteurs critiquent radicalement
l’humanisme. Au début du XXe
siècle, le Russe Alexandre Blok développe une critique totale de
l’humanisme, comme menant à un rapetissement athéiste, et met
l’anti-humanisme du côté de la culture (qu’il valorise) et l’humanisme
du côté de la civilisation (qu’il abhorre). Développant ainsi une
nouvelle fois l’antagonisme culture/civilisation, Alexandre Blok est
résolument contre la « civilisation ». Il s’inscrit en outre en
continuité avec les mythes de régénération du « pan-mongolisme »,
développés notamment par Vladimir Soloviev.
Pour d’autres anti-humanistes, la seule chose à révérer est le Grand Être d’Auguste Comte, ou encore Gaïa,
sphère parfaite dont le seul défaut serait en somme d’avoir fait une
place à l’homme dans la création. Une aporie difficilement tenable. La
conséquence ultime des idées des tenants de Gaïa est en effet
que l’homme étant essentiellement nuisible, sa disparition est
nécessaire afin de réaliser la restauration de l’équilibre primordial. L’humanité va disparaître, bon débarras ! s’écrit Yves Paccalet (Arthaud, 2006 et 2013). C’est ainsi une version athée de l’apocatastase.
Une
autre contestation forte de l’humanisme est plus connue. Il s’agit de
celle de Michel Foucault, de son école et de ses épigones. Rémi Brague
note que cette contestation de l’humanisme est fondée sur la légende
« des humiliations par décentrements successifs qu’aurait subies l’homme
depuis Copernic, qui l’aurait chassé du centre de l’Univers, puis
Darwin, qui l’aurait détrôné du sommet des vivants, puis la
psychanalyse, qui aurait chassé de sa propre âme la conscience ». Ainsi,
la « mort de l’homme » ne désigne en fait rien d’autre que le constat
(banal) que la conscience de l’homme ne résume pas le tout de l’homme,
que le sujet n’est jamais totalement conscient et transparent à
lui-même. On en conviendra bien volontiers.
« L’humanisme,
écrivait Michel Foucault, est tout ce par quoi en Occident on a barré
le désir du pouvoir – interdit de vouloir le pouvoir, exclu la
possibilité de le prendre (Dits et écrits I, Gallimard,
2001). » Le dispositif d’empêchement de prendre le pouvoir ne serait
autre que la « définition de l’individualité comme souveraineté
soumise ». Le problème est que Michel Foucault voit fort bien en quoi le
sujet borne le réel, mais il ne voit pas ce qu’il fonde. Déplaçons la
question en amont : qu’est-ce qui fonde l’homme ? Ceci ramène à
l’interrogation essentielle de Léon Bloy : « Il est permis de se
demander […] s’il peut y avoir des hommes dans une société sans Dieu. »
Avant
toute réponse, il faut revenir sur la façon dont l’humanisme s’est
constitué. L’une des hypothèses est bien connue : la modernité
consisterait en l’entrée (ou la descente !) dans la société même des
idées chrétiennes, ce serait « la sécularisation de pensées issues du
Moyen Âge chrétien ». Donc une descente sur terre d’idées célestes.
C’est d’ailleurs là-dessus que sont fondées toutes une série de
critiques de la modernité, nietzschéennes, rationalistes et
anti-chrétiennes, voire catholiques-réactionnaires (Chesterton et les
« idées chrétiennes devenues folles »).
La thèse d’Hans Blumenberg (La légitimité des temps modernes,
[1983], Gallimard, 1999) est moins connue que la précédente. Elle est
que la modernité est une réponse à l’échec de la tentative d’enrayer la
pensée gnostique. « Le Moyen Âge prit fin, écrit Hans Blumenberg,
lorsqu’il ne peut plus faire accroire à l’homme, à l’intérieur de son
système spirituel, que la création était Providence, et lorsqu’il lui
imposa par là même la charge de l’auto-affirmation. » Cette analyse se
fonde avant tout sur les débats théologiques et notamment sur la pensée
patristique. Le projet moderne serait donc marqué par la résurgence de
la pensée gnostique – ce qui est aussi la thèse d’Éric Vœgelin, après la
tentative de la bloquer au Moyen Âge. Ce serait l’annonce d’une
nouvelle eschatologie. Celle-ci, nourrie de la technique et du culte de
la raison calculante, serait en même temps dans le droit fil de
l’intérêt gnostique pour la magie comme moyen de changer le monde.
Rémi
Brague ne croît pas à la thèse d’un Moyen Âge sans curiosité auquel
aurait succédée une modernité inventive et humaniste. Il est vrai que la
fin du Moyen Âge est marquée par des ouvrages sur l’excellence de
l’homme (Giannozzo Manetti, De la dignité et de l’excellence de l’homme,
1453), traité de « valorisation de la vie terrestre par l’engagement
civique » (Jean-Claude Polet) qui prend effectivement le contre-pied de
l’accent mis sur la misère de l’homme. Mais le désir de connaître n’est
pas une invention de la modernité. Grégoire de Nysse prônait, bien avant
Pascal, le progrès spirituel (épectase), un progrès dans la
connaissance de Dieu. Ce progrès, selon Grégoire de Nysse, est l’œuvre
commune de la grâce et de la liberté. Le propre de la modernité
actuelle, celle héritée des Lumières, n’est donc pas la curiosité ou le
goût des découvertes. C’est l’idée que le fondement de l’affirmation de
l’homme n’est autre que lui-même.
Ce
n’est pas la logique qui peut réfuter un tel propos. Il est de l’ordre
des hypothèses primordiales. Tout juste peut-on avancer la possibilité
d’autres choix de fondation. Rémi Brague, contrairement aux
anti-humanistes, ne renonce pas à cette affirmation non pas de
supériorité mais de spécificité de l’humain. Mais son souci est de faire
entendre une autre source possible de l’affirmation du propre de
l’homme. Un retour à la première phase de l’humanisme. Le pas en arrière
qui permet de reprendre, mais dans une autre direction, une marche en
avant. Contrairement aux humanistes « absolutistes », Rémi Brague récuse
l’idée que le fondement de l’homme serait l’homme (ce qui serait un
« raisonnement » du même ordre que celui qui dirait que la seconde
guerre mondiale s’explique par l’histoire). « La création de soi par
soi, constate Rémi Brague, tourne à la destruction de soi par soi. »
Aussi propose-t-il de forger « un concept de l’homme comme
plénipotentiaire. C’est-à-dire comme investi d’une tâche, et donc revêtu
des pleins pouvoirs qui lui permettent de la mener à bien, mais en même
temps responsable de sa mise en œuvre. » Cette conception n’est pas
sans antécédents. Pour les Grecs comme pour les Juifs, l’ordre du monde
est un ordre de bataille. C’est-à-dire que l’homme est toujours en
responsabilité d’un combat. Nous ne sommes pas loin du « principe
responsabilité » d’Hans Jonas.
Mais
il faut avec Rémi Brague poser la question en amont même : à quoi bon
l’homme ? Ce qui peut se dire : à quoi l’homme est-il bon ? À cette
question essentielle la réponse ne peut être que l’imitation de Dieu.
Mais comment imiter un Dieu invisible et infiniment libre ? « La seule
façon d’imiter un Dieu invisible, qui ne se donne dans aucune autre
image que celle que produit en nous son imitation, est la liberté »
écrit Rémi Brague. En d’autres termes, ce que Dieu attend de nous est
que nous soyons libres. Parce que cela fait partie de notre façon d’être
humain. « Homme, deviens ce que tu es » disait Pindare (Ode pythique).
C’est-à-dire, explique Rémi Brague : « Montre-toi digne des qualités
que je te révèle à toi-même. » On peut ne pas croire en Dieu. On peut
même penser que les « pleins pouvoirs » accordés à l’homme sont une
vision trop ambitieuse pour être réaliste. Mais on ne peut penser le
propre de l’homme sans le divin. Il est là, il nous hante, par sa
présence ou par son absence. Le divin est déposé dans le monde. Pour
toujours. L’homme est le plénipotentiaire du divin. Ajoutons : ni tout
puissant ni impuissant.
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/?p=3353
• Rémi Brague, Le propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Flammarion, coll. « La bibliothèque des savoirs », 2013, 260 p., 19 €.
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