Christoph
Steding (1903-1938), jeune érudit issu d'une très ancienne famille
paysanne de Basse-Saxe, reçoit en 1932 une bourse de la Rockefeller Foundation
pour étudier l'état de la culture et les aspirations politiques dans
les pays germaniques limitrophes de l'Allemagne (Pays-Bas, Suisse,
Scandinavie). Cette enquête monumentale prendra la forme d'un gros
ouvrage, posthume et inachevé, de 800 pages. La mort surprend Steding,
miné par une affection rénale, dans la nuit du 8 au 9 janvier 1938. Un
ami fidèle, le Dr. Walter Frank (1905-1945), classe et édite les
manuscrits laissés par le défunt, sous le titre de Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur
(Le Reich et la maladie de la culture européenne). Le thème central de
cet ouvrage : l'effondrement de l'idée de Reich à partir des traités de
Westphalie (1648) a créé un vide en Europe centrale, lequel a contribué à
dépolitiser la culture. Cette dépolitisation, pour Steding, est une
pathologie qui s'observe très distinctement dans les zones germaniques à
la périphérie de l'Allemagne. Toutes les productions culturelles nées
dans ces zones sont marquées du stigmate de cette dépolitisation, y
compris l'œuvre de Nietzsche, à laquelle Steding adresse de sévères
reproches.
L'Europe
n'est saine que lorsqu'elle est vivifiée par l'idée de Reich. Les
traités de Westphalie font que la périphérie de l'Europe tourne le dos à
son noyau central, qui l'unifiait naturellement, par l'incontournable
évidence de la géographie, sans exercer la moindre coercition. La Suisse
se replie dans sa « coquille alpine » ; la Hollande amorce un processus
colonial qu'elle ne peut parachever par manque de ressources ; la
France devient grande puissance en pillant ce qui reste du Reich, en
annexant l'Alsace, en ravageant la Franche-Comté comme le Palatinat et
en ruinant la Lorraine ; l'Angleterre tourne résolument le dos au
continent pour dominer les mers. Ce processus d'extraversion contribue à
faire basculer toute l'Europe dans l'irréalisme politique. Commencée
dans la violence par les colonisateurs anglais et hollandais, cette
extraversion, qui disloque notre continent, se poursuit dans la défense
et l'illustration d'un libéralisme politique, culturel et moral
délétère, qui corrompt les instincts. Ce phénomène involutif s'observe
dans les littératures ouest-européennes du XIXe et du XXe
siècles, où le psychologique et le pathologique sont dominants au
détriment de tout ancrage dans l'histoire. Les énergies humaines ne sont
plus mobilisées pour la construction permanente de la Cité mais
détournées vers l'inessentiel, vers la réalisation immédiate des petits
désirs sensuels ou psychologiques, vers la consommation.
Evola, dans une recension parue dans la revue La Vita italiana
(XXXI, 358, janvier 1943, pp. 10-20 ; « Funzione dell'idea imperiale e
distruzione della “cultura neutra” » ; tr. fr. : P. Baillet, in J.
Evola, Essais Politiques, Pardès, 1988), n'a pas caché son
enthousiasme pour les thèses de Steding, pour sa critique de la culture «
neutre » et dépolitisée, pour son plaidoyer en faveur d'un prussianisme
rénové renouant avec l'éthique impériale, pour sa volonté de redonner
une substance politique au centre du sub-continent européen. Evola
formule 2 critiques : il juge Steding trop sévère à l'encontre de
Bachofen et de Nietzsche.
« Certaines critiques de Steding, on l'a vu, pèchent par leur côté unilatéral : pour dénoncer l'erreur, il en vient parfois à négliger ce que certains auteurs ou certaines tendances pourraient offrir de positif à ses propres idées. Lorsqu'il évoque les “divinités lumineuses du monde du politique” opposées à la religion obscure des mythes, des symboles et des traditions primordiales, il court par ex. le risque de finir, à son corps défendant, dans le rationalisme, alors qu'il conçoit parfaitement la possibilité d'une exploration du monde spirituel qui aurait les mêmes caractères d'exactitude et de clarté que les sciences naturelles. Nombre des accusations portées contre Bachofen par Steding sont carrément injustes : on trouve au contraire chez Bachofen bien des éléments susceptibles de conforter, précisément, l'idéal “apollinien” et viril d'un État “romain” opposé au monde équivoque du substrat naturaliste et matriarcal. Et, au bout du compte, Steding subit en fait souvent l'influence salutaire des conceptions de Bachofen » (Essais politiques, op. cit., p. 155).
« À l'égard de Nietzsche, 'attitude de Steding est pareillement unilatérale. Il est extrêmement discutable que la doctrine nietzschéenne du surhomme exprime réellement, comme le croit Steding, une révolte contre le concept d'État. Ce serait plutôt le contraire qui nous paraîtrait exact, à savoir qu’État et Empire ne sont guère concevables sans une certaine référence à la doctrine du surhomme, celle-ci exaltant une élite, une race dominatrice porteuse d'une autorité spirituelle précise. De fait, seule une élite ainsi conçue peut fonder cette primauté que revendique Steding pour l’État en face de ce qui n'est que simple “peuple” » (pp. 155-156).
Evola conclut :
« …l'ouvrage de Steding constitue un pas en avant digne d'être noté — surtout en Allemagne — sur le plan d'une clarification des idées, d'un alignement des positions, d'une reprise consciente de cette idée impériale qui, Steding l'a précisément montré, s'identifie à la réalité de la meilleure Europe » (p. 156).
Dans Sintesi di dottrina della razza,
Evola avait déjà, dans un sens proche de la pensée de Steding, appelé à
un dépassement de la conception neutre de la culture. Nous lisons, p.
25 :
« Est également combattu le mythe des valeurs “neutres”, qui tend à considérer toute valeur comme une entité autonome et abstraite, alors qu'elle est en premier lieu l'expression d'une race intérieure donnée et, en deuxième lieu, une force qu'il convient d'étudier à l'aune de ses effets concrets, non sur l'homme en général, mais sur les divers groupes humains, différenciés par la race. Suum cuique : à chacun sa “vérité”, son droit, son art, sa vision du monde, en certaines limites, sa science (dans le sens d'idéal de connaissance) et sa religiosité... ».
En évoquant le suum cuique, principe de gouvernement de la Prusse frédéricienne, Evola se place dans une optique très ancrée dans la Révolution conservatrice. En refusant l'autonomisation des valeurs, c'est-à-dire leur détachement du tout qu'est la trame historique du peuple ou de l'Empire,
Evola est sur la même longueur d'onde que Steding, qui combat les
mièvreries de la culture « neutre », psychologisante et dépolitisante,
et que Bäumler qui voit, dans le mythe, la sublimation des expériences
vécues d'un peuple, mais une sublimation qu'il attribue à l'action des
valeurs telluriques/maternelles, contrairement à Evola.
► Robert Steuckers, 1991. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
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