Les guerres de la Révolution et de l’Empire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe
achèvent la « guerre en dentelles » et bouleverse la réflexion
stratégique européenne. De ces grandes transformations sort un abondant corpus
théorique avec les écrits de Clausewitz et de Jomini. Les états-majors
tant d’Europe qu’Amérique (pensons aux généraux de la Guerre U.S. de
Sécession ou aux officiers chiliens de la Guerre du Pacifique contre le
Pérou et la Bolivie) y puisent les moyens de remporter une victoire
éclatante.
La
guerre s’organise de manière dite conventionnelle avec l’affrontement
de deux armées sans atteindre les non-combattants. Or, dès le
commencement du XXe siècle, la
nature du conflit évolue du fait de l’implication croissante des
populations civiles et du surgissement de la « guerre totale »,
mobilisatrice de tout le potentiel économique, financier, humain des
États belligérants. Les deux guerres mondiales confirment la montée
technique aux extrêmes. Après 1945, la menace de l’arme nucléaire fige
les protagonistes dans un équilibre de la terreur qui favorise des
conflits locaux de basse ou de moyenne intensité (Corée, Viêtnam,
Afghanistan). En dépit de la multiplication des théâtres d’opération,
les militaires des deux blocs formulent toujours leurs prévisions –
offensives et défensives – dans un schéma conventionnel de chocs entre
armées utilisant, le cas échéant, des armements nucléaires tactiques,
chimiques et/ou bactériologiques.
La
fin de la « Guerre froide » remet en cause toutes ces considérations et
l’Occident, après avoir parié (et perdu) sur les « dividendes de la
paix », se lance dans des opérations extérieures pour lesquelles les
critères habituels de la guerre conventionnelle deviennent au mieux
inopérants, au pis facteurs certains de défaite.
Installées en Lorraine, les éditions Le Polémarque
publient deux essais qui remettent en cause le conservatisme des
stratèges occidentaux. Le lieutenant français Pierre-Marie Léoutre
explique Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres. Quant à
l’universitaire suisse Bernard Wicht, il s’interroge sur l’avenir
incertain du continent européen avec le risque de déboucher sur Une nouvelle Guerre de Trente Ans ?.
Malgré
des centres d’intérêt différents, ces deux ouvrages présentent
d’indéniables convergences, à savoir la mutation en cours de l’art de la
guerre. Certes, le livre de Pierre-Marie Léoutre est plus concret, plus tactique, plus optimiste aussi alors que l’essai de Bernard Wicht, plus pessimiste, se veut d’abord une réflexion philosophique.
Penser les guerres asymétriques
Pierre-Marie
Léoutre entame sa réflexion à partir du bilan désastreux des
interventions occidentales en Afghanistan et en Irak. Il constate que «
l’arme nucléaire, si elle est efficace dans son rôle de dissuasion
contre les États, apparaît inutile contre des organisations terroristes
ou des mouvements de guérilla sans réelle assise territoriale (p. 11) ».
La forme conventionnelle de la guerre restée au face-à-face de deux
armées a été d’urgence remplacée dans les montagnes du Pamir et de
l’Hindou Kouch et en Mésopotamie par de nouveaux types de conflits
appelés « asymétriques » qui « mettent en exergue une des difficultés du
mode de pensée occidental : il n’est plus possible dans certains cas de
l’emporter par un choc décisif, car l’adversaire l’évite (p. 17) ». Ce
nouveau genre de guerre rend les armées occidentales très fragiles
d’autant qu’« un autre élément particulièrement visible du modèle
occidental de la guerre est la recherche de la supériorité technologique
(p. 23) », ce que les guérillas n’ont pas. En outre, les sévères
restrictions budgétaires font que les armées occidentales ne disposent
plus d’unités complètement autonomes, ce qui accroît leur handicap.
Non
préparées aux terrains irakien et afghan, les forces occidentales ne
pourraient qu’échouer, elles qui « s’entraînèrent […] pendant cinquante
ans à une guerre qui n’eut pas lieu et ne risquait guère d’advenir… et
elles allèrent, hors de cette Europe qui monopolisait toutes les
attentions mais était totalement gelée, de défaite en défaite car “ non
adaptées ” aux guerres non conventionnelles qu’elles menaient sur le
reste de la planète (p. 42) ». Préfigurations de l’Afghanistan et de
l’Irak, ces défaites cinglantes s’appellent l’Indochine, l’Algérie, le
Viêtnam. L’auteur aurait pu y ajouter les guerres africaines du
Portugal. loin de réadapter le format des armées au lendemain de la fin
de la Guerre froide, les responsables militaires ont gardé de vieux
schémas en accordant une plus grande attention aux « Forces Spéciales
(F.S.) [qui] sont devenues une véritable obsession des états-majors
occidentaux (p. 29) ». Mais leur emploi dans une guerre asymétrique se
doit d’être ponctuel. Les F.S. ne peuvent pallier les déficiences
matérielles et morales des autres troupes. Elles n’arriveront jamais à
vaincre les partisans de la « petite guerre », car leur logique ne
correspond pas à celle de l’ennemi. Pour Pierre-Marie Léoutre, «
l’objectif d’une guérilla au XXIe
siècle n’est […] plus de libérer le pays uniquement par les armes.
L’objectif actuel est de parvenir à l’abdication du pouvoir loyaliste
(p. 49) ». Malgré leur professionnalisme, leur vaillance et leur
abnégation, les unités spéciales n’arrêteront jamais une guérilla qui se
fond dans la population. Cette dernière est son « biotope » qui lui
sert à la fois de refuge, de centre de recrutement, de milieu de
renseignement et de source de financement. L’appui qu’elle lui procure
peut être contraint par la terreur ou volontaire grâce à une « contagion
idéologique », fruit d’un long travail d’encadrement psychologique de
masse. Toute guérilla véritable s’organise autour de structures
militaires souples et une O.P.A. (organisation politico-administrative)
en prise sur la société. Dans le monde musulman, « l’O.P.A. a un avatar :
il s’agit des personnes qui soutiennent activement la rébellion en lui
fournissant des renseignements, des caches, des notables qui poussent la
population civile à aider les djihadistes, à les cacher, de djihadistes
qui habitent tel ou tel village et servent de contact pour les bandes
en maraude, les informant, les guidant, leur indiquant les représailles à
effectuer pour s’assurer la collaboration, bien souvent forcée, des
habitants de la zone (p. 57) ».
Paul-Marie
Léoutre rapporte l’embarras des militaires occidentaux face à des
situations singulières. Pourtant, ce ne devrait pas être une nouveauté
pour eux. Leurs prédécesseurs avaient trouvé une réponse appropriée à
cet enjeu : « La guerre révolutionnaire encore appelée guerre subversive
ou guerre psychologique (p. 11). » Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres évoque
explicitement des praticiens, souvent français, de cette forme
spécifique de lutte : le général Jacques Hogard (1918 – 1999) et les
colonels Charles Lacheroy (1906 – 2005) et Roger Trinquier (1908 –
1986). On ignore en effet que « la France dispose […] si ce n’est d’un
savoir-faire, du moins d’une expérience particulièrement intéressante de
la guerre révolutionnaire et de l’arme psychologique. Elle doit pouvoir
s’appuyer sur celle-ci pour relever les nouveaux défis du monde actuel
(pp. 43 – 44) ».
Il
ne s’agit surtout pas de répéter la guerre d’Algérie, mais de s’en
inspirer. La guerre psychologique implique une grande flexibilité au
sein de l’armée. Or, depuis quelques années, elle s’ouvre au monde
marchand et en adopte les règles. L’auteur observe qu’« en voulant faire
du combattant un professionnel avant tout, en livrant le monde
militaire aux méthodes entrepreneuriales, on a, finalement, ouvert le
marché (p. 77) », d’où le rôle croissant des S.M.P. (sociétés militaires
privées) qui méconnaissent le plus souvent le b.a.-ba de la
contre-guérilla…
L’Occident
a beau mené, avec l’intégration de ses systèmes d’armes, d’information
et de communication, une « guerre en réseau », il se révèle incapable de
gagner une guerre subversive. S’imposerait une remise en cause des
décisions prises. Déjà, partant des cas afghan et irakien et de la
valorisation des unités spéciales qui « ont un entraînement plus poussé,
jamais sacrifié à des tâches indues, et plus spécifique que les autres
unités des forces armées occidentales. Leurs crédits sont bien plus
élevés. Les F.S. disposent donc d’une polyvalence extrême et d’une
importante capacité au combat interarmes et interarmées. À l’opposé, les
forces “ régulières ” n’ont plus l’habitude de travailler avec toute la
gamme des outils militaires (p. 30) », Pierre-Marie Léoutre estime que «
la guerre subversive oblige l’armée à s’adapter en modifiant
profondément sa structure interne (p. 60) ».
Les nouvelles formes de guérilla
Il
suggère par conséquent la constitution d’une armée à deux niveaux
opérationnels. D’une part, des unités mobiles, si possible héliportées,
qui pourchassent les guérilleros. De l’autre, des unités territoriales
ou de secteur qui amalgament Occidentaux et autochtones et dont le rôle
n’est pas que militaire : il est aussi caritatif, sanitaire et éducatif.
Les liens noués avec la population par ces soldats parlant la langue
locale et fins connaisseurs des coutumes favorisent le contact, puis la
récolte de renseignements et, au final, la réussite de la
contre-guérilla. Cette mise en œuvre exige aussi de rendre les
frontières imperméables à la logistique de la guérilla afin d’étouffer
les maquis. Si « dans la lutte contre-insurrectionnelle, le
renseignement joue un rôle crucial (p. 67) », l’auteur jongle avec les
échelles et remarque que « la société du XXe
siècle est celle de l’information et l’information est une des armes de
la guerre psychologique (p. 86) ». C’est un point déterminant de sa
réflexion. « La redécouverte de la doctrine de la guerre révolutionnaire
doit également permettre de se réapproprier l’arme psychologique : elle
est nécessaire à toute victoire puisqu’elle conditionne l’efficacité de
toute opération militaire au niveau des esprits (p. 99). »
Pierre-Marie
Léoutre évoque à cette occasion la nécessité de maîtriser l’opinion
publique et mentionne la portée subversive des célèbres « révolutions de
couleur » préparées via les médiats de masse par quelques officines perturbatrices d’outre-Atlantique (Open Society Institute de George Soros, International Republican Institute ou National Endowment for Democracy, U.S.Aid
aussi, etc.). À côté de la terre, de la mer, de l’air, de l’espace et
du cyberespace, un sixième champ théorique d’affrontement s’offre aux
stratèges militaires : le contrôle de la population et de ses
représentations. Citant Gustave Le Bon, Serge Tchakhotine ou Jacques
Ellul, il pense que la nouvelle guerre psychologique est tout autant
contre-insurrectionnelle que médiatique. Elle suppose toutefois au
préalable que l’État qui l’utilise ait la volonté de réaliser ses
objectifs. Mais la structure stato-nationale est-elle toujours
pertinente ?
Bernard Wicht pose cette question implicite dans son bref essai. Il constate d’abord « la faillite au XXe
siècle du système interétatique européen, source jusque-là de
compétition et d’émulation à la base du dynamisme de l’Occident (p. 13)
». Ce nouveau contexte peut susciter des troubles internes, voire des
guerres. Mais, rassure-t-il, « une Troisième Guerre mondiale semble peu
probable, les États européens n’en ayant plus les capacités ni
économiques ni militaires. Pour faire court, les armées d’Europe
occidentale ne sont plus aujourd’hui que des échantillonnages d’unités
relativement disparates, essentiellement orientées vers les missions de
maintien de la paix à l’extérieur et manquant généralement de la chaîne
logistique nécessaire à des opérations de longue durée (p. 9) ». Cela ne
l’empêche pas d’examiner la macro-histoire et de remarquer que «
l’hypothèse d’une guerre en Europe a été abandonnée avec la fin de la
Guerre froide (p. 7) ». Néanmoins, « nos sociétés sont devenues très
complexes, et que les sociétés complexes sont fragiles, que les sociétés fragiles sont instables et que les sociétés instables sont imprévisibles
! (pp. 21 – 22) ». Il craint par conséquent que le naufrage de la zone
euro engendre des désordres dans toute l’Europe qui plongerait dès lors
dans un long chaos comme le fut pour la Mitteleuropa et le monde germanique la Guerre de Trente Ans (1618 – 1648).
L’Europe en phase instable
Le
raisonnement de Bernard Wicht repose sur une probabilité économique :
la fin de la monnaie unique. « La crise de la zone euro est sans doute
le chant du cygne de la Modernité occidentale, l’U.E. représentant
l’ultime avatar de la construction étatique moderne avec sa bureaucratie
supra-étatique et son centralisme à l’échelle continentale. Et dans
l’immédiat, la crise devrait encore renforcer ce centralisme
bureaucratique; la Commission s’est fait donner le mandat (certes
temporairement limité) d’un contrôle économique des États membres. Ceci
signifie un renforcement considérable du pouvoir supra-étatique de
l’U.E. Mais paradoxalement, ce renforcement représente probablement
l’épilogue de l’histoire de l’État moderne, le dernier acte d’une pièce
qui s’est jouée pendant environ 500 ans, le dernier coup d’éclat d’un
institution sur le déclin (p. 27). » L’affirmation de ce despotisme
technocratique provoquerait certainement de vives résistances
nationales, populaires et sociales, aboutissant par des tentatives
armées de sécession. Les gouvernants ont dès à présent envisagé ce
scénario en prévoyant dans le traité de Lisbonne une Eurogendfor (European Gendarmerie Force),
une police militaire européenne composée de détachements français,
italiens, néerlandais, portugais, espagnols et roumains, destinée à
intervenir dans un État-membre en cas de grandes instabilités
intérieures. On peut aussi imaginer que le maintien de l’« ordre »
marchand s’exercerait aussi grâce aux S.M.P. On assiste au grand retour
sur le vieux continent des condottiere sous la forme de contractors.
Bernard Wicht souligne que la place de Londres, haut-lieu
thalassocratique, héberge la plupart de ces entreprises régulièrement
payées en prestations versées par d’autres compagnies appartenant à la
même holding…
La
séparation armée de pans entiers de l’Europe déboucheraient-elles sur
une guerre généralisée et le renversement des États inaptes à garantir
la sûreté des populations civiles ? L’auteur le pense. Assez optimiste
sur ce point, il espère qu’« une nouvelle Guerre de Trente Ans jouerait
le rôle de sas de décompression d’une Europe post-moderne,
bureaucratique et supra-étatique vers un nouveau Moyen Âge global […]
(p. 31). » Afin d’appuyer sa thèse, il fait référence à une histoire peu
connue en France liée à ce long conflit, la « Guerre de Dix Ans (1634 –
1644) » qui ravagea la Franche-Comté alors possession des Habsbourg
d’Espagne.
Vers l’auto-gestion armée ?
La
présence de « grandes compagnies de routiers » brigands, les raids
incessants et l’incapacité des institutions franc-comtoises à protéger
les civils obligèrent le peuple à s’armer, à se donner des chefs et à
combattre ! « Deux priorités semblent cependant guider l’ensemble de ces
mesures : protéger la population des pillages et des exactions, harceler l’adversaire
à chaque fois que possible (p. 44). » Ce conflit local au sein de la
grande guerre européenne ne présente aucune facture conventionnelle, ni
même la marque d’une quelconque guerre asymétrique. « Il s’agit ainsi
d’une guerre sans front, se déroulant sur l’ensemble du pays en même
temps (forçant le défenseur à constituer des réduits et des
sanctuaires), mêlant étroitement jusqu’à la confusion des genres
combattants et population (les chefs de bande devenant avec le temps des
chefs politiques), mettant en œuvre à la fois les procédés de la guerre
classique (sièges, batailles), la terreur, le massacre de civils, la
destruction des récoltes, le tout conjugué à ces armes de destruction
massive que sont alors la peste et la famine (p. 36). » Cette
configuration propre aux guerres civiles a frappé le Liban entre 1975 et
1990 et frappe, à l’heure actuelle, la Syrie où des territoires en
guerre cohabitent avec des havres pacifiés ou en paix.
En
citoyen helvète, Bernard Wicht ne croit pas en l’avenir de l’armée
professionnelle, ni en sa pérennité, y compris si disparaissaient les
autorités officielles. Il souscrit en revanche au citoyen en arme qui défend son espace de vie à côté de ses voisins. Il juge surtout indispensable de « réussir
à réduire la complexité de nos formes d’organisation, parvenir à se
recomposer en fonction des besoins de l’autodéfense et de la survie, se
réarmer pour finalement se libérer (p. 47) ». désireux de
développer cette nouvelle considération, Bernard Wicht évoque la T.A.Z.
(zone autonome temporaire) théorisée par l’anarchiste Hakim Bey. Or la
T.A.Z. correspond parfaitement aux modalités du monde ultra-moderne, à
sa fluidité et à sa fugacité. On ne construit pas du
solide sur des actions éphémères. Il faut rapprocher les intentions de
Bernard Wicht de la notion de B.A.D. (base autonome durable) qui a
l’avantage de cumuler une « conception de la liberté (de contournement
plutôt que de confrontation), d’un tel état d’esprit (le salut vient des marges), de telles attitudes (agir dans la marge d’erreur du système) et associations d’idées (créer la culture, laisser faire le travail)
que pourrait naître l’élément dynamique de la nouvelle donne
stratégique, c’est-à-dire une volonté de découvrir de “ nouveaux
territoires ”, d’agir par soi-même hors des appareils complexes et des
modèles dominants (pp. 53 – 54) ».
Si Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres contredit Une nouvelle Guerre de Trente Ans ?,
ces deux livres n’en sont pas moins complémentaires. Le second imagine
une situation désordonnée complexe surtout si les conseils du premier
n’ont pas été assimilés, ce qui pourrait entraîner la déflagration des
régimes en place. De la sophistication technologique, l’art de la guerre
deviendra-t-il bientôt rudimentaire, psychologique et populaire ? On
peut soit le redouter, soit l’espérer…
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/?p=3345
• Pierre-Marie Léoutre, Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres, Le Polémarque, Nancy, 2013, 123 p., 10 €.
• Bernard Wicht, Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? Réflexions et hypothèse sur la crise actuelle, Le Polémarque, Nancy, 2013, 57 p., 8 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire