Image
de fécondité et de puissance, le cerf a toujours été un animal sacré
pour les Européens. Dans un livre plein de poésie et de piété, Jean-Luc Duvivier de Fortemps rend hommage à ce rite essentiel de la vie du cerf qu'est le brame.
[ci-contre : “Cerf et Saumons”, Le bâton de Lortet, Hautes-Pyrénées]
Parmi
les grandes figures mythiques qui donnent à l’Europe son âme
immémoriale, le cerf tient une place royale. Car il est souverain, le
grand cerf peint dès le paléolithique sur les parois de Lascaux, gravé
sur les ossements de Lortet, dans les Pyrénées.
Le
grand préhistorien André Leroi-Gourhan, disparu récemment, a noté que
dans les gisements paléolithiques, parmi les dents d’animaux préparées
pour la suspension par une gorge ou une perforation à l’extrémité de la
racine — ces “croches” sont portées autour du cou, en pendeloque — on
trouve 25 % de canines de cerf. Ceci aussi bien en France qu’en Espagne,
Allemagne, Moravie et Union soviétique. « Elles apparaissent dès le
Châtelperronien et se retrouvent partout jusqu’au Magdalénien, leur
emploi se prolonge d’ailleurs jusqu’à nos jours où elles constituent
encore un trophée très estimé. Elles semblent avoir été précieuses à un
tel point que, dès l’origine, on en rencontre des copies nombreuses
découpées dans l’os ou l’ivoire ou évoquées par de petits galets de même
forme ». Le cerf est symbole de virilité dès le Paléolithique supérieur
et, « dans les cavernes ornées, il se range parmi les animaux assimilés
à des symboles mâles » (Les Religions de la préhistoire, PUF, 1971).
De
l’Italie à la Suède, les gravures rupestres de l’époque protohistorique
associent souvent le cerf à des symboles solaires. C’est ainsi le cas
au Val Camonica, où de multiples représentations de scènes de chasse
exaltent le cerf, en hardes ou isolé. Mais la chasse prend une dimension
sacrée. « Nous avons là — écrit Jacques Briard — l’évocation du rite
noble de la chasse, mais aussi du caractère sacré du cerf, symbole mâle
et cornu, essentiel dans la religion de cet âge. La taille imposante de
certaines représentations de cerfs et le fait qu’on rencontre aussi des
figurations d’hommes-cerfs le confirment. Ce n’est plus l’animal chassé,
mais le dieu-cerf » (L’Âge du Bronze en Europe barbare, Hespérides, 1976).
Le
cerf, image de puissance et de fécondité, donc de vie, est aussi un
animal psychopompe — c’est-à-dire conducteur des âmes des morts. Ce qui
n’a rien de paradoxal dans une perspective païenne,
où la vie et la mort ne sont que 2 moments, 2 maillons dans l’éternelle
chaîne de l’Être. D’où la présence de bois de cerfs dans les tombes —
pratique qui se maintiendra au haut Moyen Âge, comme l’ont montré les
travaux archéologiques d’Edouard Salin sur les sépultures d’époque
mérovingienne. Des squelettes de cerfs ont été retrouvés dans des
cimetières en Normandie, en Suisse, en Angleterre. Des phylactères
(talismans) ont été aussi mis au jour : médaillons en bois de cervidés,
portés en pendentifs ou cousus sur les vêtements, ils étaient très en
vogue tant chez les Gallo-Romains que chez les Germains.
Le bois de cerf est porteur de renaissance (sur l’animal, il est
rajeuni chaque année) et de fécondité (sur certaines rondelles un
phallus est gravé). Il est relié à la force solaire : les médaillons des
cimetières de Schretzheim et de Schwarzrheindorf (Allemagne), de
Papiermühle (Suisse), d’Audincourt (France) sont décorés de rosaces et
de cercles oculés ; à Sainte-Sabine, en Bourgogne, un médaillon était
incrusté de 13 rondelles d’or.
Dans les mythologies européennes, le cerf est omniprésent. Plusieurs bas-reliefs d’époque gallo-romaine montrent le dieu Cernunnos,
le dieu-cornu (le christianisme médiéval en fera la figure diabolique
par excellence) : dispensateur de fécondité et de richesse, il tient une
bourse en cuir d’où coulent les pièces d’or. Chez les Germains, dans la
forêt de Glaser, proche du Valhalla, le cerf Eikthyrnir, dont les
ramures s’apparentent aux branches du chêne, est comparé à l’Arbre de
Vie.
Comme
pour bien d’autres mythes et symboles, l’Eglise a voulu tout à la fois
rejeter la haute figure du cerf dans les ténèbres sataniques et la
récupérer, en l’intégrant dans la galerie des saints — cette forme si
populaire de la religiosité médiévale. D’où la légende de saint Hubert,
où l’on retrouve le thème bien connu de la Chasse Sauvage (voir
Jean-Jacques Mourreau, La Chasse sauvage,
Copernic, 1972) : la croix lumineuse qui brille entre les bois du cerf
est le substitut chrétien du soleil païen. Aujourd’hui, la forêt
d’Ardenne abrite ce haut lieu du monde forestier qui s’appelle
Saint-Hubert — petite ville envahie par les touristes mais où flotte,
non sans un certain charme, le subtil parfum d’un syncrétisme
pagano-chrétien, dont prend immédiatement conscience le visiteur averti.
C’est dans les forêts entourant Saint-Hubert que Jean-Luc Duvivier de Fortemps
est parti à la rencontre du grand cerf, auquel il voue, à juste titre,
un véritable culte. En se fondant dans le milieu, le cadre de vie de
celui qui est « mi-bête, mi-forêt », comme disait Ronsard. Et pour
étudier ce rite essentiel de la vie du cerf qui s’appelle le brame.
Moment d’exaltation, où le cri du cerf, précédent le rut, est tout à la
fois défi aux éventuels rivaux, affirmation de soi, appel et célébration
de l’éternelle loi de la vie. Jean-Luc Duvivier de Fortemps, parce
qu’il appartient à cette race d’hommes qui sait communier avec les
forces élémentaires, les forces divines dans lesquelles baigne l’initié au cœur des forêts,
a rapporté de ses errances un grand livre, où de somptueuses photos
viennent éclairer, magnifier, un texte inspiré. Nous suivons avec lui, à
la trace, les déplacements des cerfs. Nous respirons les fortes odeurs
qui imprègnent le sous-bois. Nous foulons l’herbe humide de la rosée de
l’aube et les lisières que vient enflammer le soleil couchant. Nous
assistons, enfin, au rite nuptial, solennel et violent, qui bouleverse
la forêt. Puis celle-ci retrouve sa sérénité. La célébration des
“mystères du brame” est terminée. Jean-Luc Duvivier de Fortemps en a été
un témoin attentif et respectueux : « Durant ces quelques semaines
merveilleuses, inoubliables, je vis hors du temps et des choses, loin du
tumulte des villes, et des hommes. Toujours, je vivrai dans l’attente
du brame ».
En
écrivant son livre, il a fait acte de piété. Je l’ai lu avec
recueillement. Car c’est un livre proprement religieux. Je ne saurais
faire de plus grand hommage.
♦ Jean-Luc Duvivier de Fortemps, Le Brame : images et rituel, Hatier-Perron, 1985.
► Pierre Vial, éléments n°57/58, 1986.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire