«
Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. Seule
cette définition peut satisfaire à la notion de souveraineté en tant que
notion limite. […] Par situation exceptionnelle, il faut
entendre ici une notion générale de la théorie de l’État, et non
quelque urgence proclamée ou quelque état de siège. […] Tout ordre (Ordnung) repose sur une décision […] Même l’ordre juridique repose, à l’instar de tout ordre, sur une décision et non sur une norme. »
Carl SCHMITT
Théologie politique (1922 et 1969) Gallimard, Paris, 1988 « Le concept d’État présuppose le concept de politique. »
Carl SCHMITT
La notion de politique (1932),Flammarion, Paris, 1992
Théologie politique est resté célèbre pour la première phrase de l’œuvre, reproduite dans l’extrait ci-dessus. Par cette sorte d’axiome, le juriste et politologue allemand, Carl Schmitt (1888-1985) donnait à voir ce que Julien Freund, dans un ouvrage non moins fameux, avait analysé comme « l’essence du politique ».
Le rapprochement intellectuel de Schmitt avec le fondateur de l’Action française, Charles Maurras, s’il a été brillamment mais succinctement esquissé par Pierre Lafarge dans un numéro de la revue Les Epées, n’en demeure pas moins, aujourd’hui, relativement risqué. Même si les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, Schmitt fréquentait néanmoins Maurras par sa lecture de l’Action française. Une étude de l’influence que le premier aurait reçue du second, impossible à livrer dans le format de cette chronique, mériterait assurément d’être menée.
Il est incontestable que Schmitt et Maurras ont, chacun de leur côté, avec les références culturelles et historiques qui étaient les leurs, développé une critique semblable de la démocratie libérale et du parlementarisme. On ne retiendra, ici, que les définitions de la souveraineté et du Politique, notions essentielles de la doctrine schmitienne et qui, quoi qu’on en dise, ont profondément renouvelé la science politique du XXè siècle.
Dernière instance
Dans sa Théorie de la constitution (1928), Carl Schmitt précisait, à propos de l’État (donc du souverain, l’État nétant qu’une forme d’organisation de la société politique) que « ce qui fait son essence, c’est le fait qu’il prend la décision politique ». Ce faisant, on a pu dire que Schmitt, à la suite de Thomas Hobbes (« voluntas non veritas facit legem » : c’est la volonté du souverain et non la vérité de ses édits qui fait la loi), avait théorisé le décisionnisme politique.
C’est toute « l’irréductibilité du politique » qui était ainsi posée. Mais la genèse du décisionnisme schmitien est également à rechercher chez Jean Bodin, l’auteur des Six livres de la République, que nous avons eu l’occasion de présenter dans ces colonnes. Réitérant avec le jurisconsulte français la question de savoir « jusqu’à quel point le souverain est-il tenu par les lois ? », Schmitt considère avec Bodin que le souverain doit s’affranchir des lois, non pas arbitrairement, mais parce que cela est commandé par une impérieuse nécessité. Passant au-dessus des lois convenues en période normale, le souverain se voit contraint d’appliquer la seule et unique loi : « l’autoconservation » de l’État, c’est-à-dire, de l’ordre politique. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, si lon garde en mémoire ce vieil adage du droit romain : « salus populi suprema lex esto » (le salut du peuple est dans la loi suprême). On pourrait dire aussi que « nécessité fait loi ».
Pour Schmitt, « le cas d’exception révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique et (pour le formuler paradoxalement) là l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit ».
Pour illustrer ces propos, imaginons un instant que pour un motif quelconque, le président de la République française soit obligé de recourir à l’article 16 de notre Constitution et, en application dicelui, de rétablir les frontières de notre pays, notamment parce « l’intégrité de son territoire » est menacée. Il violerait immanquablement les traités constitutifs de l’Union européenne. Aux termes de l’article 297 du traité de Rome, les États membres doivent obligatoirement se consulter ( !) « en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché commun ne soit affecté par les mesures qu’un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public ». Toutefois, « ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché commun » (!) (article 296) Question laissée à la sagacité du lecteur : l’État français est-il encore souverain et le serait-il a fortiori en situation exceptionnelle ?
Souveraineté
À l’inverse mais en complémentarité des juristes positivistes (à l’instar de lautrichien Hans Kelsen) Schmitt affirme la soumission du Droit au Politique. Comment ne pas reconnaître le « politique d’abord » de Charles Maurras ? Par extension, l’on doit considérer que tout est soumis au Politique, donc au souverain. Mais Schmitt va plus loin. Il n’y aurait, en effet, qu’un intérêt purement théorique à présupposer le Politique, sans déterminer au fond se qui fait son essence. Affirmer la primauté du Politique, ce n’est rien moins que le définir, donc se définir soi-même par rapport aux autres.
Schmitt met ainsi en lumière une dimension du Politique fort peu connue jusqualors : l’altérité. La situation d’exception décrite plus haut devient alors le moteur de cette altérité puisque’il s’agira pour le souverain de désigner l’agresseur extérieur ou intérieur (l’ennemi, chez Schmitt) tout en se déterminant par rapport à l’allié (l’ami selon Schmitt). L’ennemi est celui qui veut annihiler l’ordre politique. Est donc souverain celui qui est capable de décider politiquement en vue de mettre fin à la tentative de renversement ou, à tout le moins, de bouleversement de l’ordre politique.
Partant, Schmitt craignait, à juste titre, que le libéralisme conduise à l’homogénéité des sociétés politiques. Lexemple archétypique de la construction européenne témoigne de la prescience de Schmitt. Il est patent, en effet, que l’Union européenne, par son uniformité institutionnalisée, a sonné le glas du Politique, les États membres étant soumis à la volonté univoque des organes supranationaux. Le système onusien tend, de semblable façon, à gommer toute volonté d’exclusion.
D’une manière générale, on peut observer que le Droit, la Morale ou l’Économie supplantent insidieusement mais nettement le Politique, sous prétexte d’obsolescence du conflit politique. Le désenchantement de nos concitoyens pour la chose publique est une manifestation de cette asepsie idéologique. Mais, comme le soulignait Julien Freund, le Politique est un fait humain et naturel qui ne pourra jamais disparaître.
Aristide Leucate L’Action Française 2000 du 7 au 20 décembre 2006
Carl SCHMITT
Théologie politique (1922 et 1969) Gallimard, Paris, 1988 « Le concept d’État présuppose le concept de politique. »
Carl SCHMITT
La notion de politique (1932),Flammarion, Paris, 1992
Théologie politique est resté célèbre pour la première phrase de l’œuvre, reproduite dans l’extrait ci-dessus. Par cette sorte d’axiome, le juriste et politologue allemand, Carl Schmitt (1888-1985) donnait à voir ce que Julien Freund, dans un ouvrage non moins fameux, avait analysé comme « l’essence du politique ».
Le rapprochement intellectuel de Schmitt avec le fondateur de l’Action française, Charles Maurras, s’il a été brillamment mais succinctement esquissé par Pierre Lafarge dans un numéro de la revue Les Epées, n’en demeure pas moins, aujourd’hui, relativement risqué. Même si les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, Schmitt fréquentait néanmoins Maurras par sa lecture de l’Action française. Une étude de l’influence que le premier aurait reçue du second, impossible à livrer dans le format de cette chronique, mériterait assurément d’être menée.
Il est incontestable que Schmitt et Maurras ont, chacun de leur côté, avec les références culturelles et historiques qui étaient les leurs, développé une critique semblable de la démocratie libérale et du parlementarisme. On ne retiendra, ici, que les définitions de la souveraineté et du Politique, notions essentielles de la doctrine schmitienne et qui, quoi qu’on en dise, ont profondément renouvelé la science politique du XXè siècle.
Dernière instance
Dans sa Théorie de la constitution (1928), Carl Schmitt précisait, à propos de l’État (donc du souverain, l’État nétant qu’une forme d’organisation de la société politique) que « ce qui fait son essence, c’est le fait qu’il prend la décision politique ». Ce faisant, on a pu dire que Schmitt, à la suite de Thomas Hobbes (« voluntas non veritas facit legem » : c’est la volonté du souverain et non la vérité de ses édits qui fait la loi), avait théorisé le décisionnisme politique.
C’est toute « l’irréductibilité du politique » qui était ainsi posée. Mais la genèse du décisionnisme schmitien est également à rechercher chez Jean Bodin, l’auteur des Six livres de la République, que nous avons eu l’occasion de présenter dans ces colonnes. Réitérant avec le jurisconsulte français la question de savoir « jusqu’à quel point le souverain est-il tenu par les lois ? », Schmitt considère avec Bodin que le souverain doit s’affranchir des lois, non pas arbitrairement, mais parce que cela est commandé par une impérieuse nécessité. Passant au-dessus des lois convenues en période normale, le souverain se voit contraint d’appliquer la seule et unique loi : « l’autoconservation » de l’État, c’est-à-dire, de l’ordre politique. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, si lon garde en mémoire ce vieil adage du droit romain : « salus populi suprema lex esto » (le salut du peuple est dans la loi suprême). On pourrait dire aussi que « nécessité fait loi ».
Pour Schmitt, « le cas d’exception révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique et (pour le formuler paradoxalement) là l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit ».
Pour illustrer ces propos, imaginons un instant que pour un motif quelconque, le président de la République française soit obligé de recourir à l’article 16 de notre Constitution et, en application dicelui, de rétablir les frontières de notre pays, notamment parce « l’intégrité de son territoire » est menacée. Il violerait immanquablement les traités constitutifs de l’Union européenne. Aux termes de l’article 297 du traité de Rome, les États membres doivent obligatoirement se consulter ( !) « en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché commun ne soit affecté par les mesures qu’un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public ». Toutefois, « ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché commun » (!) (article 296) Question laissée à la sagacité du lecteur : l’État français est-il encore souverain et le serait-il a fortiori en situation exceptionnelle ?
Souveraineté
À l’inverse mais en complémentarité des juristes positivistes (à l’instar de lautrichien Hans Kelsen) Schmitt affirme la soumission du Droit au Politique. Comment ne pas reconnaître le « politique d’abord » de Charles Maurras ? Par extension, l’on doit considérer que tout est soumis au Politique, donc au souverain. Mais Schmitt va plus loin. Il n’y aurait, en effet, qu’un intérêt purement théorique à présupposer le Politique, sans déterminer au fond se qui fait son essence. Affirmer la primauté du Politique, ce n’est rien moins que le définir, donc se définir soi-même par rapport aux autres.
Schmitt met ainsi en lumière une dimension du Politique fort peu connue jusqualors : l’altérité. La situation d’exception décrite plus haut devient alors le moteur de cette altérité puisque’il s’agira pour le souverain de désigner l’agresseur extérieur ou intérieur (l’ennemi, chez Schmitt) tout en se déterminant par rapport à l’allié (l’ami selon Schmitt). L’ennemi est celui qui veut annihiler l’ordre politique. Est donc souverain celui qui est capable de décider politiquement en vue de mettre fin à la tentative de renversement ou, à tout le moins, de bouleversement de l’ordre politique.
Partant, Schmitt craignait, à juste titre, que le libéralisme conduise à l’homogénéité des sociétés politiques. Lexemple archétypique de la construction européenne témoigne de la prescience de Schmitt. Il est patent, en effet, que l’Union européenne, par son uniformité institutionnalisée, a sonné le glas du Politique, les États membres étant soumis à la volonté univoque des organes supranationaux. Le système onusien tend, de semblable façon, à gommer toute volonté d’exclusion.
D’une manière générale, on peut observer que le Droit, la Morale ou l’Économie supplantent insidieusement mais nettement le Politique, sous prétexte d’obsolescence du conflit politique. Le désenchantement de nos concitoyens pour la chose publique est une manifestation de cette asepsie idéologique. Mais, comme le soulignait Julien Freund, le Politique est un fait humain et naturel qui ne pourra jamais disparaître.
Aristide Leucate L’Action Française 2000 du 7 au 20 décembre 2006
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire