La Somme, 5 septembre 1916. Le
sergent Tezenaz du Montcel, attend de monter à l’assaut :
Plus que dix
minutes :
- Faites passer…baïonnette
au canon… faites passer…
Je ne me sens pas
brillant : c’est pourtant le moment où il faut tenir […] Je m’approche des gradins de franchissement et regarde en haut.
Comment allons-nous sortir de là ? La moitié de mes hommes se massent
autour de moi ; les autres vont sortir un peu plus loin, à l’endroit
démoli. Je les regarde : ils sont pâles, calmes, magnifiques […] Moins cinq : les détonations,
sifflements, hululements continuent au-dessus de nos têtes : c’est l’enfer.
Je jette un coup d’œil
sur ma droite : les baïonnettes brillent entre les visages creusés de mes
soldats. Plus loin à une trentaine de mètres, j’aperçois soudain le lieutenant
Ramière qui est monté sur une marche du parapet et dont le buste dépasse la
tête des hommes. Il regarde la montre qu’il tient dans la main.
Je suis prêt. Mon Dieu
que votre volonté soit faite.
Deux coups de sifflet,
unis, tranquilles, ont percé le hourvari. Comment ? Déjà ? !…Le
lieutenant, dressé cette fois à mi-corps du parapet fait signe du bras :
« En avant ! » et monte…
En avant ! Je
grimpe le premier.
Dans
l’antichambre de l’assaut
La
plus grande épreuve pour un soldat n’est pas le combat mais son attente,
surtout si elle s’effectue sous le feu adverse. Pour Galtier-Boissière, « avant d’être engagé, on ressemble au
monsieur qui attend chez le dentiste et frémit en entendant les hurlements du
précédent client. Une fois dans la tourmente, on n’a heureusement plus le temps de penser à rien ». Alors
qu’il est au plus fort de la bataille de Verdun, Georges Gaudy à Verdun avoue : « on allait se massacrer, mais cela
valait mieux que de subir, sans pouvoir bouger, l’épouvantable rage des
marmites.» Sur 300 vétérans américains de la guerre d’Espagne, 213
confirmèrent cette vision et 42 seulement estimèrent avoir surtout eu peur au
combat.
La
cruauté de cette attente réside surtout dans l’impossibilité d’agir alors que
la tension est presque à son maximum. Refouler son angoisse sans agir c’est
laisser libre court à son imagination, chacun entre en soi, fantasme sur son
action future, se remémore des actions similaires passées, revoit ses proches.
Les tics et gesticulation se multiplient. On vérifie cent fois son équipement
et surtout le fonctionnement de son arme. Inhiber cette extériorisation, par
amour propre ou bravade, accroît encore la pression. Certains connus pour leur
flegme avant la bataille peuvent claquer d’un seul coup, comme un muscle trop
tendu.
Certains
ne peuvent s’empêcher d’ouvrir le feu pour soulager leur angoisse. Dans la nuit
du 23 au 24 février 1991 qui précède l’assaut sur les positions irakiennes, plus
de 4 000 cartouches sont ainsi tirées sur des cibles imaginaires par les
parachutistes américains intégrées dans la division française Daguet. Certaines
unités partent parfois à l’assaut avant l’ordre, c’est d’ailleurs comme cela
que la bataille de Solférino a été gagnée en 1859, par des soldats français qui
n’en pouvaient plus d’attendre.
Et
puis arrive l’heure H :
un brouhaha d’appels,
plutôt devinés que perçus, monte de la masse humaine […]
L’aiguille des secondes, infime morceau d’acier
au sein d’une mer d’acier, entame son dernier tour. Nous montons les marches
vers la sortie, et aussi loin que nos regards parviennent à perce l’épaisse
brume, ils rencontrent des masses grises et armées qui opèrent le même
mouvement que nous.
C’est
alors la plongée de tout son corps dans l’espace de la mort.
L’espace étrange
Cette
plongée est d’abord une libération. Il faut en finir au plus tôt et chacun se
trouve aspiré par toutes ses fibres dans un torrent. Certains, surtout parmi
les plus jeunes, ont alors le besoin de s’enivrer en criant et en ouvrant le feu
à toute occasion, là où les anciens se rappellent qu’il faut toujours conserver
des munitions au cas-où et que si on peut avoir à ne pas nettoyer son arme,
c’est encore mieux.
Très
vite le fonctionnement de l’esprit se tord. La surcharge des émotions et des
signaux entraîne une confusion des sens et même des notions habituelles en
matière de courage, de pitié ou même d’angoisse. Il n’y a plus que des
anticyclones et des dépressions qui poussent ou aspirent les hommes dans un monde
fabuleux où les choses parviennent à l’esprit avec l’évidence du cauchemar.
Plus rien n’est étonnant.
Dans
ces conditions, les jugements portés sur les événements environnants font l’objet
de distorsions importantes. Les comptes-rendus sont souvent très exagérés, les
ordres parfois incohérents et personne ne parvient à se situer correctement
dans le temps. Certains incidents de quelques secondes sont vécus comme s’ils
avaient duré des heures, des heures entières sont oubliées. Le 21 mars 1918,
Ernst Jünger est blessé :
Je ne participe plus du tout aux activités
meurtrières qui m’entourent. Je n’éprouve aucun douleur et je note la façon
dont mes pensées deviennent floues ; elles se dissolvent dans un joyeux
étonnement : « Si ce n’est pas pire que cela ! » […] C’est étrange
comme en de tels instants notre propre corps donne l’impression d’être un objet
étranger ; on sort pour ainsi dire de soi-même avec sa force vitale la plus
intime et l’on éprouve le désir de se détourner de soi comme d’une image
dépourvue de sens.
Dans
cet ailleurs psychologique, une défense automatique est constituée par
l’insensibilité momentanée à l’horreur. Ne pas réagir, ne pas penser, ne pas
éveiller de sentiments, bloquer la vision, la « comme une pierre ». Cette insensibilité n’est pas
synonyme d’égoïsme, les attitudes altruistes, allant jusqu’au sacrifice de soi,
sont, au contraire, très nombreuses en situation de danger extrême. Il ne
s’agit pas non plus de « de dureté
de cœur : la perte de camarades, d’amis chers, est douloureusement
ressentie au lendemain des attaques, elle constitue même au front, tout bien
pesé, l’épreuve de guerre la plus pénible. Mais le feu impose un ordre
d’urgence aux sentiments. » En ces heures tragiques, la pensée du
combattant ne va à sa famille qu’à de rares intervalles et aux seuls moments
d’accalmie. Il ne vit que dans le seul instant présent et dans le cadre
restreint de son groupe.
Les
minuscules extraordinaires
Dans
cet univers d’un seul coup très restreint, la vision y passe alternativement de
plans larges impressionnistes à, plus fréquemment, des focales hyperréalistes. Pour
Chenu, agent de liaison lors d’une attaque en 1914,
le champ de bataille s’est rétréci : le
capitaine, le clairon et moi, nous sommes trois à nous voir sur une espèce de
mamelon. J’ai l’impression que la terre est une toute petite sphère, pas assez
longue pour que mon corps s’y étende à plat, et que ma tête la dépasse,
suspendue dans le vide. Le régiment a disparu. Non, il n’y a plus rien dans le
monde réel que cet îlot, cette boule qui émerge avec ses trois hommes, ses
trois naufragés.
Cet
isolement s’explique par le cloisonnement physique du champ de bataille,
désormais beaucoup plus en terrain tourmenté, urbain en particulier, qu’en
plein découvert, par les poussières ou les fumées mais aussi par le vacarme qui
empêche souvent les hommes de s’entendre au-delà de quelques mètres. Il
s’explique aussi par le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels
on ne peut rien. Le monde d’au-dehors de la bulle de menace immédiate et
visible n’existe simplement plus. Les informations qui ne servent pas à
l’action immédiate et à la survie sont enregistrées et éliminées immédiatement.
Dans
cette réduction du champ de conscience parallèle, l’esprit est vite occupé par
une seule idée ou une seule image concrète, visible, précise : le chef, le
drapeau ou l’objectif à atteindre.
Nous avancions droit devant nous, farouches,
sans un cri ; on aurait craint, rien qu’en ouvrant la bouche, de laisser
échapper tout son courage qu’on retenait les dents serrées ; le corps et
l’esprit étaient tendus vers le seul but : arriver au bois.
Pour
Jünger, « Ce ne sont pas les ordres, c’est le but qui a fourni le cap et les
liaisons et qui a uni tous ces combattants mus en apparence par le
hasard. » Commander sous
le feu, c’est donc avant tout imposer à
l’esprit de ses hommes une idée directrice forte, puis fournir des buts
visibles
à atteindre ou des actions simples à faire, parfois à chaque individu.
Cette
polarisation sur une seule idée est par ailleurs dangereuse car elle
amène à oublier
fréquemment qu’il y a plusieurs dangers à surveiller. Lorsque survient
un événement fort qui sort de cette focale, la surprise est totale et
souvent
paralysante.
Dans
son rapport sur la participation de sa compagnie à l'assaut sur la maison de la
radio à Bangui (1997) le capitaine Marchand, souligne lui aussi la tendance de
ses légionnaires « à s'agglutiner
les uns aux autres pour se rassurer » et à se focaliser « sur l'objectif, en oubliant les
autres directions toutes aussi dangereuses ». Il note également que « tout le monde attendait l'ordre de
l'échelon supérieur pour faire quoi que ce soit ». L’initiative
est donc faible mais, en revanche, l’obéissance devient presque absolue. Le 24
septembre 1914, le lieutenant Maurice Genevoix, organise le repli de sa
section : « Chaque commandement
porte. Ça rend : une section docile, intelligente, une belle section de
bataille ! Mon sang bat à grands coups égaux. A présent je suis sûr de
moi-même, tranquille, heureux. »
En 1918, le caporal Gaudy estime que « C’est
un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose
sur le chef qui pense pour lui. »
Les ordres seront donc normalement suivis à
condition toutefois qu’ils soient donnés. Dans Men
Against Fire, le colonel Marshall rapporte les impressions d’un sergent
d’infanterie après les combats pour l’île Burton dans la
Pacifique :
Je compris que la seule
façon de restaurer la confiance était de parler, comme un entraîneur le fait
dans un match de football. Je poursuivais mon combat contre les postes de
combat ennemis, mais cette fois je hurlais aux autres :
« regardez-moi ! C’est ce que vous êtes censés faire. En avant !
Au boulot ! Gardez les yeux ouverts ! ». La section se rassembla à nouveau et commença à travailler
méthodiquement. Mais je continuais à parler jusqu’à la fin de l’action car
j’avais appris quelque chose de nouveau. Les chefs doivent parler pour
commander. Un exemple silencieux ne suffit pas toujours à rallier pas les
hommes.
La parole est à la défense
En
face de l’assaut, la situation psychologique des défenseurs est assez
différente. Ces derniers bénéficient du sentiment de jouir d’une liberté plus
grande, du choix des moyens et éventuellement de la surprise. On n’attaque que
lorsqu’on se sent fort et le défenseur le sait. De plus le « feu qui marche »,
celui du barrage roulant ou celui des groupes de mitrailleuses légères, par
exemple, impressionne beaucoup plus que celui d’une position fixe. En revanche,
le défenseur bénéficie d’armes automatiques lourdes, alors que l’attaquant ne
peut les porter. Ces armes et les équipes qui les servent sont,
psychologiquement, les éléments les plus résistants de toute l’infanterie. Ces
cellules, quelle que soit la puissance de la préparation d’artillerie,
constituent toujours les îlots de résistance sur lesquels vont buter les
troupes d’attaque.
Le
défenseur bénéficie également de la protection des retranchements. Mais ces
retranchements, s’ils sont enterrés, peuvent s’avérer aussi des pièges. La
perspective de se voir subitement enfermés, enterrés vivants, brûlés vif ou
asphyxiés provoque une angoisse particulière. Lorsque les hommes sont entassés
dans des abris, cette angoisse s’accroît encore, et il existe de nombreux
exemples de redditions, sans combat, de compagnies entières enfermées dans des
fortins. Mon grand-père, sous-officier de l’infanterie coloniale, s’est ainsi
illustré lors de la bataille de la Somme à s’emparant, avec 7 autres marsouins, d’un fort
allemand occupé par 114 Allemands.
Lorsque
les défenseurs ne sont pas neutralisés et bien décidés à se défendre, la
situation peut devenir délicate :
Enervés, assourdis, nous tirons, chargeons,
tirons, sans arrêt. Toute la lisière du bois n’est qu’un long jet de feu dans
la nuit. La ligne allemande progresse toujours ! Pour mieux viser, nous
bondissons sur le parapet et irons à genoux… Devant nous la vague d’assaut n’est
plus qu’à quarante mètres ! Je tire avec une rage frénétique. Mon cœur bat à se
rompre, mes oreilles bourdonnent, j’ai la tête en feu : grisé par la poudre et
l’infernal vacarme de la fusillade, je suis dans un paroxysme de vie et
d’intense jouissance […]
Et soudain toute la ligne ennemie fléchit, tourbillonne, se débande ! Debout
sur le parapet, nous descendons les fuyards… hurlant « On les a eus – cessez le
feu ! »…
A la joie de vivre s’ajoute la joie d’être vainqueurs. « Ben comme ça,
dit un homme, je comprends la guerre ! – Malin, va, riposte l’adjudant,
philosophe, on aime toujours mieux être chasseur que lapin.
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